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Louis XIV et la France

J'ai reçu un jour cette lettre :

Faisant mon service militaire dans une garnison de l'Est, j'assistais le 14 juillet dernier à une instruction donnée aux hommes sur la signification de cette date. Le maréchal des logis instructeur s'exprima à peu près en ces termes :

« Le quatorze juillet marque la fin de l'esclavage de la France. tous les rois qui l'ont gouvernée n'étaient que des crapules, y compris le fameux Henri IV qui s'était qu'un s… Quant à Louis XIV, pour vous donner un exemple de sa cruauté, ayant un jour pris froid au cours d'une chasse, il fit mettre à mort un paysan pour se réchauffer les pieds dans ses entrailles ! »

Et, comme je protestais avec véhémence, il me dit cette phrase que je vous transcris sans commentaires :

« Ne m'écrasez pas avec votre science ; je sais très bien ce que m'a appris mon instituteur. »

Je m'inclinai devant l'affirmation de ce supérieur, mais, à la sortie, un petit malin me dit d'un air entendu : qu'il voyait bien « que j'étais royaliste ».

Étrange sort d'un peuple où il est indispensable de passer à l'opposition pour apprendre ce qu'il faut penser des premiers pères de la patrie !

Si l'enseignement primaire dit des bêtises il ne faudrait pas croire que l'enseignement supérieur s'en soit défendu. Rappelez-vous la contradiction classique établie par M. Lavisse 1 entre l'œuvre de Louvois et celle de Colbert.

Mon grand ami regretté Frédéric Amouretti qui fut l'élève chéri de Fustel de Coulanges résumait en termes joyeux la pensée de l'histoire officielle sur la grande rivalité politique du règne :

… Nous apprenons enfin les mérites de Colbert, mais nous apprendrons par la même occasion que de Lionne et Louvois avaient un rôle secondaire et même funeste ; que si la France n'avait pas eu une bonne diplomatie et une bonne armée 2 à cette époque, elle eût été encore plus prospère ; elle aurait pu nourrir tous ses habitants, et, sans doute encore, ceux des autres nations qui auraient voulu se faire nourrir par elle en l'envahissant.

Le Roi a eu certainement raison d'atteler Colbert et Louvois au char de la France : il le pouvait facilement, il n'était pas contraint de subir ces options tranchantes et retranchantes, ces soustractions, ces divisions continuelles qui sont prescrites au gouvernement des partis quand il veut enfin sortir de son inaction. Mais on oublie de nous faire sentir la différence : les beautés de l'ordre nouveau nous seraient moins sensibles si nous n'avions pour professeur le Bonhomme Système, et quelquefois son bourricot.

Parce que son action et son œuvre a duré, elle a été bien légèrement dénigrée par ceux des Français qui, depuis sa mort jusqu'à la Révolution, pendant un temps égal à son règne (1715–1789), en avaient retiré un profit national, social, esthétique, industriel et mercantile sans précédent.

Ne parlons des imbéciles, des malades, des monstres… Mais Montesquieu ! Mais même Voltaire ! Ce travestissement du grand roi de France en mamamouchi de la Perse ! Ces basses ironies destinées à humilier son gouvernement devant le gouvernement des milords ! Peut-être vous rappelez-vous la page des Lettres anglaises où l'on remarque avec extase que le gouvernement de Londres ait nommé à l'ambassade de Constantinople, non un duc et pair, non un courtisan, comme on l'eût fait immanquablement à Versailles, mais un simple marchand de la Cité ! Or, depuis de très longues années, et précisément depuis le grand Roi, notre corps consulaire par tout le Levant était nommé par la Chambre de commerce de Marseille ! C'est ce dont l'habile Voltaire ne se doutait pas. L'abbé Sieyès ne connaissait pas mieux l'antique structure de la France qu'il se flattait de réformer en 1789.

