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Dépêche romaine à La Croix
« La Politique »
18 janvier 1927

Article de Charles Maurras de janvier 1927 1 :

I
Dépêche romaine à La Croix

Si l'on en croit la dépêche adressée de Rome à La Croix d'hier soir, sur les « témoignages allégués » par l'Action française, il fallait « une belle audace pour en venir à cette absurdité d'attribuer à des informations privées qui peuvent être plus ou moins exactes une autorité et une crédibilité supérieures à celles de documents officiels remontant authentiquement à l'époque des décrets qu'ils promulguent et reproduits intégralement de la première à la dernière syllabe 2 ».

Nous n'attribuons à cette dépêche d'autre autorité que celle qui s'attache à La Croix et à son correspondant romain ; c'est La Croix qui parle, et c'est son correspondant (il signe Sienne) qui fait parler le cardinal secrétaire d'État. Mais le langage attribué à S. É. le cardinal Gasparri n'est pas invraisemblable, et, comme on n'offense personne en lui disant la vérité, je n'enfreins aucune mesure de respect en assurant que « privée » ou non, l'information pèche par inexactitude essentielle.

Il suffit de revoir les textes pour le voir.

De quoi s'agit-il essentiellement ? De tourner Pie X, la mémoire de Pie X, contre l'Action française, qu'il a protégée. Quelqu'un qui lit son histoire ecclésiastique disait l'autre jour, assez drôlement : « On a exhumé le corps du pape Formose pour le juger et le condamner. On exhume Pie X pour lui faire dire le contraire de ce qu'il pensait. »

II
Les témoins d'un fait avéré

La pensée de Pie X sur l'Action française est établie par des textes authentiques contemporains du procès de 1914 par des textes émanant de témoins vivants prêts à déposer dans la forme, enfin de morts dont les écrits publics et privés, comme ceux du cardinal de Cabrières, subsistent et font foi. À l'appel public de la cause, d'autres témoignages analogues surgissent et qui confirment surabondamment nos premières dépositions. Ainsi Mme Émile Flourens 3, survivante de l'ancien ministre, me fait l'honneur de m'adresser spontanément cette lettre :

Lors d'un séjour que nous fîmes à Rome, mon mari et moi, en 1909, M. Flourens eut plusieurs fois l'honneur d'être reçu par S. S. Pie X, en audience privée. Le Saint Père lui témoigna des sentiments les plus affectueux pour la France, lui fit part de ses craintes sur l'action destructive et funeste de la franc-maçonnerie et conseilla la vigilance et la lutte. Il parla, à deux reprises, de l'Action française, en loua le talent, l'activité et la vigueur. L'opinion de M. Flourens était que Pie X ne voulait pas condamner l'Action française, déjà, à cette époque, attaquée sournoisement.

Alors que l'on fait perfidement croire au public que Pie X aurait condamné l'Action française, il m'a semblé nécessaire de rétablir la vérité des faits en vous transmettant le véridique témoignage de M. Flourens.

Agréez, Monsieur, l'assurance de ma haute et sympathique considération.

C. Émile Flourens.

Cela est de 1909. La série des mêmes témoignages oraux ou écrits se continue sans interruption jusqu'en juillet 1914, et le pape Pie X devait mourir le 20 août suivant. J'avais été averti dès le 15 janvier des volontés du pape régnant, en même temps que de la bénédiction qu'il daignait m'accorder pour la première. fois le jour même des délibérations de l'Index en vue de me condamner : « Sono riuniti contra… Faranno niente ! 4  » Mais le témoin de cette émouvante résolution ne la faisait pas connaître à moi seul. Il en parla plus tard à l'un de ses compatriotes et j'ai sa lettre. Le pape « signa sans broncher » le décret condamnant un autre écrivain français : « quand on lui tendit celui de Maurras »

Il le mit de côté. Trois fois, le secrétaire de la Congrégation revint à la charge, trois fois le Pape repoussa le libelle et comme le secrétaire insistait encore, le Pape prit la feuille et l'enfouit au fond de son bureau.

La feuille est donc dans les tiroirs, malgré l'acharnement du secrétaire ennemi, que nous reverrons.

Un évêque français que je ne nommerai pas a raconté à un autre témoin qui en déposera aussi ce que le pape Pie X pensait de la « feuille ». Le même récit a été fait à d'autres personnes. Celui-ci a été recueilli par écrit :

Le Pape me reçut dans son bureau et, après m'avoir fait asseoir, Il me dit, en désignant un tiroir qu'il avait légèrement entr'ouvert : « Nous avons là, mon cher Fils, tout ce qu'il faut pour condamner l'A. F. Mais nous croyons fort que les personnes qui nous ont si bien documenté ont agi beaucoup moins par amour et par zèle de la sainte religion que par haine des doctrines politiques soutenues par l'A. F. »

Puis, refermant d'un geste sec le tiroir de son bureau, Pie X ajouta : « Aussi, moi vivant, jamais l'A. F. ne sera condamnée. Elle fait trop de bien. Elle défend les principes d'autorité. Elle défend l'ordre. »

Quelque triste réputation qui soit attachée à l'« ordre » par des gaillards qui sont intéressés à le troubler, le pape Pie X s'en faisait, comme on voit, une assez haute idée :

« Moi vivant, jamais l'Action française ne sera condamnée… »

Ces graves paroles ne sont pas datées, il est vrai.

