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27 janvier 1927
La Politique

I
Les finances Poincaré 1

Quelque jugement que l'on porte d'ensemble sur le caractère et la politique de M. Poincaré 2, sa réussite d'un semestre est un fait constaté. Il a trouvé un million dans les caisses de l'État le jour où il est revenu au pouvoir. Aujourd'hui, ses adversaires des gauches ricanent en disant que nous sommes trop riches, il n'y a plus qu'à jeter le Trésor dans la mer. Raille qui veut, méprise qui peut ! Il reste que M. Poincaré a obtenu les facilités nécessaires et qu'elles ne seraient pas allées à lui sans la confiance qu'a naturellement inspiré au Français moyen, bourgeois-né, la réputation de M. Poincaré, son esprit de méthode et d'ordre, ce qu'il représente de mesure et de fermeté. À première inspection (et le public n'y regarde pas à deux fois) il parait absolument dégagé du redoutable et périlleux idéalisme démocratique. On conclut donc (bien légèrement !) à son réalisme. Longtemps même, son parti douta qu'il fît passer la République avant la Patrie, et cela lui valait de bien injustes soupçons. On ne peut dire qu'il en soit tout à fait purifié, mais l'attaque de gauche est moins vive et le lent esprit des masses ignorera longtemps encore les faiblesses, les timidités, les contradictions qui ont marqué la politique extérieure de M. Poincaré (1923–1924) et qui ont déterminé la reprise de nos malheurs. Bref, on disait moins Poincaré-la-guerre, et l'on disait encore Poincaré-la-victoire 3 : ces conditions étaient favorables à l'heureuse opération qu'il vient d'accomplir.

Il y a mis je crois tous ses talents, clarté, activité, labeur opiniâtre, mais, cette fois, il s'est imposé de ne pas sortir du cadre que la démocratie militante impose à ses administrateurs provisoires. Il a travaillé dans l'instant et pour l'instant, il n'a pas recherché le degré de solidité et de force que la structure du régime non seulement excluait, mais par principe haïssait d'avance. De là ce qui est jugé fragile, instable et précaire dans cette construction de six mois.

II
Devant les monopoles

Avec Bainville, avec Romier, avec Barlatier, du Sémaphore de Marseille, nous nous sommes arrêtés, avec scandale, devant le contraste d'un État qui ne cède rien et d'un contribuable que l'on dépouille de tout. M. Poincaré n'est pas indifférent au spectacle. On dirait sans se tromper qu'il le désapprouve : cela semble résulter de quelques passages de ses discours lorsqu'on les presse pour en exprimer le suc. Mais, voyant que cet ordre de considérations mène à l'affermage des monopoles, ce dont les prêtres de l'étatisme démocratique ne veulent à aucun prix, il s'interdit d'avoir sur ce sujet aucune opinion de principe. Néanmoins, une opinion fausse sur ce principe a détruit nos finances, et c'est l'opinion contraire sur le même principe qui seule les restaurerait.

L'affermage des monopoles, de tous les monopoles, réduirait les impôts. Il fonderait l'avenir sur d'autres bases que de dispendieux jeux de bourse. Les dogmes officiels obligent M. Poincaré à professer que ces deux points de vue ne l'intéressent pas. Il affermera un petit monopole, celui des allumettes, si toutefois l'opinion de la Chambre le lui permet. Mais il se gardera de poser la question de confiance le jour où il fera sa proposition.

Ces projets feront grandir jusqu'au scandale l'étonnement de tous les bons esprits.

Libres comme on ne l'est peut-être qu'à l'Action française, nous avons établi de tous temps le principe de l'affermage comme nécessaire et même urgent, mais aux premiers mauvais bruits qui ont couru sur les modalités de l'opération préparée, nous y avons fait écho et nous ne le regrettons pas. Précisément parce que nous souhaitons la réforme, nous ne voulons pas qu'elle soit sabotée d'aucune façon. Elle peut l'être par des tripotages parlementaires et financiers. Elles peut l'être aussi par une participation excessive de l'Étranger à cette industrie désétatisée. Nous ne voulons pas qu'elle soit dénationalisée. Si les contrats que l'on est en train de conclure étaient immoraux, l'opération serait frappée d'un juste discrédit. Mais, obliger l'État à se dépouiller pour enrichir d'autres nations que la France serait digne du seul Gribouille. Moralité sévère, recours modéré, surveillé, prudent, très limité au capital étranger, la double règle d'or est de simple bon sens.

