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Les Trois Aspects du président Wilson
II
L'INTERVENTION

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M. Wilson recourt aux armes
7 avril 1917

Washington, 2 avril. La séance d'ouverture de la session a commencé, suivant l'usage par la récitation de la prière qui a été faite par le même chapelain aveugle qui la récita lors de la guerre d'Espagne. « La diplomatie a échoué, a-t-il dit ; la persuasion morale a échoué ; les appels à la raison et à la justice ont été écartés. Nous abhorrons la guerre ; nous aimons la paix ; mais si la guerre nous est imposée ou doit nous être imposée, nous prions pour que tous les cœurs américains battent au même unisson patriotique, pour que le peuple uni se rallie autour du président et lui doive l'autorité voulue pour prendre toutes les mesures jugées nécessaires pour protéger la vie des citoyens américains et sauvegarder notre héritage. »

Telles sont les premières lignes des dépêches Havas envoyées de Washington en Europe. Nous les avons reproduites afin d'informer notre public. Nous regrettons de ne pas les voir dans tous les journaux. Cette oraison ne montre pas mal la forme exacte de l'esprit public américain, son tour religieux, sa passion patriotique et nationaliste. Bien plus que le document, combien est significatif le témoin qui le porte ; plus que cette prière, combien est significatif le chapelain qui la fait !

Il avait fait, voilà moins de vingt ans, la même prière pour l'ouverture de la guerre de 1898, qui a marqué le premier pas de la puissance américaine dans la direction de l'Europe. Ce n'était pas une guerre de défense, non. Il fallait « affranchir » de belles îles, les unes toutes proches, comme Cuba, utiles et commodes à la vie de l'Amérique, les autres éloignées comme les Philippines, mais jugées essentielles à l'expansion de l'empire de l'Union.

Il aura suffi à M. Woodrow Wilson de déclarer que son présent objectif était désintéressé, c'est-à-dire n'avait d'autre intérêt que de répondre à des offenses, à des insultes et à des dommages matériels, pour déterminer un peu partout dans notre presse des conclusions précipitées sur l'éclipse fatale de l'esprit de conquête ou sa disparition de l'Amérique du Nord. Chapelains laïcs de la démocratie, vous êtes encore plus aveugles de ce côté de l'Océan que votre vénérable confrère de Washington ! Et ceux d'entre vous qui ont gardé des yeux pour y voir tiennent certainement à aveugler ou à abrutir leurs clients quand ils racontent dans leurs journaux, comme Bracke à L'Humanité, que « les peuples maîtres d'eux-mêmes garantissent la paix ! »

L'autocrate d'outre-mer, I
7 avril 1917

M. Milioukof, ministre des Affaires étrangères du Gouvernement provisoire russe, prend acte de l'évolution de M. Wilson 1. On a connu une « ancienne opinion de M. Wilson » sur les buts de guerre de l'Entente, et elle leur était défavorable. Elle est aujourd'hui favorable aux principes soutenus précédemment par « MM. Briand, Asquith, lord Grey et autres hommes d'État alliés ». Le président des États-Unis reconnaît la nécessité de la victoire pour la paix, il admet nos « buts concrets ».

M. Milioukof a grandement raison d'insister sur le fait de cette évolution accomplie dans le court espace de quelques mois. Elle est allée s'accentuant dans le sens anti-germanique. Elle s'accentuera, n'étant pas terminée. M. Wilson s'est rendu compte assez vite que l'Entente et les Empires centraux n'étaient pas à égalité, comme le lui montrait une illusion de jugement ; il verra peu à peu se dissiper l'autre illusion qui lui fait distinguer entre les populations impériales et leurs conducteurs. En France, nous avons donné en plein, presque tous, dans cette erreur au commencement de la guerre. Un communiqué d'août 1914 mentionnait gravement que des prisonniers boches s'étaient plaints de cette « guerre d'officiers », et le noble Albert de Mun avait admis pour vingt-quatre heures l'extravagance, dont il fit d'ailleurs son mea culpa de la meilleure grâce du monde. Entrée tard dans la guerre, située aux confins du monde occidental, il est naturel que l'Amérique retarde sur nos jours et nos nuits. Elle se fera peu à peu aux réalités européennes, et l'inanité de ses appels à la démocratie ennemie s'étant dégagée des faits, elle s'assagira comme les camarades en reconnaissant tout ce que de tels propos ont de creux.

Un président démocratique

Reste à savoir si, de ce côté-ci de la terre, les partis intéressés à la vogue de ce langage voudront arrêter l'exploitation intensive qu'ils en ont commencée. Ce serait la loyauté, ce serait la sagesse. Mais ce ne serait pas l'intérêt immédiat.

Néanmoins, les faits sont les faits ; les feuilles socialistes font un acte de foi dans l'irréflexion et l'aveuglement de leur public quand elles juxtaposent à leurs cris d'enthousiasme déclamatoire dans avenir de liberté et de pacifisme garanti par l'Amérique tels documents signés par M. Wilson, qui portent le caractère 1o d'un pouvoir personnel quasiment autocratique dans ses dispositions comme dans son langage, et 2o de prévisions positives dont le pacifisme n'est pas le trait dominant.

M. Wilson parle comme Louis XIV :

Les principes qui trouvent leur expression dans les mesures législatives présentées par le département de la guerre aux Comités militaires du Sénat et de la Chambre des représentants ont mon entière approbation… les hommes nécessaires pour l'armée régulière et la garde nationale seront obtenus, comme c'est le cas maintenant, par des engagements volontaires jusqu'à ce que le président estime qu'un système de conscription combiné avec le tirage au sort soit désirable.

Voyez-vous cette « estime du président » considérée comme limite du désirable et de l'indésirable ! Il ferait beau voir que notre Élysée parlât de ce ton ou seulement donnât son avis.

De plus, l'avis tient compte, pour l'avenir, de l'esprit et de la volonté pacifiques dont le monde recueille les manifestations. Mais il tient compte aussi de leurs bons ou mauvais succès, de leurs succès et de leurs insuccès relatifs, et, en bref, de tous les cas du possible dont l'anticipation est permise et facilitée à l'esprit humain.

M. Wilson dit, par exemple :

Lorsque ces dispositions pour la paix du monde seront prises, nous pourrons déterminer nos besoins militaires et adapter notre préparation militaire au génie du monde organisé pour la justice et la démocratie.

« Besoins militaires », « préparation militaire » ! Besoins ou préparatifs qui étaient quasiment nuls en Amérique sous l'ancien régime de la paix armée. Le régime de la paix désarmée se distinguera du premier à ce signe qu'il y aura dans le nouveau monde des besoins et des préparations militaires absolument inconnus jusqu'alors. Tel est l'effet direct des calculs réalistes que fait M. Wilson, mais dont ses admirateurs les chefs socialistes français se gardent comme du feu. Ils ne veulent voir qu'un aspect de l'anticipation pacifiste, celle de l'inertie, de la paresse et de l'incurie, celle qui a permis à leur parti de si grands progrès aux beaux jours de MM. Waldeck-Rousseau, André et Combes, où furent semés nos malheurs.

Je ne note que pour mémoire le mouvement nationaliste et la magnifique guerre aux espions dont Washington après Pétrograd fournit le modèle à Paris, lequel est en guerre depuis trois ans !

Allemagne, Amérique et Angleterre vraies

Quel que soit le zèle intéressé de nos politiciens à déguiser les réalités sous les mots, le public intelligent ne pourra manquer de voir grandir l'écart entre leur langage et les choses. Ce public si nombreux en France comprendra que, si M. Wilson se fait encore quelques illusions sur l'Allemagne, les exploiteurs de la bonne foi française forgent sur l'Amérique un tas de fables qui ne peuvent profiter qu'à eux.

Le dernier mot restera à la vérité.

L'Amérique verra l'étroite cohésion du peuple et des rois germaniques 2. La France comprendra que l'Amérique est un pays où l'un des Gouvernements personnels les plus puissants qui soient, sinon les plus durables, équilibre une masse énorme de libertés locales et n'est équilibré en somme que par les représentants de ces libertés. Elle verra que, dans une situation différente de la nôtre, ce gouvernement est en évolution profonde et rapide.

Dans quelle direction ? En quel sens ? On peut à peine l'entrevoir. Mais ni son action militaire et maritime, ni sa politique étrangère (que Tocqueville lui interdisait) ne l'orientent vers le pôle démocratique, quelques centaines de milliers de fois que ce nom sacro-saint soit couché avec de l'encre sur du papier.

