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Les Trois Aspects du président Wilson
PROLOGUE

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Décembre 1919.

Aux américains de Paris

Le bon chasseur qui tire au vol rira de la méthode approximative et lente employée dans ces notes prises au jour le jour ; on y voit le tireur, le doigt sur la gâchette, attendre et tarder d'aboutir. C'est qu'il ne cesse de se sentir partagé entre deux sentiments assez opposés ; la ferme volonté de voir clair, de faire voir clair sur le personnage extraordinaire jeté tout au travers des choses d'Europe, et la volonté non moins ferme de ne pas réduire les biens, de ne pas accroître les maux qu'il était au pouvoir du nouveau venu de dispenser à la patrie et à l'univers. Tout dépendit de lui. La neutralité et l'intervention, l'armistice et la paix vivaient, non sans tapage, dans les sobres plis de son vêtement ajusté.

Jusqu'à ces derniers temps, un troisième sentiment mesurait aussi nos paroles ; nous devions nous appliquer à ne jamais atteindre nos grands alliés à travers leur premier magistrat. Depuis, le peuple d'Amérique semble s'être chargé de reprendre à son compte cette distinction.

De toute évidence, les bonnes relations franco-américaines sont dans la nature des choses ; elles sont surtout dans l'esprit des deux peuples. En ce qui nous concerne, j'en appelle aux Parisiens de 1918 ; ils n'oublieront jamais la fête inouïe donnée cette année-là le Jour de l'Indépendance de l'Amérique. Pour l'enthousiasme populaire et jailli de l'âme, ce Quatre Juillet marqua une heure unique. Nous avions eu de beaux défilés et d'émouvants cortèges. De nombreux Français, étrangers les uns aux autres, s'étaient vus, s'étaient reconnus et rejoints cœur à cœur. Ils avaient acclamé beaucoup d'Alliés et d'Amis, les uns puissants, les autres vaincus et spoliés. Jamais Paris ne s'était levé de la sorte, entier, comme un seul être, avec ce clair visage de confiance, de remerciement et d'espoir.

À quelle minute tragique ! La pointe de la belle offensive qui devait se déclencher onze jours plus tard n'avait pas encore brillé. Bien peu se rendaient compte de l'effet décisif des mouvements du général Mangin le 11 juin. On espérait dans un grave silence. Sur la molle déclivité de cette avenue du Président-Wilson que nous appelions autrefois l'avenue du Trocadéro, je vois encore Poincaré et Clemenceau, assis dans la même voiture, muets, inclinés l'un vers l'autre, et qui ne se regardaient pas. Autour d'eux éclatait en musique vibrante l'harmonie des nations alliées, envahies, menacées, non désespérées. Par l'attitude des deux chefs, par celle de Paris entier, jamais ne s'était marquée avec cette force l'indomptable foi du pays.

Jamais, non plus, les armées alliées n'avaient été regardées avec de tels yeux. Certes, l'Angleterre figurera éternellement la grande amitié de cet épisode de la vie nationale. Cela date du surlendemain des premières hostilités ; du jour où recommença dans les Flandres la lutte six fois séculaire, la lutte nécessaire de nos voisins. Leur amitié représente un soupir de satisfaction tardive, mais définitive. Enfin, nous nous trouvions mis du même côté par la bienveillance des choses ! Enfin, l'estime obscure et latente pouvait éclater ! Enfin, les deux rameaux de cette race celte qui fait une moitié de la Grande-Bretagne comme une moitié de la Gaule pouvaient se joindre et s'identifier pareils au glaive symbolique dont Lamartine a parlé magnifiquement 1 :

Frère, se disaient-ils, reconnais-tu la lame ?
Est-ce bien là l'éclair, et la trempe et le fil ?
Et l'acier qu'a fondu le même jet de flamme,
Fibre à fibre se rejoint-il ?

Et nous, nous vous disons : — Ô fils des mêmes plages !
Nous sommes un tronçon de ce glaive vainqueur !
Regardez-nous aux yeux, aux cheveux, aux visages ;
Nous reconnaissez-vous à la trempe du cœur ?