Le libelles ont pullulé sur la guerre de la Succession d'Espagne : elle fut longue, sanglante, onéreuse, si l'on veut épuisante, et ce que l'on en obtint n'était pas ce qu'on avait visé : de là vient que, jusqu'à ces tous derniers temps, de bons juges et de dignes admirateurs en défendirent mal Louis le Grand ; quelques-uns on tendu à condamner moins la conduite que le dessein de l'entreprise ; il la mettaient dans le même sac que celle de 1809 3. Ce jugement n'est plus possible. La dernière guerre nous a exercés à ne plus considérer comme un résultat médiocre l'obstacle vivant que le roi de France avait opposé à toute reconstitution de l'empire de Charles-Quint en imposant à Madrid le règne de son sang : de 1914 à 1918, il nous a été fort agréable de ne pas avoir à garder notre frontière des Pyrénées. Cette paix partielle, mais substantielle, obtenue au Midi, c'était la paix de Louis XIV et le fruit de sa guerre, il n'y avait point de diatribe fénelonienne qui vaille. Cette guerre, autant que les autres, aura eu cette particularité de porter son fruit.

Une autre guerre d'Espagne a été menée par la France, mais en vue d'y défaire le bon travail de Louis XIV : aussi coûteuse, aussi cruelle, presque aussi longue, elle a été beaucoup moins reprochée au grand empereur. Son résultat unique fut d'ouvrir aux Anglais les portes de notre Midi. On peut essayer de répondre que, précédemment, les Anglais avaient pris Gibraltar et aussi marqué un point. Que d'autres points n'avions-nous pas marqué nous-mêmes depuis ! Points marqués, points gardés depuis l'établissement de Philippe V, par toute la Méditerranée : deux ou trois trônes italiens occupés par des Bourbons, le Pacte de famille 4, la Corse acquise, première étape vers Alger ; et cette avance continue dans la mer latine, qu'investissait un demi-cercle de forces françaises, correspondait à une avance, presque rythmique, sur le Rhin !

Le vieux romantique Leconte de Lisle a nommé ce règne l'époque organique de notre littérature. La remarque est exacte. En plus de la figure hexagonale de la France, ce règne dessina les cadres politiques, les organes moraux qui devaient soutenir le poids et l'effort de la vie. Pour la population comme pour la langue, l'avenir a été ce qu'il avait été pressenti et conçu alors. Tant que le pays a marché dans les voies favorables, ce règne les avait tracées.

En faut-il, pour cela, prêter à la politique royale des mouvements de prescience ou de prophétie ? Des vues justes ne sont pas des prévisions formelles. Le sens supérieur des directions dans lesquelles certaines grandeurs sont possibles est secondé, servi, par les calculs formels qui mettent en défense contre certaines grandeurs moins sûres. L'instinct des lois du monde aide à mesurer les possibles. Le sens de la figure exacte de la terre fait pénétrer les ambitions des princes, les mouvements des peuples. Érudition ? Nullement. Ni science. Plutôt sagesse, ou, comme disaient les anciens, soumission docile aux règles de la sagesse ; initiation spontanée et juste au cours, au train, à la valeur des choses humaines. Ces vertus de l'esprit pratique ont des effets si pénétrants qu'on peut lui faire honneur des résultats dont il n'a pas eu l'intention.

La digne cause étant posée, le bon effet peut être légitimement attendu, et le choix initial, s'il n'a pas été arbitraire, s'il a été sérieusement médité, comporte un mérite certain. Ce qui vient du bon germe, bien traité, donne des suites correspondantes. La réciproque est vraie, les semences fâcheuses pouvant causer d'incalculables malheurs. Nos esprits forts devraient se le tenir pour dit.

Les révolutionnaires ne nient pas toujours l'intention du grand Roi et de sa dynastie, mais c'est pour ajouter que cette intention fut mauvaise. « Les visées ambitieuses de la maison de Bourbon ! », disait le Comité de Salut public d'un ton accusateur, tandis qu'il était obligé de confesser les réunions de provinces, effets avantageux de cette ambition ! De son côté, ne pouvant chicaner sur l'évidence du bienfait politique royal, Jaurès manquait rarement de le qualifier d'égoïste… Question : en quoi cet égoïsme me désoblige-t-il ? Qu'est-ce que cela me fait, en dernière analyse, à moi, homme de France, si les résultats me sont bienfaisants, si cet égoïsme m'est charitable, profitable cette ambition, et si, par la vertu de l'acte royal, heureux et bien posé dans la simple série de ses intérêts domestiques, je retrouve, après trois cents ans, une garantie d'intérêt national, par laquelle tous les miens sont encore soutenus, défendus, gardés, protégés ?