Ce mot sacramentel est répété en Angleterre par M. Lloyd George, avec l'accent et le cri du prophète ; Lloyd George réserve l'univers à la démocratie, maudit les ennemis de la démocratie, associe contre eux toutes les démocraties. M. Lloyd George est cet ancien destructeur de la Chambre des lords qui, chargé de réorganiser son ministère depuis la guerre, y a fait entrer plus de lords qu'on n'en n'avait vus de mémoire d'homme dans aucun cabinet du siècle.

De son côté, Guillaume II fabrique aussi de la démocratie. Est-il nécessaire d'identifier ce Guillaume ? Ou la neuve démocratie prussienne va-t-elle faire tomber le peuple français dans les mêmes panneaux que le vieux libéralisme prussien qui servit de piège à attraper nos grands-pères ?

L'autocrate d'outre-mer, II
10 avril 1917

Pour que les Français voient

Nous essayons de prévenir le public français des pièges qui sont tendus à sa bonne foi. Les uns lui viennent d'Orient, les autres d'Occident. Il en est de Russie, il en est d'Amérique. Le tout est de n'y pas tomber. Mais je ne me lasse pas d'admirer l'énergie avec laquelle tout rayon de lumière est écarté, offusqué, détourné par des hommes que leur profession intellectuelle devrait intéresser à la seule vérité. Y a-t-il donc un intérêt supérieur ? Je ne le croyais pas. Mais je commence à croire, d'après ce que je vois, que mon optimisme était faux. Il suffit de crier « citoyens, prenez garde » pour exciter une rumeur. Existerait-il des gens apostés pour que nos citoyens ne prennent pas garde ?

J'ai été seul, absolument seul, dans la presse, à signaler, à souligner le caractère de haute autorité, l'accent de pouvoir personnel qui se marquait dans les communications du président Wilson. Cette revendication du sens propre présidentiel, si elle est réelle, méritait d'être mise sous les yeux du peuple français qui est souverain, c'est-à-dire qui n'a pas de souverain, qui est seul chargé de sa destinée. Il était ainsi prévenu. On lui épargnait des surprises et des contre-sens. On le tenait au courant de la nature de l'autorité dans la République américaine, si différente de ce qui se voit dans la République française… Il paraît que ces informations étaient sans profit. Que l'opinion se trompe, que l'esprit public s'égare, l'important, l'essentiel, l'unique, c'est de distinguer le pouvoir de M. Wilson de celui de Louis XIV que j'ai nommé à cette place hier matin. Il y a un « danger Louis XIV ». Ranke 3 disait en 1870 que les Allemands lui faisaient la guerre. Il n'y a pas que les Allemands qui fassent la guerre au Grand Roi.

Je lis dans un journal que, pour moi, M. Wilson est « un type dans le genre de Louis XIV ». On me fait obligeamment remarquer que ce Louis XIV est « rééligible au bout de quatre ans et jamais réélu au bout de huit ».

Et cela est suivi d'un point d'exclamation.

Le pouvoir personnel élu

Nos lecteurs se joindront à moi pour remercier le savant correcteur. Ils ne manqueront pas d'ajouter que la nécessité de se faire réélire est précisément ce qui paralysa M. Wilson pendant les deux premières années de la guerre. Tous ses prédécesseurs avaient d'ailleurs subi la loi du même dommage.

Leurs quatre premières années sont consacrées à préparer leur réélection. Il leur reste un temps égal pour agir. C'est peu. Roosevelt 4 en sait quelque chose ; Roosevelt porté au premier rang, tout comme M. Wilson, grâce aux conjonctures les plus fortuites ! Et cet aspect de leur histoire ne témoigne pas en faveur du régime électif.

Mais il ne s'agissait pas de ce régime dans nos réflexions d'hier. Il s'agissait de l'autorité inhérente aux vastes pouvoirs de la charge, de l'autorité personnelle d'un seul homme que nous avons eu la chance de pressentir dès juin 1913 5. Ce chef d'un parti que l'on appelle démocrate, mais qui fut longtemps le parti du patriciat aux États-Unis, paraît sentir l'utilité, même la nécessité de dire : je veux, je dois, je juge, je suis là ; la nature des institutions de son pays lui semble devoir accentuer encore son inclination personnelle. Que ce ton, ces accents puissent suffire à pourvoir à ces nécessités, j'en doute ; je ne le crois pas. Que l'autorité sans l'hérédité soit le moteur et le guide dont nous avons besoin, nos expériences françaises de jacobinisme et de plébiscite suffisent à le contester. Mais un élément insuffisant peut être pourtant nécessaire, d'autant que l'autorité pure est demandée à cor et à cri dans nos feuilles de gauche. Je montre de façon indubitable que l'Amérique a réalisé le premier point du programme gouvernemental. Je me trouve être le seul écrivain à le montrer… Et c'est ce qui me vaut d'élégantes nasardes.

On plaindrait volontiers pour leur esprit d'irréflexion les auteurs anonymes ou masqués de semblables misères, s'il ne fallait plaindre davantage un pays ainsi renseigné, ainsi éclairé et conduit ! Nos erreurs sur l'Allemagne ont représenté, je l'ai écrit un an avant la guerre, cinq cent mille jeunes Français couchés froids et sanglants sur leur terre mal défendue. Que représentent de pareil nos erreurs sur l'Amérique ? Que représentent nos erreurs symétriques sur la Russie ? On se le demande avec une pitié profonde. Et on le demande aux littérateurs sans conscience ni responsabilité. Se figurent-ils qu'il suffise de leur trait de plume pour faire que ce qui est ne soit pas ?

Un grand Américain dont la leçon est à la base d'un grand nombre de nos études disait : « En dépit de la voix haute et salutaire des lois de gradation qui pénètrent si vivement toute chose sur la terre et dans le ciel, des efforts insensés furent faits pour établir une démocratie universelle. » Le génie d'Edgar Poe donnait à ces paroles un accent de commisération et de plainte qui ne s'éteindra qu'avec les suprêmes résonances de l'esprit humain. Car dans l'ordre des faits politiques et sociaux l'insanité de la conduite ne s'expie pas uniquement avec des larmes. C'est le sang qui paie. Les véritables philanthropes sont ceux qui mettent, comme nous, un peu de raison et de clairvoyance au service des aveugles forces du cœur.

Le contact des réalités
16 juin 1917

À pas très lents, mais aussi réguliers que sûrs, M. Woodrow Wilson paraît descendre du Sinaï de la paix blanche. Quand on lira le grand discours qu'il vient de prononcer à la Journée du Drapeau, peut-être sera-t-on tenté de trouver que les belles phrases lancées à Paris par M. Viviani retardent de plusieurs semaines.

« Nous sommes des Américains, à notre tour nous servons l'Amérique et pouvons la servir pour elle-même. »

À quelques mots près, c'est le discours de M. Salandra 6 au Capitole romain de 1915. Le nationalisme universel s'accentue de l'autre côté de la mer, ainsi que l'avaient prévu tous les observateurs perspicaces, notamment M. Morton Fullerton.

M. Wilson a expliqué pourquoi l'Amérique est intervenue dans la guerre : parce que les Allemands l'ont insultée et l'ont attaquée elle-même. Voilà le fait. Cette façon d'entendre « la guerre du droit » est compréhensible pour nous. L'état démocratique des pays alliés n'a pas été considéré dans la décision qui nous a rapporté la chance de ce bel appoint. C'est, une fois de plus, Guillaume II qui se montre pourvoyeur excellent de la coalition du monde contre son empire. Une fois de plus, il aura excellemment mérité le sobriquet de « Fédérateur » que L'Action française lui décerna, quand il n'était qu'à ses débuts dans le métier, par un acte public en date du 13 août 1914 que l'on pourra retrouver dans nos collections.

Hurrah ! trois fois hurrah ! pour ce prince ! Heautontimoroumenos souhaité ! Catoblépas rêvé ! Pour tout dire, Boche accompli !