Lorsque, à cette cérémonie. M. Lloyd George, reconnu, fut prié de venir prendre sa place dans le grand murmure de l'ovation aux côtés des chefs de l'État français, tout le monde sentit un violent mouvement d'allégresse physique monter du fond des cœurs comme un soupir de nos antiquités retrouvées ; congénères de Galgacus et de Celtill, petits-fils des fidèles du duc Guillaume et des héritiers de Rollon 2 !

Qu'est-ce qui divisa ? L'appréciation de lointains intérêts complexes. Avec l'évidence éclatante de communauté d'intérêts simples, profonds, prochains, même immédiats, rien ne s'opposait plus aux sympathies qui naissent de « la trempe des cœurs ». Ils se donnaient ainsi carrière depuis quatre ans.

Rien de plus naturel, rien qui fût mieux dans l'ordre.

Mais avec l'Amérique, nous entrions dans ce féérique et ce merveilleux qui était plus sensible encore au peuple de Paris.

Réfugiés entre un parti de musiciens qui jouaient sur un terre-plein et ce peloton d'officiers, blessés, entre lesquels une main amie tendue à propos nous gara, nous pouvions suivre, sur un grand nombre de spectateurs, les états de cette vibration populaire continuée tant que dura le défilé. Le passage des combattants américains, d'une expression et d'une structure physique si variée, tous si robustes, exprimant la même volonté de retourner combattre et d'aller « gagner la guerre » là-bas, imposait au passage des frémissements d'admiration et de certitude qui tournaient à des explosions de reconnaissance enivrée. La nation éprouvée voyait passer et sentait vivre devant elle l'énergie, la puissance, le bienfait de l'ami sauveur ; transports de cordialité généreuse, exaltés au delà de tout ce que peignent les mots.

Mais soudainement, à la vue d'une nouveauté saisissante, cet accent changeait. En tête de la troupe amie, quelque chose de plus ami encore arrivait, le témoignage matériel et physique de l'intime union de la France et de l'Amérique ; un, deux, trois officiers revêtus de notre uniforme, commandant aux recrues de là-bas, témoins de l'instruction demandée et donnée, signes animés et vifs monuments de l'ardente collaboration poursuivie. Il y avait des Français et des Françaises que cette vue avait surpris et contractés aux profondes fibres de l'âme. On se reconnaissait, on s'honorait et l'on s'aimait mieux de se sentir ainsi capable de donner quelque chose, et de donner même beaucoup, lorsqu'on recevait tant et tant ! Ces hommes de l'autre rivage sous le commandement des chefs de notre langue élevaient au sublime l'immense frisson du public.

On peut dépouiller nos annales de l'arrière pendant ces quatre rudes années ; nul instant n'est à comparer à celui-là, et si l'afflux américain ouvrait une nouvelle zone de la bataille, ce renouvellement de l'espoir national ouvrait aussi une ère dans la conscience de la nation. Les paroles officielles de la grave journée avaient été brillamment colorées et comme diaprées du feu de cette double aurore. Un discours de M. le haut-commissaire Tardieu récapitulant les improvisations américaines nous avait paru beau comme un conte de fée. Après lui avaient flambé comme un bol de punch les Américains de la Chambre de commerce de Paris ; M. Walter Berry, leur président, lançait l'étonnante et splendide profusion de hautes promesses qu'on salua gaiement comme la corne d'abondance belle et large d'où s'épandraient, en pluie féconde, dollars, navires, usines, hauts fourneaux, produits bruts et produits fabriqués, toutes les réparations, toutes les restitutions que le monde et spécialement l'Amérique, disait M. Walter Berry, doivent verser et par conséquent verseront au génie sauveur de la France.