Nous sommes placés à la pointe de l'immense pyramide de nos prédécesseurs dans la vie. Par la guerre d'Espagne, nos pères de 1709 avaient souffert d'une dure famine, dans un hiver rigoureux, dont les manuels scolaires parlent encore. Mais, un siècle plus tard, nos prédécesseurs de 1812 ont passé par une famine plus dure, par un autre hiver de guerre d'Espagne dont personne ne parle plus. Eh ! dit Mireur 5, l'archiviste provençal,

si La Bruyère avait vécu à la sombre époque du Premier Empire, il n'aurait pas oublié de peindre ces « malheureux à la face hâve, crispés par les tourments de la faim ; traînant à travers nos rues épouvantées la plus lamentable existence ! les fours assiégés jour et nuit par des bandes affamées » les familles réduites à se nourrir « d'herbes sauvages ». « Nous ne serons jamais aussi mal que nous l'avons été », écrivait un juge de Draguignan à un ami de Copenhague.

Je n'en fais grief à personne et n'intente aucun procès à Napoléon Ier. Mais, enfin, puisque la cause de Louis XIV est encore pendante, je n'ai pas besoin d'avoir l'oreille très fine pour entendre nos martyrs de 1709 m'assurer qu'ils ont SOUFFERT POUR QUELQUE CHOSE, et nos martyrs de 1812 leur répondre que LEURS SOUFFRANCES N'ONT SERVI DE RIEN. La guerre d'Espagne de 1709 nous soutenait encore en 1914. Ni alors, ni jamais, nous ne nous sommes aperçus du moindre service que nous avait rendu la guerre d'Espagne de 1809.

Une grandeur est donc stérile, une autre grandeur est fertile. Un héroïsme d'imagination peut ne contenir qu'une belle gloire. Un autre héroïsme a pris racine en des réalités qui fleurissent et fructifient. Cet héroïsme fonde et crée. Sa digne survie est liée aux services rendus, à la trace qui dure, au monument qui tient.

Quelle action demeure et quel être subsiste ? — Rien, personne, répond le moraliste, hypnotisé sur la pauvre pincée de notre cendre.

La sagesse répond que la chute commune n'est peut-être que partielle. Quelque chose est gardé. Quelqu'un, tel ou tel, vit encore et vivra peut-être toujours.

Entre autres, le grand Roi ne s'est pas éteint à Versailles. Versailles même nous l'apprend. Son être prolongé ne tient pas seulement aux splendides lumières que les mémoires en conservent. Sous la gloire, vivent les actes auxquels LOUIS est incorporé, avec leur effet national et humain, issu de lui, mêlé encore à la structure de nos sentiments et la substance de nos idées.

Plus que Charlemagne, plus même que saint Louis (socialement si moderne !) plus que le magnifique Valois, François Ier, ce Bourbon, type de sa race et figure de sa patrie, exprima aussi la vie nationale dans la direction du mouvement qu'il lui imprima. On le comparerait à ces dieux souterrains dont le travail édificateur ne s'arrête pas. Quel maître d'œuvre à s'interroger sur les conditions d'une Renaissance dans son royaume ! Son art, son goût, son génie portent conseil, leçon, exemple, par les enseignes qui furent propres à sa grandeur : cette grandeur qui fait les délices et l'orgueil des élites du genre humain parce que son principe n'est pas de briller dans le temps, mais de lutter et de tenir énergiquement contre lui.

Charles Maurras
  1. Ernest Lavisse, 1842–1922, historien, d'abord précepteur du prince impérial et collaborateur de Victor Duruy, il se rallia peu à peu à la République dont il devint l'une des gloires universitaires. Directeur de l'école normale supérieure en 1904, il a une influence déterminante sur le système éducatif républicain et ses manuels d'histoire se confondent avec la manière dont la troisième République utilise l'enseignement pour se justifier idéologiquement.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. Domaines de prédilection de Hugues de Lionne pour la première, de François-Michel le Tellier, marquis de Louvois, pour la seconde. [Retour]

  3. La guerre d'Espagne menée par Napoléon à partir de cette date. [Retour]

  4. Nom des trois pactes successifs qui au long du XVIIIe siècle marquèrent l'alliance entre la France et l'Espagne. En 1761, outre la France et l'Espagne, il lia la Toscane et le royaume de Naples. [Retour]

  5. Frédéric Mireur, 1834–1916, historien et archiviste du département du Var, à Draguignan, mais dont la renommée dépassa à son époque les bornes de sa spécialité et de sa région. [Retour]

Ce texte est paru dans l'Almanach de L'Action française pour l'année 1936.

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