M. Wilson et l'Allemagne

Avec tous ceux qui connaissent bien l'Allemagne, nous persistons à juger qu'il reste pourtant à M. Wilson certains progrès à faire dans la découverte des Allemands. Comme nous l'avons déjà noté, il continue de rapporter le militarisme allemand à l'autocratie comme à sa cause, au lieu de mettre en accusation le Germanisme, c'est-à-dire toute la substance nerveuse et sanguine de l'Allemagne moderne. Cependant, là encore, il y a correction par complément. M. Wilson s'en tenait naguère à l'Allemagne des féodaux et des junkers. Il découvre celle des professeurs. Il semble soupçonner celle des socialistes et des libéraux, c'est-à-dire une bourgeoisie et un prolétariat dévorés de passions impérialistes. Nous pouvons l'assurer qu'il n'a point épuisé le sujet. Nous ne disons pas à M. Wilson : Marche ! marche ! mais : Regarde ! regarde ! Ce sera toujours avec profit.

S'il tient à son reliquat d'erreur c'est peut-être qu'il croit y trouver un moyen moral de distinguer entre le peuple allemand et ses chefs ; il peut déclarer avoir « une vague intuition » de combattre aussi pour le bien-être et la félicité des bonnes gens, des braves gens qui doivent exister en Allemagne comme partout. En vérité, est-il besoin de s'illusionner sur l'Allemagne pour émettre ces vues de philanthropie et de politesse ? Nous qui n'avons jamais cessé de présenter ici sur le monde germanique les vues exactes auxquelles chacun se rallia peu à peu, nous n'avons pas caché que la redistribution naturelle, traditionnelle, historique des Allemagnes pourrait bien être la condition du bonheur privé allemand. Donc, nous aussi nous sommes germanophiles à nos heures. Nous nous donnons le luxe de penser à la « sécurité », aux « libertés du peuple allemand ». Mais nous le faisons en toute lumière et sans avoir besoin de nous placer sous l'abri éphémère d'une fragile erreur de fait. Au fur et à mesure qu'il se rapprochera de la réalité, M. Wilson verra qu'il n'a rien à perdre de ses bons sentiments ni de ses bonnes dispositions ; il y gagnera de ne commettre aucune de ces méprises fatales qui dictent des fausses manœuvres et qui feraient de nouveaux torts à l'humanité pleine de douleurs et de sang.

Le géant et les nains

Il serait cruel, il serait sanguinaire de se figurer qu'une révolution démocratique ou libérale serait une garantie suffisante de la tranquillité et de la douceur du peuple allemand.

Il serait désastreux de s'imaginer que l'institution en Allemagne d'un « Gouvernement responsable envers le pays » (comme il y en a un dans l'Empire turc !) suffirait à sauver l'Europe des armes impériales. Le simulacre en est facile, le contrôle en est malaisé, le résultat ne vaut pas cher. Il n'y a qu'un moyen de vivre en bon Européen, ou de restaurer une « chrétienté », ou d'obtenir un statut qui tende à une société des nations : c'est de commencer par diviser l'unité allemande dans le plus grand nombre possible de parties, par conséquent aussi petites que possible. Alors, et alors seulement, le Boche sera inoffensif. Ou bien, les braves et paisibles associés de l'Europe et de l'Amérique seront obligés, selon l'expression même de M. Wilson, de vivre « pendant un temps encore indéfini sous le joug pesant des armes ». Pourquoi ? Parce que, toujours selon le propos de M. Wilson (qui ne s'améliore pas à demi), parce qu'il subsistera au centre de l'Europe « des pays capables de maintenir, sans parallèle possible avec les autres nations, les plus puissantes forces armées ainsi que les armements les plus formidables, et en face desquels les libertés politiques ne peuvent que languir et périr ».

C'est la fable du géant associé avec des nains, ou encore du couple d'éléphants jugé, contrôlé et condamné au dernier supplice par un tribunal de colombes assisté par une maréchaussée de souris. Il ressort bien de là que la politique de la Société des nations, plus qu'aucune autre, exigerait le retour à la politique de 1648. Les socialistes français n'en conviendront jamais parce que le progrès d'un socialisme futur en Allemagne les intéresse infiniment plus que la sécurité française, et le morcellement de l'Allemagne en petits États n'est aucunement favorable à ce « progrès », la sozial-démocratie n'existant que par l'Empire et par l'unité. Mais il est déjà sensible que M. Wilson se moque un peu de la sozial-démocratie ; il est douteux que nos socialistes le touchent par cet argument si tant est qu'ils osent le lui offrir en clair. Leur déclaration d'hier à la Chambre montre un goût de l'équivoque et un génie retardataire qui est peu français et qui n'a rien d'américain.

Il y a plaisir à exprimer nos félicitations au Président qui tient le drapeau étoilé. Nous n'avions pas tort, un an avant la guerre, de rêver que M. Woodrow Wilson apportait avec sa politique personnelle quelque chose de neuf pour son pays et pour le monde. Ce Boche de Kant avait failli nous brouiller depuis.

Les réalités politiques réconcilient.

Le message à M. Gompers
5 septembre 1917

M. Wilson continue ce curieux mouvement alterné qu'on pourrait définir la concentration des réalités du pouvoir et le déploiement des fictions juridiques. Aucun chef d'État n'est plus acharné à se réclamer de la démocratie, aucun n'est plus jaloux de la possession et de l'exercice d'une autorité qui confine à l'autocratie.

On sait que le vocabulaire démocratique de M. Wilson ne nous a jamais inquiété, en raison des sens variés, parfois piquants, revêtus par ce terme aux États-Unis d'Amérique. Il y a un demi-siècle, les adversaires de l'esclavage noir et de la chevalerie du sud étaient dits républicains. Aux partisans de ce régime étaient attribuée la qualité de démocrates. Une telle démocratie selon le cœur de Platon, d'Aristote et de ce prodigieux aristocrate virginien Edgar Poe, est certainement conciliable avec tous les régimes qui sont, qui furent ou qui seront en vigueur dans notre Europe entre l'an 1200 et l'an 2000. Nous doutons qu'on en tire quoi que ce soit de favorable aux régimes sociaux ou politiques communément qualifiés de démocratie dans l'ancien continent.

Démocratie et organisation sociale

Du point de vue européen, M. Wilson, dans une lettre au président de la C. G. T. américaine, M. Gompers, avoue du reste que « la guerre a une tendance à la réaction ». Mais il ne prend pas garde que cette réaction de l'énergie et de l'inégalité se trouve bien compensée dans l'intérêt syndical et ouvrier par des phénomènes d'ascension des classes et de reclassement social. En effet, s'il y a dans le domaine politique pur une réaction déterminée par la nécessité d'un commandement unique, d'une discipline exacte, d'une hiérarchie rigoureuse, d'une entrave enfin mise aux délibérations des bavards (toutes choses dont l'action wilsonienne témoigne très clairement), le domaine social montre l'accroissement de l'importance et de la valeur d'un certain nombre de travailleurs de plus en plus nécessaires à la victoire ; leurs salaires élevés, leur fonction accrue, leurs droits ou développés ou mieux reconnus témoignent qu'ils s'installent de mieux en mieux dans l'organisation générale et que celle-ci s'enrichit d'éléments nouveaux tout à la fois plus libres (puisqu'ils sont plus puissants) et mieux différenciés (parce que c'est dans un travail spécial que leur importance s'accuse et que se montre leur succès).

La guerre produit donc une montée nouvelle, une nouvelle promotion de classes sociales, c'est-à-dire l'heureuse ascension historique d'un élément national, pendant qu'elle oblige la démocratie proprement dite soit à se démettre de ses pouvoirs politiques entre les mains de quelques chefs influents et puissants, tels que le président Wilson, soit à céder à la pression des armées extérieures et des chefs étrangers, comme fait la démocratie russe, soit enfin à osciller douloureusement entre l'organisation militaire et la dissolution politique comme dans un autre pays qu'il n'est pas nécessaire de désigner nommément ; pays où fleurit de la façon la plus nette l'antinomie du national et de l'électoral, du technicien et du politicien, du démocratique et de l'organique.

L'ordre du jour des cheminots

Le président Wilson parle à M. Gompers de tout autre chose, en vue d'aboutir aux actions nécessaires de paix intérieure et d'active mobilisation extérieure. Mais dans un pays aussi ancien que le nôtre, saturé d'oraisons emphatiques et sauvé par son scepticisme, le remède des remèdes est la vérité, telle que nous la disons à M. Wilson, telle que nous la dirons à ces cheminots dont on a lu l'ordre du jour fédératif du 3 septembre 7.

À notre sens, il faut parler aux cheminots français comme le président Wilson n'a pu parler aux cégétistes américains. Nos cheminots se font une grande illusion ; ils appréhendent une politique de régression, de répression sociales. L'essor industriel développé par la guerre a donné trop d'importance à tous les ouvriers de métier pour que leurs corps d'état n'y trouvent point avantage et avancement médiat et immédiat.