Mais elles concordent avec celles qui ont été relatées en public et en privé par le cardinal de Cabrières, et le second témoin porteur de la seconde bénédiction de Pie X, les corrobore pour la date extrême de juillet.

III
Doutes et clartés

Il est assez plaisant de s'entendre répondre que ce ne sont pourtant là que des témoignages. Seuls comptent les textes officiels, me dit-on. Lesquels ? Ceux que nous avons publié le 9 janvier ? Nous avons noté la défiance qu'a partout inspiré leur première lecture. Leur découverte merveilleusement opportune, trop opportune, a eu lieu APRÈS le 20 décembre dernier, quand La Vie catholique y faisait déjà des allusions en novembre ! On essaie de rattraper ces allusions aujourd'hui ! Vains efforts : dès novembre, peut-être fin octobre, un haut dignitaire ecclésiastique, de retour de Rome, confiait à ses familiers que des documents signés de Pie X étaient dans le bureau de son successeur, tout prêts à nous réduire en poudre… Pie XI n'avait pas les pièces puisque, selon son propre témoignage, il a dû se mettre lui-même à leur recherche, mais on devait les détenir à côté de lui, pas loin de lui : sans doute n'étaient-elles pas encore au point. On les y a mises.

Comment ? Dans quelle mesure ? Il faudrait avoir été là pour le dire, et si la lecture des documents et de leur commentaire pontifical laisse une impression d'inextricable malaise que la réflexion ne peut qu'aggraver, leur critique intrinsèque ne fournit pas grande lumière. Mais, comparés aux témoignages que nous possédons et QUI SONT, ces textes revêtent l'aspect étrange qu'un de nos amis nous a souligné avec une ironie amère :

J'ai admiré comment tout ce que vous avez dit au sujet de l'attitude de Pie X dans la condamnation de vos livres par l'Index cadre, en somme, parfaitement avec ce qu'en a dit Pie Xl dans sa dernière lettre au cardinal Andrieu. Pie Xl n'a pu, évidemment, être renseigné sur ce qui s'est passé à ce moment au Vatican que par ceux qui y étaient alors et qui y sont encore aujourd'hui, c'est-à-dire par ceux que Pie X appelait les « chiens » qui voulaient lui arracher la condamnation. Le « Allez-vous en ! allez lire votre bréviaire ! » est devenu dans leur bouche : « J'approuve la condamnation, mais je me réserve de décider du moment de sa publication. » C'est clair comme le jour.

Très clair.

Plus clair encore que notre ami ne pouvait le soupçonner il y a quelques jours !

Les « décrets », qui sont des procès-verbaux, se décomposent ainsi :

  1. Le 15 janvier 1914, congrégation préparatoire, condamnation de six de mes livres par l'Index.

  2. Le 26, récit d'une conférence du Préfet de l'Index avec le pape Pie X qui ne se serait réservé que le droit de publier (ou, sans doute, comme il arriva de fait, de ne pas publier) le décret : en foi de quoi, par un revirement au moins bizarre, les Éminentissimes Pères décidèrent de « laisser la publication du document (ou sa non-publication) à la sagesse du Souverain Pontife ». Que fût-il arrivé s'il ne la lui avaient pas « laissée » ? Il est à croire qu'il l'eût prise.

  3. Enfin le 29, et c'est ici que la pièce devient tout à fait intéressante. On lit :

    III. Le 29 janvier 1914 : « Le secrétaire, reçu en audience par le Saint Père, a rendu compte de tout ce qui s'est fait dans la dernière Congrégation. Le Souverain Pontife se met aussitôt à parler de l'Action française et des œuvres de M. Maurras, disant que de nombreux côtés il a reçu des requêtes lui demandant de ne pas laisser interdire ces œuvres par la Sacrée Congrégation, affirmant que ces œuvres sont cependant prohibées et doivent être considérées comme telles dès maintenant, selon la teneur de la proscription faite par la Sacrée Congrégation, le Souverain Pontife se réservant toutefois le droit d'indiquer le moment où le décret devra être publié, s'il se présente une nouvelle occasion de le faire, le décret qui prohibe ce périodique et ces livres sera promulgué à la date d'aujourd'hui.

Ainsi le secrétaire de l'Index porte à sa Congrégation un témoignage, le procès-verbal ne dit rien de plus : il témoigne de la conversation qu'il a eue avec le Souverain Pontife. Que vaut son témoignage ? Ce qu'il vaut lui-même. Que vaut-il, lui ?

IV
Qualité du témoin

On ne nous dit pas le nom de ce secrétaire. Par bonheur, nous le savons. Il s'appelait Mgr Esser 5 : c'est le même prélat allemand qui, au début du règne de Benoît XV, en pleine guerre, demandait au nouveau pape de faire ce que son prédécesseur avait refusé : malgré la guerre, cet Allemand venait demander la condamnation religieuse d'un des écrivains politiques du nationalisme français.

