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Les Conditions de la victoire — I

Le Moral

1er août 1914

La seule chose triste est de penser à ceux qui restent.
(Lettre d'un soldat.)

À l'heure où l'on écrit ces lignes, rien n'est moins assuré que la paix ou la guerre 1. La paix sourit à tous. La guerre est une charge subie, certes, par tous, mais dont l'essentiel n'est assumé que par quelques-uns. Heureux, on peut le dire aujourd'hui, heureux ceux dont les cœurs et les bras auraient le privilège de combattre, de s'exposer et de frapper ! Leur sort est particulièrement enviable pour ceux qui entrevoient, plus émouvant qu'aucune parole possible, le cortège des filles, des femmes et des mères qui, étreintes d'angoisse, donneront, peut-être avant peu de jours, les embrassements du départ ! Et c'est à elles, à celles qui se voient déjà affligées et meurtries par l'événement, que je ne saurais m'empêcher de demander quelque chose de leur pitié pour les autres, pour ceux, bons Français, qui ne partent pas, bien qu'il fussent nés aussi pour partir 2.

Je pense aux vieux soldats. Je pense plus amèrement encore à ceux qu'une cause physique ou morale retient loin des champs de bataille et qui, demeurés conscients de tout ce qu'il doivent à l'air et à la terre de la patrie, se demandent comment faire pour payer une équivalence du sang que leurs amis et leurs frères s'en vont verser. Pour moi, je ne puis me tenir de me voiler les yeux à la pensée de tel et de tel, et de tel encore, que j'ai vus travailler tant d'années auprès de nous et qui, un de ces jours, devront prendre congé pour la lutte suprême. Ces bons Français, ligueurs, camelots du Roi, étudiants d'Action française ou membres de nos Comités directeurs, auront longtemps étudié, approfondi auprès de nous toutes les raisons d'être du devoir envers la patrie. Ils nous auront prêté les lumières de leur pensée. Nous leur aurons prêté, à notre tour, les nôtres. La plume et la parole auront multiplié et propagé à l'infini les éléments, les conditions, les conséquences de la vérité politique ; et tout à coup, sur un signal au canon, au clairon, ce collaborateur, cet ami nous auront quitté, le fusil sur l'épaule ou l'épée à la main, sans qu'il nous soit possible de marcher auprès d'eux pour les suivre ou pour leur donner, dans notre mesure, humble, certes, mais effective, l'exemple et la leçon de la conformité à ce long enseignement mutuel !

Il n'y a rien de plus pénible pour les esprits chargés d'une pensée certaine, d'une volonté définie, que ce brusque arrêt imposé par la vie devant l'acte décisif qui les réalise. Il est beau de mourir pour l'idée à laquelle on se donne, il n'est pas moins beau de vivre pour elle, quand partout notre vie atteint à ce maximum d'intensité de dévouement, de détachement, — le combat ! Ceux de nous qui ont connu, dans leur jeunesse ou leur maturité le bonheur, la douceur de porter les armes en se préparant à la défense du sol sacré, ceux, moins favorisés, qui, tout enfants, se sont sentis appelés à cette existence sublime, et qu'un sort inflexible en a détournés, ceux-là me comprendront, car nous pouvons nous plaindre ensemble de ne pouvoir donner à la patrie commune que ces ombres sans chair, nos paroles et nos pensées.

Eh ! bien que du moins ces pensées et ces paroles, s'il en est encore temps, lui servent. Qu'elles dressent dans tous les esprits un autel, aussi solide, aussi durable, aussi éclatant que possible, au culte de ces armes que d'autres porteront, à la religion de cette discipline, que d'autres observeront, à l'honneur du drapeau qui sera défendu, hélas ! par d'autres que nous. Si nous n'exerçons pas sur l'agresseur l'action directe désirée, développons du moins une influence utile. Il ne nous appartient plus de donner des conseils ou de tracer sa ligne de conduite à la magnifique jeunesse qui marcha avec nous contre l'ennemi de l'intérieur avant que d'aller affronter l'ennemi du dehors. Mais, comme elle aime ses anciens chefs, comme ils savent qu'elle leur est passionnément dévouée, nous pouvons bien lui dire de reporter son dévouement et cette affection (afin qu'elle déborde, de beaucoup, le simple devoir) sur les chefs militaires que demain peut-être va leur donner. Qu'ils soient des soldats accomplis ! Je ne dis pas seulement des guerriers : le sang français y suffirait. Qu'ils s'efforcent d'être bons militaires professionnels. Que leur docilité, leur impassibilité, leur esprit d'abnégation soit cités en modèle. Il faut des modèles partout. Que ces modèles soient donnés par l'unanimité des camelots du Roi, des étudiants et des ligueurs d'Action française. Il y a des moments où une élite peut tout emporter.

En poursuivant la même hypothèse cruelle, on me permettra de reposer aussi le regard sur ceux de nos amis qui, jeunes ou déjà anciens, iront à la frontière en qualité de chefs. Simples chefs d'escouade, meneurs de compagnie ou d'unités plus vastes encore, leur grave et sereine allégresse nous cause autant d'envie et d'admiration que l'entrain sérieux et l'enthousiasme réfléchi des jeunes soldats. En prenant les responsabilités dont le poids est proportionnel à leur grade et à leur fonction, nous voyons bien qu'ils les ont prises dans la plénitude du sentiment des services sollicités et obtenus par la volonté supérieure de la patrie. Débutants, vétérans, s'ils sentent que la charge est lourde, quelle joie pour eux de sentir aussi que, du moins à quelque degré, il dépendra de leur sang-froid, de leur courage, de leur initiative et de leur science de refouler une invasion, de la refouler loin de la France ! L'esprit que nous leur connaissons nous assure que ce sentiment de haute clairvoyance décuplera la vigueur de leurs facultés.