Cette valeur nouvelle a commencé par leur assurer d'abord la vie sauve ; il a fallu les préserver, les garder, les mettre à l'abri dans l'usine, dans la mine et dans l'atelier pour permettre aux combattants de défendre le territoire comme il fallait. Il a fallu en même temps leur attribuer des salaires rémunérateurs. Il a fallu enfin leur accorder dans l'exercice de leur métier soit des prérogatives nouvelles, soit un usage plus étendu des prérogatives anciennes ; l'institution et la reconnaissance des délégués d'ateliers est un signe entre bien d'autres de ces progrès d'organisation sociale qui fortifient et tempèrent l'autorité des employeurs en la limitant et en l'éclairant.

Dans cette voie professionnelle, il semble que la nécessité générale et les intérêts particuliers des travailleurs aillent souvent de pair ; plus l'ouvrier collaborera à l'effort de la guerre, plus il développera sa situation, et je vois bien qu'inversement cette condition développée lui permettra d'être un auxiliaire plus efficace dans la défense de la patrie. Les deux causes sont liées très étroitement. Qu'il y ait des heurts de détail et des désaccords accidentels, c'est la vie. D'ensemble, de haut et de loin, la concordance emporte tout ; chacun, État, patrons, ouvriers, soldats, simples citoyens, enfin tout le monde a intérêt à ce que le sentiment de l'intérêt commun domine et règle les conflits éventuels.

Un bon portrait de M. Wilson
10 décembre 1917

Il faut lire le livre très beau, très riche et très net que M. Daniel Halévy vient de publier à la librairie Payot sur le président Wilson.

M. Daniel Halévy, voilà quelque vingt-cinq ans, fut le premier à rectifier quelques préjugés intéressés que des anarchistes essayaient d'accréditer en France sur Nietzsche. Sa rectification porte aujourd'hui sur une image trop mystique, et trop idéaliste, que l'on nous a faite de M. Woodrow Wilson. Cette dernière image a été, en partie, et provisoirement, adoptée en France malgré les sages et heureux pronostics de Jacques Bainville. Les mandements de M. Wilson et quelques articles de son programme primitif contraignirent, ou peu s'en fallut, à cette erreur. Mais ceux qui ont vu M. Wilson corriger, modifier, compléter les principes et les conséquences qu'il en tirait au fur et à mesure que son esprit se rapprochait de son objet et avançait dans la connaissance de l'Allemagne, les dociles observateurs, les lecteurs attentifs ont peu à peu discerné le réalisme de Wilson tel qu'il se montre et s'accentue d'une pièce à l'autre, au désespoir des socialisants cosmopolites et philoboches. Nous n'avons eu pour notre part, qu'à revenir au Woodrow Wilson entrevu il y a quatre ans, aux derniers feuillets de la préface de mon Kiel et Tanger ; il y est salué comme un nouveau docteur de l'autorité personnelle, de l'ordre incarné et vivant.

Inventions et expériences coûteuses

Nous ne partageons pas toutes les idées de son biographe. Notamment sur le kantisme de M. Wilson, qui ne me paraît pas douteux, et dont le fait se concilie fort bien avec d'autres idées plus justes. Mais je voudrais dire surtout que l'auteur de cette excellente et loyale étude de ce que l'on nomme « la démocratie américaine » se fait, je crois, des illusions sur le pouvoir de l'invention en matière d'organisation sociale et politique. Pour souscrire complètement à ses idées, il faudrait n'être d'aucun temps, d'aucun pays et ne pas sentir que les brillantes expériences sociales et politiques sont exécutées sur la chair de millions et de millions de malheureux vivants, nos concitoyens, nos proches et nos amis. Il ne s'agit pas d'inventer des solutions brillantes, mais de poser le problème par rapport à eux et aux enfants de leurs enfants, je veux dire avec une économie si prudente qu'elle doit aller jusqu'à l'avarice.

Un Napoléon dit : « J'ai cent mille hommes de rente. » C'est un bel inventeur. Un Bourbon, deux Bourbons, trois Bourbons — ils s'appellent Louis XVIII, Charles X et Louis-Philippe —, règnent trente-trois ans et, au milieu des pires difficultés, ne font pas une grande guerre. Avant eux, après eux, les empires et les républiques devaient faire et perdre leurs guerres. Eux, non. Ils n'inventaient pas. Ils se moquaient d'inventer. Ils suivaient la politique nationale et paternelle de leurs aïeux.

Un homme et un État

Cela dit, cette réserve faite, je ne saurais exprimer les satisfactions de tout genre qu'apporte un livre comme celui-ci. D'autres qui viennent aussi de l'Amérique nous racontent toutes sortes de choses. Celui-ci les explique. Et puis il discerne, il distingue. Sur l'admiration déchaînée dans le vieux monde par les institutions du nouveau, M. Daniel Halévy écrit avec réflexion :

Peut-être eût-il été plus sage d'admirer l'excellence des habitudes civiques qui distinguent les populations de langue anglaise et le bonheur d'un peuple pour lequel les heurts politiques étaient bien diminués par les ressources et l'immensité infinies du territoire sur lequel il vivait dispersé.

M. Halévy nous montre aussi comment Wilson, jeune et alors théoricien, concevait l'autorité dans son livre Le Gouvernement congressionnel :

S'il y a un principe parfaitement évident, écrit-il, c'est celui-ci : dans toute affaire, qu'elle soit gouvernementale ou commerciale, il faut se fier à quelqu'un, afin qu'on sache, si les choses vont mal, qui doit être puni. Afin de faire marcher votre commerce avec la rapidité et le succès que vous désirez, vous êtes obligé de vous fier, sans arrière-pensée, à votre principal employé, de lui donner les moyens de vous ruiner parce que vous lui fournissez ainsi des motifs de vous servir. Sa réputation, son honneur ou sa honte, toutes ses espérances commerciales dépendent de votre succès. La nature humaine est à peu près la même dans le Gouvernement que dans le commerce des tissus.

Les meilleurs Gouvernements sont toujours ceux à qui l'on donne beaucoup de pouvoirs eu leur faisant comprendre qu'ils seront abondamment honorés et récompensés s'ils en font un bon usage et que rien ne pourra les mettre à l'abri des châtiments les plus sévères s'ils en abusent.

Cette méthode Wilson est naturaliste. Elle observe la nature des hommes en société, leurs sociétés d'aujourd'hui et celles que montre l'histoire… Et lui-même est expliqué par son histoire. Il descend, dans les deux lignes, des premiers émigrants, des premiers colons. Il est né, il a vécu, professé, administré dans te Sud. Il appartient au parti démocrate. Il est donc un aristocrate. Ce qui ne veut pas dire qu'il soit incapable d'entrer en communication avec le peuple.

Lisez cette page saisissante. À la fin d'un beau discours de guerre, prononcé à Kansas-City devant 15 000 agriculteurs, le 2 février :

Lorsqu'il eut parlé, le président dit à la foule :

« Je vous demande de me laisser terminer mon discours en chantant avec vous America… »

Les 15 000 assistants, chacun d'entre eux agitant, à la manière américaine, le petit drapeau national dont il était porteur, acclamèrent la proposition de leur chef.

Le président, lisons-nous dans le Sun du 8 février, se tenait dans une attitude dramatique, la main gauche sur la poitrine, la tête rejetée en arrière tandis qu'il chantait. Après qu'eut cessé le dernier son du dernier vers, les assistants voulurent chanter une deuxième fois, et M. Wilson conduisit leurs voix avec ses mains tendues.

Ne dirait-on pas quelque prédication de Mistral ?

Eh oui ! ce président, chanteur, professeur et prêtre, ressemble au grand poète politique de la Provence.

Et, si l'on réfléchit à cette ressemblance, elle peut nous aider à préciser l'idée qu'il faut se faire de la vie nationale aux États-Unis. Les Tocqueville y ont vu une manière de modèle, autant dire un type arrivé et usé. C'est autre chose ; moins et mieux, car c'est un germe en voie de se développer, une tige qui n'a encore poussé que ses brins. Son signe de jeunesse extrême, c'est cette confusion de tant de magistratures naissantes, cette réunion du lyrique, du religieux et du politique, dans le cœur et la tête du même personnage. Les différences ne sont pas nées encore. Tous les commencements ont vu de ces beaux mélanges. Avant Mistral, Orphée et David. Mais alpha n'est pas oméga, et commencement est loin de terme parfait. La nébuleuse n'est pas le système. Il semble que M. Daniel Halévy ait profondément vu cela, car il le fait sentir à toutes les pages et, ainsi, son Wilson théoricien et praticien du réalisme guerrier nous dessine enfin une image à laquelle nous pouvons ajouter foi, donner confiance, espérance, sans abdiquer notre raison et sans faire de concession sur les intérêts vitaux de notre pays.