S'il fallait une preuve de la « passion » avec laquelle Mgr Esser poursuivait notre condamnation, elle apparaît bien par cette insistance de 1915, à laquelle le pape Benoît XV résista. On comprend donc la vivacité des réponses de Pie X à Mgr Esser telles que le feu pape les rapporta avec tant de netteté et de force, à différents témoins qui concordent.

Mgr Esser, rentré à la Congrégation, y a raconté ce qu'il a voulu.

Il a dit ce que lui dictait sa passion allemande, sa passion de nationaliste anti-français. Il a parlé comme Passelecq 6 a écrit : en gallophobe virulent. Ce témoin de l'Index, le témoin unique invoqué par les « documents » si chers au correspondant de La Croix, ce témoin dont le texte prend exactement 38 lignes sur les 106 du « décret » qui nous condamne, ce témoin était donc quelque chose d'inférieur encore à un « témoin nul » ; son témoignage est affecté d'abord de doute et de soupçons en raison des passions nationales qui l'animaient, en vérité c'est un faux témoin confondu et stigmatisé par les paroles de Pie X à nous rapportées : « Pie X ajouta : — Ils venaient, en colère, comme des chiens, me dire : condamnez-le, Très Saint Père, condamnez-le ! Je leur répondais : allez-vous-en, allez lire votre bréviaire, allez prier pour lui. »

Ces vérités de fait qu'il n'est au pouvoir de personne de détruire, ni même, à l'heure qu'il est, de recouvrir, expliquent quelques-unes des étranges circonstances qui ont précédé et même suivi la condamnation, car enfin elle a été connue à Paris, quand le décret a été publié dans La Croix, samedi 8 janvier, et plusieurs des cardinaux qui composent le Saint Office ont appris à Rome la nouvelle par les journaux le lundi 10 seulement ! Aucune délibération nouvelle de la Congrégation n'avait eu lieu.

C'est donc un acte personnel du pape agissant en qualité de président né (ou préfet) du Saint Office : les germanophiles de l'antichambre en ont certainement toutes les profondes responsabilités.

Nous admirons, nous respectons, nous vénérons même la contenance héroïque des défenseurs de cet acte, mais on devrait cesser une bonne fois de nous dire que les conclusions tirées des faux rapports de l'Allemand Esser n'ont rien de politique ou que la condamnation de l'Action française, coïncidant avec les faveurs prodiguées à Briand et au Zentrum allemand est détournée de son terrain quand on se plaint du coup porté à la France.

Nous ne sommes pas des enfants ! Nous voyons bien que nous avons affaire, comme en 1914, veille de la guerre, en 1915, en pleine guerre, à un complot de pangermanistes et de germanophiles. Nous en sommes une victime. Pas la seule. Pas la première. Il y en a deux autres : c'est premièrement la personne du pape régnant dont la confiance est trompée, secondement le peuple français dont la paix morale est troublée.

Charles Maurras
  1. Ce texte est paru dans L'Action française du 18 janvier 1927. Nous le reproduisons ici d'après le recueil de 1927 L'Action française et le Vatican, qui ne précise pas la date exacte.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. Il s'agit de documents contradictoires sur l'attitude de Pie X à l'égard de Maurras et de L'Action française : le Vatican prétend avoir retrouvé des documents qui démontrent que Pie X entendait condamner l'A. F., tandis que Maurras présente des témoignages qui montrent le contraire. [Retour]

  3. Émile Flourens (1841–1920), conseiller d'État, directeur des Cultes au ministère de l'Intérieur, puis ministre des Affaires étrangères de fin 1886 à début 1888. Il cherche à rompre l'isolement diplomatique de la France, pose les premières bases de la double alliance anglaise et russe, doit faire face à plusieurs crises graves, dont l'affaire Schnæbelé. Élu de gauche, il est partisan d'une émancipation réciproque de l'Église et de l'État, contre Combes qui veut garder la main sur la nomination des évêques. Il se retire de la vie politique après 1906. Anti-maçon, il critique la cour de justice de La Haye, la naissante S. D. N. et diverses institutions internationales dans lesquelles il est l'un des premiers à voir une tentative de créer un gouvernement mondial fondée sur le remplacement de l'autodétermination des peuples par le droit international. [Retour]

  4. « Ils sont réunis contre [lui]… ils ne feront rien ! » [Retour]

  5. Le cardinal allemand Herman Joseph Esser (1850–1926), devenu Thomas Esser quand il prit l'habit chez les dominicains, cardinal en 1917, responsable de l'Index au moment des délibérations de 1914 sur L'Action française. [Retour]

  6. Fernand Passelecq, avocat belge qui signa des écrits contre l'Action française. Son nom revient souvent sous la plume de Maurras car Passelecq était en effet pro-allemand et en prend pour l'A. F. une valeur exemplaire. C'était le père de Georges Passelecq, figure du mouvement liturgique qui devait conduire au concile Vatican II et moine à Maredsous. [Retour]

Texte paru dans L'Action française du 18 janvier 1927, repris dans le recueil L'Action française et le Vatican la même année, au chapitre IX.

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