Les hommes de ma génération ont connu un officier sceptique, le vieux militaire à la Picquart 3, murmurant à la cantonade que la manœuvre ne sert de rien, que la guerre n'aura jamais lieu. D'autres concédaient la possibilité du péril, mais ils mettaient leur confiance dans les idées démocratiques ou libérales, estimant qu'elles seules pouvaient fournir les éléments moraux de l'effort populaire : elles dont l'effet le plus sûr était, au contraire, de détourner le peuple de la discipline militaire en même temps que du devoir national ! D'autres enfin, parmi les officiers de l'ancien style, allaient jusqu'au pacifisme tout net, car, disaient-il, à mettre les choses au pis et en supposant une guerre, nul sentiment que celui de la justice offensée n'était capable de mettre debout la nation qui, alors, serait invincible… On peut parler de ces chimères du passé. Les militaires qui les professaient les ont désavouées, les uns devant l'évidence de la vérité, et les autres sous la poussée des circonstances. Un moment égarés, ils ne peuvent plus s'attarder à de telles vieilleries. Depuis trois ou quatre ans, l'action les a ralliés tous. Mais ces convertis n'ont pas eu à faire la leçon à leurs nouveaux camarades, car ceux-ci étaient tous imbus du même esprit nouveau, qui ressemble au souffle de la respiration d'un peuple rajeuni.

Cet esprit militaire, grave, clairvoyant, incapable d'irréflexion et d'empor­tement, mais immuablement résolu, c'est celui que, depuis quinze ans, nous enseignons, pour notre part, au reste de la France. Nous n'avons pas la fatuité de soutenir que le moral du corps des officiers puisse nous devoir quelque chose, nous affirmons même l'inverse : c'est au vieil esprit militaire français que nous sommes allés demander nos leçons. C'est lui que nous avons écouté avec une attention et un respect qui n'excluaient pas la raison critique. Tous nos sentiments sur l'autorité, la continuité, la hiérarchie, la responsabilité nous viennent en très grande partie de ce noble esprit. La corporation militaire est fille de l'histoire et de l'expérience autant que du génie et de la science. Ses décisions spéciales nous ont souvent guidés dans nos jugements généraux. Rien d'étonnant donc à ce qu'une sorte d'accord profond, de concordance spontanée ait été remarquée entre les principes de notre milice civile et les règles de l'organisation militaire. Mais nous serions très fiers si, comme on nous l'a dit souvent, la confrontation de notre réalisme politique avec les directions supérieures de l'art de la guerre avait affermi ou développé l'esprit, la volonté, la haute confiance de ceux de nos amis qui peuvent avoir rang de chefs !

Il y a quinze ans que nous nous appliquons non seulement à donner un cerveau, un chef, un chef héréditaire, à la nation française, mais encore à lui retremper le moral. C'est à L'Action française que, au moment d'Agadir, un adversaire clairvoyant, M. Étienne Rey, faisait le principal honneur de ce qu'il appelait « la renaissance de l'orgueil français ». Nous avons toujours été opposés à tous les vertiges, celui de l'orgueil comme les autres, celui de l'orgueil personnel comme de l'orgueil national. Mais si, dans l'ombre et à l'écart, en un temps où nous n'étions connus encore que d'une élite, il nous était pourtant possible de servir dans cette direction, nous conservons l'espoir de pouvoir servir encore, au même grand objet. À défaut d'armes, nous nous efforcerons de rendre cette plume utile. Dans ce journal, où parut L'Avant-Guerre 4, dans l'organe qui, dès avant-hier, proposait à la presse parisienne la juste conception du devoir militaire et civique, nous essaierons de rendre le même service sacré si les conditions changent, et que la guerre doive éclater. Sans crier : « à Berlin », sans consentir à prendre aucune responsabilité dans les décisions politiques, nous soutiendrons de notre voix ceux qui courront à la frontière, en essayant d'y mettre tout ce que nous avons de vie, d'âme et de sang !

  1. La déclaration de guerre formelle sera du surlendemain.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. On sait que la surdité de Charles Maurras lui avait interdit la carrière dont il rêvait, dans la Marine, a fortiori lui interdit-elle de s'engager ou d'être mobilisé ; en 1914, Maurras, né en 1868, avait 46 ans et il aurait pu sans cette invalidité être mobilisé dans « la territoriale » qui regroupait les hommes les plus âgés à être mobilisés, nés entre 1866 et 1879 (classes 86 à 99). [Retour]

  3. Marie-Georges Picquart, l'un des principaux protagonistes de l'affaire Dreyfus, qui était mort d'un accident de cheval en janvier 1914 ; pris ici comme exemple d'indiscipline militaire et de mauvaise tête, la mention qu'en fait Maurras est d'autant plus significative que L'Action française cesse début août 1914, à cause de la guerre et pour ne pas affaiblir l'armée, ses rappels périodiques de l'Affaire. [Retour]

  4. L'ouvrage de Léon Daudet, recueil d'articles effectivement parus dans L'Action française. [Retour]

Ce texte a paru dans L'Action française du 1er août 1914.

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