Valeur du formulaire wilsonien
10 mars 1918

Les amateurs de paix sanglante, révolutionnaire, caduque, grosse de guerres nouvelles ne pourraient-ils pas être invités à quelque modération dans leurs sentiments, à quelque fixité dans leurs idées ? Hier, ils témoignaient à nos alliés anglais, américains ou italiens une défiance pleine de passion, qui s'exhalait en murmures injurieux devant lesquels nous avons dû secouer ici, plus d'une fois, certains anglophobes du parti Caillaux. Aujourd'hui, c'est une autre paire de manches ; le président Wilson, le ministre Lloyd George ayant parlé en un sens qui paraît favorable à certains systèmes, voici qu'il n'y a plus de salut pour l'Entente hors des doctrines de l'illustre Gallois et du grand Américain ! On doit jurer par elles. C'est un nouveau serment civique, un sacré Covenant 8 qu'il ne faut plus transgresser d'un pas.

Nous qui nous sommes montrés plus amicaux, plus reconnaissants et même plus civils envers nos hôtes, alliés et amis d'outre-mer, nous nous sentons aussi plus libres.

Chaque pays a ses besoins, chaque nation a son génie, chaque histoire nationale représente un certain degré, un certain stade de développement qui n'est pas, de toute nécessité, le stade et le degré de la nation voisine, si proche soit-elle par le cœur ou par l'intérêt. Le langage politique, surtout quand il est oratoire et s'adresse à de vastes publics populaires, reflète forcément ces états d'esprit, ces dispositions morales. Ce sont des langages différents, dont il suffit que le sens général concorde. Ou, pour faire une comparaison plus précise, ce sont des jugements dont le dispositif doit être identique chez tous les alliés, mais dont les raisons et les motifs peuvent, sans grand dommage, varier d'une nation à une autre nation. Pourquoi pas, en effet ? Qu'importent les motifs invoqués, si, de toute part, les alliés, quels qu'ils soient, quoi qu'ils disent, veulent d'abord faire la guerre victorieuse, ensuite en tirer une bonne paix ?

En France et hors de France

Il y aurait, au contraire, des inconvénients, et très grands peut-être, à vouloir, à toute force, unifier, uniformiser les motifs 9. Wilson et Lloyd George disent ce qu'ils jugent propre et ce qui est propre, en effet, à entraîner les populations de leur race, de leur langue et de leur patrie. Traduits, leurs sermons restent lointains. Ils agissent un peu sur notre petit monde politicien, qui est de confession analogue ou sur lequel l'idéalisme septentrional a déteint. Mais, par exemple, sur la masse française, grand, immense déchet ! Le résultat est facile à mesurer ; ce langage juridique et religieux dont se repaissent avidement les auditoires des grands pays protestants, ce langage qui les entraîne et les stimule aux mesures de guerre et aux espérances victorieuses, ce langage ne prend et n'agit en France que lorsqu'il est additionné d'excitations pacifistes et défaitistes qui vont à l'encontre du but poursuivi. L'expérience est faite, il n'y a pas à la recommencer.

Pour l'esprit public de la France, cette expérience est peut-être plus ancienne qu'on ne le croit. Elle ne date pas de la guerre.

Pendant cent vingt-neuf ans, les Français ont eu le temps de faire le tour des idées libérales, démocratiques, révolutionnaires ; est-ce la faute de ces idées, est-ce là leur propre ? il importe peu, mais le fait est : si l'anarchie est de tous les temps, de tous les temps l'excitation au murmure, à la révolte, au pillage, au chambard, la forme positive de l'utopie a cessé d'agir. Elle n'encourage plus à l'action nationale.

Obliger les Français à faire la guerre, à risquer leur vie et celle de leurs frères pour des idées qui ne leur chantent pas du tout, pour des rêveries qui ne leur montent aucunement à la tête, c'est une forme de la tyrannie démocratique, du bâillon libéral et du gouvernement d'opinion, qui valait la peine d'être calculée et prévue. Elle existe. Elle essaye de s'imposer. Il importe de la repousser, dans l'intérêt de la victoire, s'autorisât-elle des noms les plus respectés. Le catéchisme de Wilson vaut pour les Américains qu'il entraîne, le catéchisme de Lloyd George pour les Anglais qu'il électrise. Il n'y a aucun motif de l'imposer ici ; non pas même la volonté américaine ou anglaise, qui respecte la nôtre, puisqu'elle passe la mer pour la défendre et la secourir contre les prétentions de la volonté germanique.

La paix par la victoire
16 juin 1918

La question que nous ne cessions de nous poser se pose aussi par delà l'océan.

Dans sa vigie de la Maison Blanche, l'homme qui incarne les idées de droit et de justice en matière internationale s'est demandé ce que serait la paix tant que l'armée allemande, l'armée d'invasion de la Belgique, de la France, de la Serbie, de la Roumanie, de la Russie et de l'Italie n'aurait pas été détruite et annihilée par les armées de l'Alliance. Le président s'est répondu qu'une semblable paix serait une simple et brève suspension d'armes accompagnée de quelques simagrées sacrilèges. Et c'est là-dessus que, répondant à l'éloquente dépêche de bienvenue de M. Poincaré, M. Woodrow Wilson a écrit, a gravé sur l'airain de la raison humaine la fière phrase rendue publique à la date d'hier qui porte que « le peuple américain est convaincu qui c'est seulement par la victoire que la paix peut être assurée ».

Ces mots dits et écrits, il devient absolument exact et juste de penser qu'il y a « étroite et intime coopération » entre les peuples alliés.

Tout ce qui pense, tout ce qui réfléchit parmi eux, tout ce qui s'y élève au-dessus de la sottise des partis sent par l'esprit et par le cœur la vérité du grand programme, très dur mais très nécessaire, qui vient de leur être tracé de Washington.

La tradition américaine
6 juillet 1918

Pratiquement, le discours prononcé avant-hier par M. Woodrow Wilson se résume en quelques paroles d'une énergie noble et directe : «  à cette lutte, il ne peut y avoir qu'une issue. Le règlement doit être définitif. Il ne peut comporter aucun compromis. Aucune solution indécise ne serait supportable ni concevable. » On n'est pas plus radical, plus national, ni jusqu'au-boutiste plus résolu. Tel étant le dispositif, peu importent à beaucoup d'entre nous les motifs. Ils applaudiront. Et ils applaudissent déjà. Et ils ont bien raison. Faisons comme eux.

Cela n'empêche pas de lire avec attention les motifs et de faire, non des critiques, ni des réserves, mais les distinctions nécessaires. C'est de quoi Le Temps a eu soin :

M. Wilson a formulé hier quatre principes de paix 10. Ils sont tous conformes à la plus sereine justice. Mais on voit aussitôt que deux d'entre eux resteraient inopérants si l'Allemagne demeurait telle qu'elle est, et que les deux autres consistent précisément à demander la réforme intérieure de l'Allemagne.

Il reste donc à modifier la forme de l'Allemagne, et dans la voie de ces modifications qui peuvent être politiques, mais qui peuvent entraîner des remaniements territoriaux, les préoccupations d'équilibre ne seront pas évitées. Voilà donc une vaste zone d'innovation, qui est bien ouverte et sur lesquelles on peut tomber d'accord. Mais c'est encore du pratique. N'ayons pas peur de voir le reste de près.

Une ode au passé et aux morts

Disons d'abord ce qu'il faut dire. Nous avons affaire à un magnifique discours, dont la beauté est ennoblie et sublimée encore par un sentiment vif, ardent, profond, communicatif, religieux de la tradition virginienne.

La solennité du début en montrera la puissance d'évocation :

Messieurs du corps diplomatique,

Mes concitoyens,

Je suis heureux de me retrouver avec vous dans le calme de cette retraite, siège antique de tant de délibérations, afin de parler un peu de la grande signification de ce Jour de l'Indépendance de notre nation. Le lieu est paisible et solitaire. Le tumulte du monde ne trouble plus sa sérénité, comme ce fut le cas aux grandes journées d'antan, lorsque le général Washington tenait ici conseil avec les hommes qui allaient, d'accord avec lui, créer une nation.

