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Réflexions

Après la première lettre du cardinal Andrieu, Charles Maurras se borna à publier les  « réflexions » suivantes dans L'Action française du 2 septembre 1 :

Hier matin, à mon premier pas dans Paris, j'ai déployé L'Action française du jour et, par l'analyse qu'en faisait mon admirable intérimaire, j'ai connu le sens et l'esprit de la lettre de Son Éminence le cardinal de Bordeaux. Quelques minutes plus tard j'avais en main le document. On me pardonnera de ne rien dire des impressions personnelles que j'en ai reçues. Mais le public a droit à l'expression de mon étonnement.

Cette lettre, dirigée tout entière contre l'Action française, met en cause des livres de moi, et de moi seul. Cependant, la troisième ligne nomme et vise « les dirigeants de l'Action française ». Qu'entendre par ce pluriel ? Qui désigne-t-il ? Suis-je seul dirigeant, et, s'il y en a d'autres, qu'ont-ils fait de répréhensible ? Je vois, plus loin, que les dirigeants d'Action française sont catholiques par calcul et non par conviction, se servent de l'Église ou espèrent s'en servir en repoussant son enseignement… Je prie les catholiques, si nombreux parmi les dirigeants de l'Action française, de trouver ici les excuses et les regrets qu'une telle lecture m'impose à leur égard. Je ne suis ni l'auteur ni la cause de telles erreurs. J'en aurai été l'occasion : c'est à propos de moi que les Bernard de Vesins, les Robert de Boisfleury, les Larpent, les Schwerer et tant d'autres sont ainsi soupçonnés dans l'attachement à leur foi. Je ne me consolerais pas du sentiment de ma responsabilité dans cette cruelle méprise, mais je n'en ai aucune et je n'y suis pour rien : en ce qui concernait mon œuvre littéraire et philosophique, toutes les explications ont été fournies, il y a treize ans 2, et elles ont été portées publiquement où elles devaient l'être ; ces explications ont été acceptées alors par la plus haute autorité du catholicisme ; pourtant, l'époque était obscure, le sujet embrouillé, les difficultés à l'état aigu, rien n'en avait été atténué encore : l'acte favorable du pape Pie X, qui reste l'honneur de ma vie, laissa aux catholiques d'Action française toute la paix dont ils étaient dignes.

Des autorités presque aussi hautes suivaient depuis longtemps avec intérêt les enseignements politiques, littéraires, moraux, donnés à l'Action française. Le cardinal de Cabrières, évêque de Montpellier, s'est assis dans une chaire de notre Institut. Le cardinal Sevin, archevêque de Lyon, déclarait notre action une œuvre rédemptrice. Ni ces princes de l'Église, ni les évêques, moines, théologiens qui nous ont comblés des marques de la plus grave affection intellectuelle n'auraient prononcé de tels mots sans nous avoir étudiés à fond. Ils ne les auraient pas appliqués à des gens qui professeraient l'amoralisme, qui feraient table rase de la distinction du bien et du mal, et qui prodigueraient à la Vertu, à l'effort, même au vertuisme, des mépris et des sarcasmes que mes lecteurs habituels seront étonnés de me voir imputer.

Sans doute, la bienveillance des autorités que j'invoque allait d'abord à mes éminents collaborateurs, mais mon œuvre elle-même les intéressait. Je me permettrai de dire pourquoi.

Il y a, au commencement de mon œuvre politique, une méthode de critique. C'est la critique des Nuées. Dès les premiers jours, au moment des pires confusions, cette critique s'est adressée essentiellement aux principes profonds qui déterminent dans l'histoire de la pensée humaine, comme dans le jeu de chaque esprit humain, les erreurs politiques nommées libéralisme, démocratisme, individualisme, principes qui s'appellent panthéisme, monisme, immanentisme. Cette critique rencontrait là le catholicisme le plus strict. Les jeunes gens qui m'ont fait l'honneur de suivre ma critique y contractaient une aversion solide pour toutes les philosophies de l'inconscient, du nisus 3 aveugle, de la Force déifiée. Cela ne formait pas un enseignement explicite, cela résultait du procédé de l'analyse. À un certain moment, quelques-uns voulurent qu'il y eût des  « bergsoniens » d'Action française. Il n'y avait pas de  « bergsoniens » d'Action française. Les prétendus  « bergsoniens » d'Action française, naturellement heurtés et repoussés, devinrent des ennemis et furent ramenés aux erreurs pratiques et politiques du siècle écoulé.

Autre exemple : je n'ai jamais prêché ni endoctriné notre admirable et cher fondateur Henri Vaugeois. Mais enfin il était spinoziste quand nous nous rencontrâmes : avant de devenir catholique, il lui fallut lâcher son beau Spinoza, et nos interminables discussions n'ont certainement pas été étrangères à la rupture.

Un tel  « enseignement » est, je crois, ce qui a pu intéresser tant d'esprits directeurs du monde catholique sensibles à la critique du romantisme révolutionnaire et de l'idéalisme germain. Que cela servît l'intérêt supérieur de la pensée catholique, il m'était impossible de ne pas le sentir. Cela ne pouvait pas non plus me détourner de ce que je croyais être la vérité. En 1906, je priais un religieux éminent de vouloir bien inaugurer chez nous une chaire du Syllabus. Quinze ans plus tard, j'avais le bonheur de voir Jacques Bainville et Jacques Maritain ouvrir dans leur Revue universelle une chronique régulière du thomisme philosophique. J'avoue hautement des calculs de cet ordre et de cette qualité. Le profond respect que je dois à S. É. le Cardinal archevêque de Bordeaux me fait un devoir de l'affirmer ici.

Charles Maurras
  1. La Lettre du cardinal Andrieu lança les polémiques qui devaient aboutir à la condamnation de l'Action française par Rome fin 1926, elle était parue le 27 août 1926 (ou selon d'autres sources le 25 ou le 26) dans L'Aquitaine, journal catholique du diocèse de Bordeaux, dont le cardinal Andrieu était archevêque. C'est sur elle que Maurras reviendra d'abord quand il s'exprimera sur la condamnation dans les premiers jours de 1927. Nous avons publié cette lettre du cardinal Andrieu sous le titre Le Réquisitoire de Bordeaux. Nous reproduisons ces Réflexions d'après le texte paru dans le recueil L'Action française et le Vatican en 1927.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. Soit au moment des polémiques contre le Sillon et Marc Sangnier. [Retour]

  3. En latin : effort, mouvement. Le mot est souvent employé par Maurras. [Retour]

Texte paru dans L'Action française du 2 septembre 1926, repris dans le recueil L'Action française et le Vatican en 1927.

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