Esprit ingénieux et cœur magnifique, cet admirable Américain nous déclarait en propres termes :

— Mes amis de France, avant notre entrée dans la guerre, et nous y entrons à peine aujourd'hui, les États-Unis vous ont consenti des avances financières. Aujourd'hui, nous nous rendons compte pleinement que, pendant quatre ans, c'est pour nous que vous vous battiez. Alors, ces avances, jusqu'au dernier dollar, doivent être annulées. Pendant que votre mur vivant tenait ces hordes enivrées de domination universelle, les tenait pour nous, vos chantiers navals étaient déserts, votre flotte marchande tombait en ruine. Donc, après la guerre, nous serons prêts à vous donner les navires nécessaires et tous les moyens de reprendre pleinement votre commerce maritime. Puisque c'est pour nous que vos villes ont été mises à sac, vos arsenaux incendiés, vos usines démantelées, c'est à nous de vous les reconstruire. Et nous le ferons. Et quand nous aurons fait tout cela, nous rentrerons chez nous, en remerciant encore la France d'avoir sauvé le monde du pangermanisme.

Ces généreuses volontés 3 étaient déjà connues de nous au 4 juillet 1918, mais, écrivions nous au lendemain de leur publication 4, c'est la première fois, semble-t-il, qu'elles s'expriment avec clarté et ampleur.

« La réponse de notre cœur » poursuivions nous, « doit être une fois de plus l'expression d'un remerciement sans mesure. Mais cette gratitude infinie ne doit pas nous dispenser de penser, c'est-à-dire de juger et de mesurer. Les Américains nous estimeront et nous aimeront mieux de tout ce que notre activité personnelle, économique, politique ou militaire saura ajouter à la leur. Ils seront heureux de nous aider. Ils seront fiers de voir que nous savons nous aider aussi. Il ne sera pas pour leur déplaire, j'en suis sûr, de voir ici formuler nos réserves contre un esprit de quiétisme et de rémission qui tendrait à nous amollir. »

Dans ces lignes, nous avions surtout en vue un esprit de rémission et d'abandon à la belle pensée et aux bonnes volontés personnelles de M. le président Wilson. Car celui-ci passait alors pour devoir être notre seule providence. Il était fort loin d'y songer. Nous l'avons indiqué plusieurs fois, très discrètement.

Est-ce pour cela qu'un journal américain alors ami de M. Wilson, le New Republic, a gémi d'avoir trouvé chez nous de l'égoïsme, puis un calme cynisme, puis des propositions barbares, anti-sociales, inhumaines, et nous ne savons combien d'autres diableries ? Ces amis de M. Wilson avaient bien tort d'écrire de tels mots ; les seules barbaries, elles venaient de leur grand homme. Néanmoins, il est vrai que nos petites touches quotidiennes aboutissaient à un portrait, flatté sans doute mais inquiétant déjà. Bien avant son fâcheux point d'arrivée, il était difficile de bannir de notre mémoire l'impression d'un point de départ qui nous défendait la confiance proprement dite ; les démarches de M. Wilson au commencement de la guerre révélaient, trahissaient peut-être, des tendances profondes à peu prés inexorables à l'égard des Français.

« Nous devons, avait-il écrit à cette date 5, être impartiaux en pensées aussi bien qu'en action, nous devons mettre un frein à nos sentiments qui pourraient nous ranger d'un côté ou de l'autre.  »

Les cœurs américains volaient d'eux-mêmes à la France devant l'évidence de l'agression et de l'invasion ; leur mouvement fut arrêté, glacé par les paroles de M. Wilson, et cette violence publique faite au sens spirituel par un magistrat d'ordre temporel, lui-même créature d'un gouvernement d'opinion, éveilla dans le monde entier ce trouble vague que les peuples ressentent à l'aube d'une tyrannie. Nous tâchions, il est vrai, de dissiper ce trouble par la juste attention donnée à la souplesse d'un esprit politique soucieux des réalités. L'éloge forcené de son « idéalisme » dans les milieux les plus suspects entretenait les inquiétudes.

L'équivoque était-elle dissipée par l'énorme importance accordée par M. Wilson aux idées juridiques ? « L'homme de la Bible et du Code » laissait transparaître les arrière-pensées d'une médiation qui, en fin de compte, a placé l'assaillant au même niveau que l'assailli, a égalé nos envahisseurs et nos envahis, et, somme toute, n'a classé les belligérants que suivant leur plus ou moins d'empressement à venir se ranger au pied d'un certain tribunal.