De cette modeste colline, ils découvraient le monde et l'embrassaient dans son entier, ils le voyaient dans la lumière de l'avenir.

Et plus loin, la belle reprise :

Du haut de cette verte colline, nous devrions, nous aussi, pouvoir contempler et comprendre ce monde qui s'étend autour de nous…

Comme eût dit notre poète Auguste Angellier 11, cela est projeté « dans la lumière antique ». Cela fait songer à l'oracle dont parle Fustel de Coulanges, conseillant aux citoyens en péril de placer leurs délibérations le plus près possible du conseil et de la sagesse des plus nombreux ; ils comprirent que cela signifiait le voisinage et l'inspiration de leurs Morts. Si toute la Cité antique reposa sur le cimetière, il faut se rendre compte que la cité moderne ne saurait trouver en un autre lieu des fondements solides. Tel était l'avis du dernier grand philosophe français, qui n'est pas M. Bergson, mais Auguste Comte. Tel est le sentiment vécu et pratiqué par le philosophe qui gouverne le plus moderne et le plus vaste État de l'univers.

Il va demander à la tombe de Washington et, comme il dit en termes d'une poésie rare, à « l'atmosphère du lieu » cette chaude lumière issue du respect du passé, sans laquelle on voit petit et l'on ne conçoit rien de grand.

Trois contrastes

Cela posé, le lecteur attentif de ces éloquentes paroles éprouve en avançant dans le texte le sentiment extrêmement vif des contrastes qui éclatent tour à tour et qui se précisent de plus en plus :

  1. Contraste entre ce ton rituel traditionnel et la thèse de révolution, de « révolte », de rupture avec le passé, qui y est professée à certaines lignes ;

  2. Contraste entre cette dernière thèse, toute révolutionnaire, toute en défi aux autorités, aux gouvernements personnels, et la très haute autorité, le gouvernement très fort, très vigoureux et très personnel exercé par M. Woodrow Wilson, et non seulement exercé, ce dont l'Entente n'a qu'à se louer, mais avoué et défini par lui, ce dont le genre humain le bénira quelque jour ;

  3. Contraste entre la thèse de révolution libérale, de « révolte » systématique, identifiée à l'histoire même de l'Amérique, et cette énorme autorité spirituelle de M. Woodrow Wilson, considéré comme docteur et comme pape des peuples alliés. Sous ce nom, sous ce maître, on tente d'écraser, d'ensevelir en fait, sinon en principe, toute liberté d'apprécier, de raisonner, de penser, comme il est aisé de le voir en ouvrant les journaux socialistes qui, pauvres d'arguments, en reviennent toujours à cette autorité abusive, abusivement invoquée : M. Wilson, M. Wilson…

Entraînés depuis de longs siècles à l'exercice de l'analyse et de la critique rationnelle, les Français ne peuvent pas voir sans malaise une confusion pareille du pouvoir spirituel et des pouvoirs politiques.

Nos trois principes

  1. Il n'y a pas de discussion sans liberté d'esprit. Un million d'hommes en armes sur le continent est un million d'hommes en armes. Cela n'est pas un argument. Nous ne sommes pas libéraux, mais nous n'avons jamais été d'avis de tirer le canon contre les idées. Selon nous, toute la puissance américaine ne suffit pas à ébranler la moindre idée vraie.

  2. Inversement, et cette protestation dûment élevée contre l'oppression des cerveaux, nous sommes, quant à l'action, pour l'autorité. Si, comme le disait jeudi M. Pichon, l'on veut « l'indépendance des peuples », il faut voir que c'est une contradiction dans les termes de les vouloir libres de l'étranger et libres d'une autorité nationale intérieure ; l'anarchie appelle l'étranger, on ne s'affranchit de l'étranger que par l'autorité chez soi.

  3. Enfin, l'autorité a besoin d'être traditionnelle. M. Wilson associe de très près à son autorité sa tradition. Sans doute, il donne à celle-ci une couleur de révolte contre le passé, même américain. Mais, à voir la chose d'un peu plus près on se rend compte qu'il y a là un malentendu, né lui-même de malentendus plus anciens.

La révolution américaine et la nôtre

Dans le très curieux livre sur La France d'aujourd'hui, écrit par M. Barrett-Wendell, professeur à l'université d'Harvard, qui fut le premier titulaire de la chaire Jame Hazen Hyde en Sorbonne (traduit en 1909 par Georges Grappe), on peut voir pages 305–311 comment naquit ce malentendu. La Fayette et ses compagnons crurent entendre de l'autre côté de l'océan un écho de la philosophie des Droits de l'homme à la mode de chez nous, et, selon moi, ils étaient loin de se tromper complètement ; mais ils ne prirent pas garde à une chose, qui était, selon M. Barrett-Wendell et beaucoup d'autres Américains compétents, « la nature essentielle de la révolution américaine et du gouvernement durable qui en fut la conséquence ».

Ils ne virent pas ce que notre historien expose :

Nos aïeux américains se servaient des mots de la philosophie philanthropique française, exactement comme nous nous en servons aujourd'hui et comme nos enfants continueront probablement à s'en servir aussi longtemps que durera notre République. Nul d'entre nous ne s'est jamais arrêté à les définir, même pour son propre compte ; en toute vraisemblance nous ne le ferons jamais…

La liberté pour laquelle la révolution américaine fut faite avait un caractère différent de cette liberté que proclamaient les esprits révolutionnaires de France. Somme toute, à leurs yeux… c'était un profond bouleversement à la fois des croyances traditionnelles et de l'ancienne constitution du royaume qu'ils désiraient réaliser. Pour nous, la liberté signifiait la sauvegarde de notre propre société, lointaine, et un Gouvernement délivré de toute ingérence étrangère… Sauf en ce qui concernait la suppression de sa dépendance envers la Couronne, la constitution de chaque État restait virtuellement intacte…

… En réalité, notre action fut conservatrice. Ce que nos aînés voulaient, n'était ni la mise en pratique d'un nouveau système de gouvernement, ni les Droits de l'Homme ; c'était le régime qui s'était développé parmi nous au gré du mouvement régulier de la nature. De là notre force véritable.

… On ne saurait douter que le mouvement révolutionnaire des Français ne reçût un grand encouragement du résultat heureux de la révolution américaine. Les conclusions spéculatives de la philosophie humanitaire semblaient justifiées par ce succès. Personne n'a signalé la différence qui existe entre une révolution conservatrice et une autre destructive, entre une révolution fondée sur des droits déjà anciens et une autre demandant des droits non consacrés par la tradition.

Plus loin (pages 314–318), M. Barrett-Wendell dit encore :

Cette tentative fut faite avec un enthousiasme sectaire, au sein d'un peuple qui, aujourd'hui encore, demeure dans le privé, le plus strictement prudent, le plus instinctivement conservateur de tous les peuples modernes. On ne s'en prit pas seulement aux institutions politiques et aux privilèges officiels avec la volonté d'écarter ces obstacles du chemin. Comme nous l'avons déjà vu, les révolutionnaires supprimèrent la religion du pays, imputant à crime, par décret législatif, ce qui auparavant était considéré comme obligatoire. Si, de nos jours, des réformateurs passionnés envoyaient en prison, sans avis préalable, tout couple qui prouverait qu'il est légalement uni, ils causeraient à peine un plus grand désordre social.

On voudrait citer tout ce qu'ajoute de profond et de pénétrant M. Barrett-Wendell sur le même thème, étendu même à des matières d'art industriel et immobilier.

Le lecteur peut s'y reporter, il suffit d'avoir fourni le rapide moyen de dégager les éléments de quiproquo dont peut souffrir la lecture du dernier discours de M. Woodrow Wilson.

Politique et morale

D'ailleurs, l'illustre président nous à fourni lui-même dans ses déclarations antérieures de quoi pénétrer sa pensée au delà des termes complexes dont elle est cuirassée et parfois obturée.

On connaît les quatre articles de son programme. Le principal, celui qui marque la méthode, est le troisième ; relisons-en les premières lignes :

Le consentement de toutes les nations à se laisser guider dans leur conduite les unes envers les autres par les mêmes principes d'honneur et de respect pour la loi commune de la société civilisée qui régissent les citoyens de tous les États modernes pris individuellement dans leurs rapports réciproques.