Pour éclairer notre religion, pour forger notre conviction, on nous apporte des dossiers, on nous propose des débats. À la publication nécessaire des objections on nous oppose des réponses de toutes sortes. Nous devons faire savoir au public que ces réponses existent, mais que la solution finale ne nous regarde pas.

Nous ne savons encore si l'on est disposé à donner au public la moindre garantie et si Germain Meyer, aujourd'hui le grand homme de l'Allumette d'État, ne sera pas demain le directeur général de l'Allumette affermée. Ce sujet peut-être disjoint. Il se peut que la compagnie qui fait des offres soit tout à fait apte et digne. Il se peut que son alliance avec une puissante compagnie suédoise et américaine soit assez bien conçue pour maintenir l'indépendance de son caractère français. Nos doutes, nos questions, n'étaient pas des affirmations. C'étaient, ce sont, des mises en garde, des avertissements à l'adresse des responsables. Ceux-ci, avant de se prononcer, doivent examiner. Mais cette lumière obtenue et cet examen fait, et s'ils ne rejettent pas avec horreur la proposition comme immorale ou antinationale, s'ils l'admettent, s'ils l'adoptent, ils ont le devoir de la soutenir à fond. Ou il y a là quelque chose d'indigne de la France et de dangereux pour la France : alors M. Poincaré et les bureaux de M. Poincaré doivent agir pour l'écarter avec la dernière rigueur. Ou, si le marché est propre, s'il est français, l'allègement qu'il nous apporte, le précédent qu'il crée, la politique qu'il inaugure, sont de tels biens qu'il n'est plus possible de les patronner sans les patronner tout en les patronnant. Ce petit jeu n'a pas rendu en 1924.

III
Pour un « canoniste » 

La Croix reproduit d'après une autre publication un petit dialogue entre « un canoniste et un publiciste »  sur les récentes mises à l'Index.

Ni il ne m'appartient, ni il ne me convient d'entrer dans la discussion. Là-dessus, on le sait, je n'ai jamais rien contesté, ni que tels de mes livres ne fussent pas destinés à l'imagination catholique (j'ai été le premier à le déclarer), ni que, dans cette affaire, la décision appartînt au pape régnant.

Un domaine est seul bien à moi. Le canoniste du dialogue croit pouvoir dire que le décret de 1914 a été « approuvé expressément par Pie X »  et je dois répliquer qu'il n'en est absolument rien ; la prétendue approbation n'est fondée que sur le paragraphe suivant du décret de 1926 :

III. Le 29 janvier 1914 : « Le secrétaire, reçu en audience par le Saint-Père, a rendu compte de tout ce qui s'est fait dans la dernière Congrégation. Le Souverain Pontife se met aussitôt à parler de l'Action française et des œuvres de Ch. Maurras, disant que de nombreux côtés il a reçu des requêtes lui demandant de ne pas laisser interdire ces œuvres par la Sacrée Congrégation, affirmant que ces œuvres sont cependant prohibées et doivent être considérées comme telles dès maintenant ; selon la teneur de la proscription faite par la Sacrée Congrégation, le Souverain Pontife se réservant toutefois le droit d'indiquer le moment où le décret devra être publié, s'il se présente une nouvelle occasion, de le faire, le décret qui prohibe ce périodique et ces livres sera promulgué à la date d'aujourd'hui. » 

Ces paroles de Pie X sont rapportées par le secrétaire de la Congrégation de l'Index. Ce secrétaire était Mgr Esser, allié naturel des libéraux français contre nous, puisqu'il était Allemand, natif d'Aix-la-Chapelle, et si hostile à notre œuvre que, en pleine guerre franco-allemande, après la mort de Pie X, il osait demander à Benoît XV la condamnation d'un ennemi de sa patrie. Son témoignage est donc suspect. Mais il n'est pas seulement suspect, il est détruit, il est détruit de fond en comble par la force des témoignages de ceux que Pie X a entretenus directement de cette affaire. J'ai cité plusieurs de mes témoins vivants. En voici un autre et qui, certes, n'est pas des moindres. D'après un témoignage écrit, joint à mon dossier, un prélat français déclare avoir recueilli ces paroles de la bouche même de Pie X :

« Tant que je vivrai, Maurras ne sera pas condamné. » 

On comprendra que, moi vivant, je ne puis laisser circuler l'opinion contraire, fondée, comme elle est, sur le fragile et le suspect. Tant que je pourrai écrire et parler, je me réclamerai de la haute faveur de Pie X.