Depuis, comme un feu qui confond les traits naturels des choses et des gens, mais laisse un rendu de matières irréductibles, l'état d'esprit métaphysique manifesté par M. le président Wilson a détruit des valeurs de grand prix (comme la vieille Autriche) et respecté plus d'une nuisible vanité (comme la jeune Allemagne). Cela au gré du bon plaisir ! Du moment qu'il pouvait décréter : ceci est sacré, et impossible d'y toucher, à propos des idées les plus contradictoires, M. Wilson pouvait se permettre absolument tout. Les décisions de ce Sinaï wilsonien étant communiquées au monde comme autant de lois surhumaines que rien ne fléchirait. Il est de fait qu'elles ne fléchirent jamais que dans le sens qui favorisa les intérêts d'une vaste ambition secrète et les puissances qui en étaient la condition. Puissances ethniques et autres ; coalitions de race, consortiums d'argent.

Le lendemain de sa première élection de 1913, M. Wilson s'était présenté comme un autocrate en herbe à l'assemblée de ses compatriotes. Son affirmation de pouvoir personnel enveloppait-elle déjà quelque prétention à l'empire du monde ? Il est probable que l'occasion a fait le larron. Mais tels journaux et telles revues de son pays 6 en arrivent à l'accuser de vouloir renverser à son profit leur république. Le certain est qu'il a sacrifié aux intérêts de son prestige les plus beaux fruits de notre commune victoire. Il fut un César magnifique à nos dépens. Nous en avions été amplement prévenus par les concitoyens de M. Wilson. Ils se rappelleront sans doute que nous avions, malgré nous et contre eux, espéré. Ainsi, peu confiants, nous faisions confiance. Nous réagissions même, avec Bainville, avec Grosclaude, avec Daniel Halévy, avec Émile Buré 7, contre ces pronostics trop justes que nous voulions appeler des erreurs et qui nous semblaient comporter une part d'outrance. Nous ne le regretterons pas. De toutes façons l'Amérique ne décevra personne, si beaucoup ont été déçus par le pieux Américain à qui les grandeurs ont tourné la tête.

C'est dans ce sentiment qu'il faut lire cette analyse au jour le jour ; elle forme à la lettre un journal des « Aspects » de l'action wilsonienne et surtout des idées qui la déterminèrent. Cette action fut distincte de celle du peuple américain, bien que tirant de lui toute sa valeur politique.

Charles Maurras
  1. Il s'agit d'extraits d'un poème écrit par Lamartine le 25 septembre 1838 pour être lu au cours d'un banquet traditionnel de retrouvailles celtes entre Gallois et Bretons de France. L'événement eut lieu à Abergavenny (Pays de Galles, comté du Monmouthshire) et Lamartine ne pouvant s'y rendre envoya cette pièce de 13 strophes de huit vers chacune. Le morceau cité par Maurras comprend les vers 5 à 12, à cheval sur les deux premières strophes. (n. d. é.) [Retour]

  2. Deux Celtes et deux Vikings, cet équilibre sans Romains ni Saxons n'est certainement pas innocent, sous la plume de Maurras. (n. d. é.) [Retour]

  3. Dans la même pensée, il faut citer la campagne du diplomate qui signe Vigil à L'Action française, campagne malheureusement unique dans notre presse, et faite en vue d'insister sur cette évidence que nos alliés et associés ont fait « leur propre guerre » sur « notre champ de bataille ». Vigil en concluait dès lors sans réplique possible que la France possédait d'importantes « créances reconventionnelles » sur eux. [Retour]

  4. L'Action française du 5 juillet. [Retour]

  5. Le 18 août 1914. [Retour]

  6. En particulier le Harvey's Magazine. [Retour]

  7. Étienne Grosclaude (1876–1952), Émile Buré (1858–1932), hommes de lettres et journalistes de premier plan à l'époque. (n. d. é.) [Retour]

Recueil paru en 1919.

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