En d'autres termes, l'individu propose à la société l'observance des lois qui le règlent lui-même. Mais cette offre suppose dans la société le plus haut degré de concentration de pensée et de pouvoir, le degré de personnalité et d'humanité ; car il n'y a pas de vie morale sans volonté très définie, de volonté sans mémoire, ni de mémoire sans conscience 12. Or, un flot de volontés individuelles sans lien, émues et oscillantes sous des impulsions personnelles désunies, ou sous des impulsions collectives irraisonnées, n'a rien d'humain. Une foule n'est pas un homme, ce n'est pas non plus une société d'hommes, c'est une bête, dit le docteur Gustave Le Bon qui a profondément étudié le sujet.

Il ne dit pas assez. La foule n'est même pas animal complet. Elle est ordinairement régie par des lois mécaniques qui la font ressembler, plus qu'à toute autre chose, aux boules du billard et au ludion du bocal. Pour humaniser, pour élever à la conscience, à la mémoire, à la volonté, une association d'hommes en tant que groupe social, une mise en ordre, et en ordre vivant, c'est-à-dire une organisation, est indispensable. Des corps d'État y doivent représenter la conscience ; leur permanence, leur stabilité, leur tradition doit correspondre à la mémoire ; leur pouvoir personnel d'entreprendre et de progresser, à la volonté. Si le pouvoir social est émietté, il ne se connaît pas, il ne connaît ni son devoir, ni son pouvoir, il n'a pas plus conscience du bien et du mal que n'en a conscience une foule : comment serait-il moral ? Comment se reconnaîtrait-il des obligations s'il ne se connaît pas lui-même ? Comment encore exercerait-il ces devoirs moraux si, uni dans l'espace, il était divisé dans le temps, recommençait à chaque instant sa vie commune, oubliait le lendemain ses acquisitions de la veille et par conséquent la modalité nouvelle autant que le fond permanent de ses devoirs ? Enfin même conscient et capable de souvenir, que pourrait être sa vertu si la force du vouloir et du pouvoir lui échappait ?

Si vous voulez des sociétés aussi capables de moralité que les individus, il faut leur donner ce que possèdent les individus : un gouvernement personnel.

Le gouvernement personnel de M. Wilson

Cela est si vrai qu'à sa première entrée en charge de 1913, M. Woodrow Wilson étonna les assemblées américaines en leur faisant les plus brillantes et les plus claires apologies du pouvoir personnel. Il leur déclara n'être point, comme tel de ses prédécesseurs, une sèche entité, incarnation pure et abstraite de la loi.

Il se présenta comme un homme, résolu à exercer un pouvoir humain. Il me souvient fort bien que M. André Tardieu fit alors observer dans Le Temps combien cette attitude et ces formules étaient neuves dans l'idéologie politique (sinon dans la pratique) de l'Amérique. Mais M. Woodrow Wilson expliquait et légitimait l'innovation par le nombre, la grandeur et la gravité des nouveaux devoirs imposés à l'homme d'État 13.

Croyait-il si bien dire ? Cela importe peu. Le point sur lequel j'insiste est le suivant : M. Wilson incarne un pouvoir personnel, M. Wilson a formulé, il y a cinq ans, la thèse du pouvoir personnel, M. Wilson ne peut dénier aux peuples alliés le bénéfice de la loi universelle qui, toutes choses égales d'ailleurs, promet le succès, la prospérité, l'avenir à l'ordre politique, mais destine au désordre les solutions contraires correspondantes.

La tradition est bonne pour son peuple ; elle vaut aussi pour le nôtre. L'excellence de l'autorité se vérifie pour l'Amérique. Elle ne peut se démentir pour les Européens, et c'est un abus de langage d'identifier l'autorité avec cette Germanie qui, d'un bien certain, a seulement fait l'ignoble et stupide usage digne d'elle.

Le genre de progrès que l'on demande aux peuples d'accomplir, notamment cette association juridique et morale proposée aux nations de l'Entente (car c'est à elles que, pour le moment, avec grand sens, il limite leur Société), ce progrès à la fois social et moral suppose, au rebours de la thèse révolutionnaire courante, qu'on instituera aussi un pouvoir personnel doué d'autorité, fondé sur une hiérarchie robuste, animé d'une tradition ardente et fidèle. On ne peut pas rêver d'humaniser le monde en le dévertébrant. Si la société doit atteindre à des vertus spirituelles très hautes, il faut lui donner les organes naturels de la spiritualité ; en ravalant ses conditions physiques à celle des mollusques ou à celles des vermisseaux, vous ne pouvez pas obtenir la constitution morale des vertébrés supérieurs.

C'est tout ce qu'il fallait démontrer, ce me semble, pour mettre à nu le léger point de contradiction entre le langage philosophique de M. Wilson et les plans élevés et vastes dans lesquels se complaît cette généreuse pensée.

Les progrès de M. Wilson
4 août 1918

Nous n'avons jamais hésité, quant à nous, à multiplier les critiques et les objections pour toutes les parties du programme wilsonien qui nous ont paru plus voisines des nuages que de la terre. Cependant, au fur et à mesure des événements, il a fallu accorder que cet idéaliste avait de hautes et précieuses parties de réaliste dans les deux sens du mot ; d'abord, comme chacun le voit et l'entend, en ce qu'il excelle à manier les réalités et à faire arriver l'objet de ses désirs et de ses volontés, ensuite (et ce second sens, moins commun, est le plus précieux), en ce que les idées qu'il évoque sont évoquées dans leur signification concrète la plus précise, la plus saisissable.

Par exemple, dit-il justice ? Au lieu de la pâle et cotonneuse déesse d'imprimerie si vaguement évoquée dans nos caboches d'orateurs officiels ou socialistes, M. Wilson voit 14 des criminels punis, des pillards rendant gorge, des spoliés dédommagés et des héros récompensés. Ses idées habitent la terre ou tendent à l'habiter. Le moyen de faire qu'elles soient accomplies est si peu négligé que le théoricien du droit a fini par se confier frénétiquement à la décision de la force.

Intelligence, volonté

Les réalistes européens peuvent donc juger qu'un tel homme est naturellement appelé à comprendre quelques-uns de leurs soucis. Ce n'est pas lui qui désarmera avant d'avoir désarmé l'Allemagne. On ne le voit pas traitant de la paix avec une puissance capable de rouvrir les hostilités au bout de six mois.

M. Wilson a eu le talent de propager ou d'imposer sa pensée parmi ses concitoyens en des termes si nets que les socialistes américains voyageant en Europe font des réponses de patriotes et d'hommes d'État qui éberluent Renaudel et assomment Longuet. Ce trait de caractère tend aussi à faire considérer M. Wilson comme une garantie de l'avenir européen. Mais les autres chefs de l'Entente ? Je ne dis pas : les Italiens. Mais les Anglais ? Les nôtres ? Il n'a jamais été plus nécessaire de souhaiter à l'Entente cette personnalité d'esprit, cette décision, cette volonté politique sans lesquelles il n'y a point de claires vues d'avenir, elles-mêmes indispensables à l'action énergique et heureuse dans le présent.

Le présent s'éclaircit sans doute, mais il se complique certainement.

Nous allons sortir de l'ornière, quitter le chemin tout tracé. Se défendre était relativement simple ! Mais attaquer ! mais avancer ! mais désigner nos garanties, déterminer nos sanctions. Des héros suffisaient ou presque, jusqu'ici. Il va falloir des calculateurs, et, bien plus, des divinateurs. On ne saurait trop attirer l'attention de tout ce qui pense sur ce qui va finir et sur ce qui va commencer.

M. Wilson soldat du droit
28 septembre 1918

En lisant le dernier discours de M. Wilson sur les « buts positifs de la guerre », on admirera combien l'idée du droit y devient concrète.

D'abord, elle est intransigeante, aussi intransigeante que put l'être autrefois le programme d'un Bismarck ; or c'est une force que de savoir dire bien haut à l'ennemi que tel programme devra être accepté complètement et sans équivoque.

Ensuite, cette idée du droit s'oriente de plus en plus vers la question de son efficacité.

Troisièmement, les États-Unis font un pas ; ils se présentent en hommes d'armes de ce droit vivant, ils assument la responsabilité complète des accords à intervenir.