IV
Une déclaration solennelle

N'en déplaise à Son Éminence le cardinal Gasparri, ce n'est pas de notre côté qu'est « l'absurdité »  dans la manière de poser le problème, de discuter les témoignages. Nous ne marchons qu'à pas comptés. Nous ne mettons un pied devant l'autre qu'après avoir sondé attentivement le terrain et, sans nommer personne, nous nous efforçons de nous mettre en état de nommer tout le monde. Encore une fois, patience ! Et, qu'on en soit persuadé, nous n'avons épuisé ni les témoignages ni les raisons. Certains morts que nous pouvons faire parler se taisent encore. Des vivants généreux demandent à être entendus.

C'est ainsi que sur la question de savoir si le pape Pie X aurait refusé de me recevoir, pour des raisons d'ordre religieux, j'ai transcrit, samedi dernier, deux dépositions de la plus haute gravité. L'auteur de ces témoignages, le témoin vivant, m'a fait l'honneur de m'adresser, à peine m'eut-il lu, cette déclaration solennelle :

J'affirme sur l'honneur et je suis prêt à déposer sous la foi du serment que j'ai été chargé par le cardinal de Cabrières d'apporter à M. Maurras l'expression des sentiments de Pie X à son égard, sentiments de la plus haute bienveillance, et de lui annoncer que le Souverain Pontife avait décidé de le recevoir l'année suivante.

Le délai que s'imposait le Pape n'avait d'autre cause, comme il ressortait du reste de la conversation avec le cardinal, que l'agitation créée à Rome par ceux qui demandaient la condamnation du directeur de l'Action française, agitation que S. S. Pie X voulait et espérait voir se calmer, avant la période des vacances d'août. Aux vacances d'août, ce fut la guerre.

Cet entretien avec le cardinal de Cabrières remonte à décembre 1913.

Comme toujours, je ne publie pas tout ce que je pourrais publier.

Cette note comporte une suite.

Je la réserve, je réserve le nom de mon vénérable témoin, pour le jour où la discussion sera enfin engagée en des conditions dignes du procès. 4

Charles Maurras
  1. Ce texte est paru dans L'Action française du 27 janvier 1927. Seul les titre III et IV sont repris dans le recueil de 1927 L'Action française et le Vatican, au chapitre neuvième.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. Raymond Poincaré, 1860-1934, ministre de l'Instruction publique et des Finances dans divers gouvernements. Il fut partisan d'une laïcité sans anticléricalisme, ce qui l'éloigna des gouvernements radicaux et socialistes et en fit une figure des modérés, la droite républicaine. Durant l’affaire Dreyfus, il adopta une attitude très prudente puis se rallia finalement au camp dreyfusard. Sénateur de la Meuse, président du Conseil entre janvier 1912 et janvier 1913, il avait été élu à l’Académie française dès 1909. Président de la République entre 1913 et 1920, il est l'un des artisans de l'Union sacrée. Il redeviendra président du Conseil de 1922 à 1924 et de 1926 à fin 1928. Son nom reste attaché aux réformes financières et monétaires autour de la dévaluation du franc Germinal en « franc Poincaré » . [Retour]

  3. Deux surnoms datant de la Première Guerre mondiale. Ils suivirent Poincaré tout au long de sa carrière. [Retour]

  4. L'article de Maurras dans L'Action française est suivi d'une note :

    Les Gad'Zarts d'Action française. — Je signale avec joie à la chronique de la Ligue d'aujourd'hui la belle circulaire de nos amis G. Langevin, Jean Poulain et Victor Gay aux anciens élèves de l'École d'Arts et Métiers. Les cendres de Félix Mauchamp, gad'zart d'A. F. mort à la guerre, en seront émues doucement. Dans mon enfance à Aix, cette école passait pour un foyer de radicalisme maçonnique. J'eus le plaisir, il y a quelques années, de voir, à l'Hôtel de Ribbe, où j'avais eu le bonheur d'être convié, cent gad'zarts écouter une conférence d'Action française avec une attention, et, j'ose dire, une amitié passionnée. Ces tout premiers commencements d'un effort déjà admirable et d'un essor déjà puissant me donnent un peu le droit d'être des premiers à crier : vivent les gad'zarts d'Action française !

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Texte paru dans L'Action française du 27 janvier 1927, partiellement repris dans le recueil L'Action française et le Vatican la même année, au chapitre IX.

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