Quatrièmement, l'intérêt du monde entier est tout à fait superposé à celui des nations. Mais les nations comme la nôtre n'ont qu'à se féliciter de ce point de vue ; pour le faire sentir, je conseillerai de mesurer l'importance qu'a pour nous l'annexion de la rive gauche du Rhin, à l'importance du démembrement de l'Allemagne : le premier point (simple but national de guerre) représente une satisfaction appréciable, mais grosse de difficultés si le second n'est pas obtenu, et le second sans le premier (but de guerre d'ordre universel), le simple retour de l'Allemagne à sa division naturelle nous assurera la paix, un libre développement économique, politique, moral, sans compter, dans les perspectives de l'avenir, le retour de notre influence sur les régions du Rhin… La France est aujourd'hui placée de telle sorte dans l'Europe et dans l'univers que le bien public, conçu exactement et réalisé dignement, concordera avec son bien le plus particulier.

Ce qui ne peut se raccorder au bien général du monde, c'est le maintien de ce que M. Anatole France a appelé « l'exécrable unité allemande ». Le président Wilson doutait jadis de la valeur de ces questions territoriales. Je serais surpris que ce doute s'éternisât dans sa pensée ; pour que, selon ses propres paroles, « les intérêts des faibles soient aussi sacrés que les intérêts des plus forts », il faut que ces forts-là ou ne soient pas trop forts ou qu'ils soient des anges de loyauté… La force allemande est démesurée au physique, mais n'a jamais connu la mesure morale, depuis deux mille ans qu'on la voit sévir dans l'histoire.

Risques de guerre et Société des nations
28 septembre 1918

Le manifeste socialiste est une pauvre chose où brille surtout le manque de réflexion. Il invite le pays à se défendre des suggestions de l'esprit de conquête et à servir le droit. Mais qu'entend-il par l'esprit de conquête ? Et ce qui est entendu par là (le Rhin, par exemple) ne fait-il pas précisément partie de notre Droit ? Si notre Droit de 1814 et 1815 a été effacé par les « conquêtes » de Blücher, les socialistes auront le devoir de le dire. Le pays saura que pour eux le droit de conquête joue contre nous, mais pas pour nous.

Naturellement, M. Wilson est utilisé dans cette bataille intestine. M. Wilson c'est leur bras séculier, croient-ils. Nous pourrions dire aux socialistes, comme le fait M. Buré, qu'ils comprennent bien peu les paroles et la doctrine du président américain.

Elle est pacifique, certes, dans son vœu, dans son intention. Ce qui est aussi le cas de notre doctrine. Elle n'emploie pas nos formules. Elle utilise des formules dans lesquelles les socialistes croient reconnaître leur pensée 15. Mais un regard plus appuyé montrerait aux socialistes que le président Wilson est un esprit trop réaliste, un homme d'État trop pratique pour ne pas s'écarter absolument de leur pensée toutes les fois qu'il émet une prévision de fait sur l'avenir. Il se rend compte que sa Société des nations implique de graves chances de guerres (analogues à la guerre de Sécession américaine, qui n'est pas si ancienne !) et que cette guerre future nous amènerait, nous Français, à en supporter le poids le plus direct et par conséquent le plus lourd. Dans ces conditions, le président Wilson comprend que nous ouvrions les yeux sur le chapitre des garanties. Il les ouvre lui-même. Et les socialistes n'ont qu'à feuilleter leur journal, ils en verront la preuve dans L'Humanité.

La pensée américaine

L'ont-ils oubliée ? Que je la leur rappelle. Ils ont donné eux-mêmes en grande pompe, en soulignant le caractère officieux de cette publication américaine, un article de The New Republic où l'on disait en propres termes que l'on s'expliquait à Washington l'hésitation des Français à s'engager dans la Société des nations.

— Pourquoi ? Parce que cette Société était trop pacifique ?

— Nullement ; à cause des risques de guerre qu'elle impliquait.

Et justement dans un article plus récent reproduit hier par L'Europe nouvelle, sur un sujet voisin auquel nous reviendrons, The New Republic s'étonne de nouveau de « l'indifférence que manifestent les penseurs politiques de la France envers la Ligue des nations », mais la réflexion dissipe son étonnement, car The New Republic écrit :

Ils n'embrassent pas avec enthousiasme l'idée d'une Ligue basée sur de bonnes résolutions et des intentions inexécutables qui assureraient à la France une part dans toute guerre future, mais ne lui assurerait pas les secours nécessaires ; la France a trop mis au jeu pour pouvoir adhérer à une Ligue des nations si elle n'a pas la certitude que les autres associés de la Ligue ne se déroberont pas à son appel au moment où elle aura besoin d'eux.

Les Américains comprennent l'hésitation de la France. Et ils en entrevoient le fond.

Ce commentaire est bien caractéristique. Si les socialistes avaient des yeux pour voir, un cerveau pour penser, ils s'y arrêteraient d'autant plus que L'Europe nouvelle répète ce qu'avait écrit L'Humanité voilà quelques mois : The New Republic dispose d'une « influence considérable aux États-Unis ; elle jouit d'une autorité certaine dans les milieux les plus proches du président Wilson ».

Charles Maurras
  1. Déclaration à un rédacteur du Temps. [Retour]

  2. Il a fallu, pour les séparer, la défaite, et encore ne savons-nous pas quelles obscures tractations ont pu avoir lieu à ce moment. (Note de 1919.) [Retour]

  3. Sans doute Leopold von Ranke (1795–1886), célèbre historien prussien. (n. d. é.) [Retour]

  4. Théodore Roosevelt fut président de 1901 à 1908. En 1912, il se présenta sous ses propres couleurs contre le sortant républicain ; cette triangulaire provoqua l'élection de Woodrow Wilson. (n. d. é.) [Retour]

  5. Voir Kiel et Tanger. [Retour]

  6. Antonio Salandra (1853–1931), président du Conseil italien au moment de l'entrée de l'Italie en guerre. (n. d. é.) [Retour]

  7. « La Fédération nationale des cheminots, tout en affirmant sa ferme volonté de se tenir à l'écart de toute politique, mais considérant les répercussions que peut avoir la solution de la crise actuelle sur l'action de la classe ouvrière, considérant la nécessité d'une politique de confiance et de largeur de vues, sauvegardant sa liberté d'action et préparant des libertés nouvelles, proteste, contre la campagne de presse menée à travers certaines personnalités contre la classe ouvrière, et dénonce le but que veulent atteindre les auteurs de cette campagne, qui est de jeter le discrédit sur les organisations syndicales et ouvrières et de paralyser leur action de demain. La Fédération nationale des cheminots déclare qu'en accord avec le prolétariat confédéré elle saura faire échec à toute politique de régression et de répression sociales. » L'espion Almereyda venait de périr en prison, et l'affaire Malvy s'annonçait ; nos politiciens essayaient d'y entraîner la classe ouvrière. [Retour]

  8. Cela n'empêche pas le Covenant du 26 février 1919 d'être mis en morceaux moins de trois mois après avoir été promulgué. [Retour]

  9. Marcel Sembat a exprimé un autre avis, sans jamais préciser pourquoi. [Retour]

  10. Voici les quatre principes :

    1. destruction ou réduction de l'autocratie, considérée comme seule cause des guerres ;

    2. en tout problème ethnique, considérer la volonté propre et intrinsèque du peuple mis en cause, abstraction faite de l'intérêt ou de l'avantage des autres peuples ;

    3. reconnaissance d'une loi morale commune ;

    4. Société des nations.

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  11. Surtout connu comme professeur de littérature anglaise, 1848–1911 ; il est mentionné dans Tragi-comédie de ma surdité. (n. d. é.) [Retour]

  12. Notre objection a été recueillie dans l'organe des wilsoniens d'Amérique, The New Republic du 15 février 1919. Nulle réponse n'a été donnée, en Europe ni en Amérique, à cette vue du bon sens. [Retour]

  13. Nous interprétions alors cette attitude comme un cas de la vieille évolution de l'Amérique vers le gouvernement d'un seul. Le Harvey's Weekly du 22 mars 1915 posait six ans plus tard la même question en termes analogues : « Est-ce la fin de la République ? Le président, gardien né de la Constitution se prononce en faveur de sa modification radicale », conclut l'organe anti-wilsonien. J'ignore ce qui a pu être dit de l'attitude de reine adoptée en Europe par Mme Wilson. [Retour]

  14. Ne faut-il pas dire, maintenant : voyait ?(Note de 1919.) [Retour]

  15. Cette communauté de langue a permis d'ailleurs aux socialistes de circonvenir M. Wilson et de le tromper copieusement sur la France. [Retour]

Recueil paru en 1919.

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