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La Question de la Taupe

I

On agite au Quartier latin la question de la Taupe, que Marc Sangnier veut supprimer. Cette société secrète, comme il l'appelle, est l'association des jeunes lycéens qui se préparent à l'École polytechnique. La grande raison de Sangnier, celle du moins qu'il a fait valoir jusqu'ici avec le plus de vivacité et qui lui a gagné l'approbation de quelques-uns de ses adversaires, c'est que les coutumes et les traditions de la Taupe comportent un certain nombre de gravelures écrites ou chantées, écrites et chantées de force, par tout nouvel adepte de cette compagnie. Sur pareil sujet, il n'y a qu'une voix, et, manifestement, le libertinage des taupins est à corriger. Mais ne peut-on pas corriger sans détruire ? Il me semble bien que l'entrée de quelques adeptes du Sillon dans la Taupe y suffirait pour introduire et imposer un grand respect des convenances. Ou cette intense vie morale qu'ils se flattent de réaliser n'est que parade de rhéteurs, ou voilà l'occasion d'agir, d'agir à leur grande manière, qui est, disent-ils, de vivre, de vivre la vie du Sillon et de prêcher, à force d'exemple, la Vertu. Ces messieurs n'auraient qu'à paraître et à vouloir, pour rappeler leurs camarades à la pudeur et tout au moins pour faire respecter leur présence. Pourquoi Sangnier, qui ne croit guère qu'à l'action individuelle, perd-il un aussi beau sujet de la pratiquer ?

La réponse est facile. Sangnier ne veut pas réformer la Taupe. Il veut la supprimer. Ce n'est pas d'un abus accidentel ni d'un excès occasionnel qu'il se plaint. Si les obscénités qu'il flétrit lui déplaisent certainement, elles pourraient bien disparaître et elles pourraient même n'avoir jamais été, sans que diminuât sensiblement l'hostilité profonde que la Taupe a dû lui inspirer de tout temps. Il est l'ennemi de la Taupe en elle-même ; en raison du caractère d'étroite solidarité, de discipline forte, de discipline traditionnelle, non pas créée par un acte de volonté, mais imposée par des précédents et fille du passé, qui distingue cette association.

Il admettrait un syndicat, parce qu'un syndicat est volontaire ou tout au moins doit l'être. Il n'admet pas la Taupe parce que la qualité de taupin est liée à celle de lycéen qui prépare Polytechnique. Cela ne se choisit pas ; pas plus que la famille ou que la patrie, groupements qui n'ont guère la faveur de Sangnier.

Il lui reproche bien l'illégalité. Mais ce n'est pas sérieux. Qu'est-ce qui est légal, en République ? Les Congrégations ne le sont certainement pas, et le catholicisme, hostile à l'esprit de la loi, sera bientôt compris dans les organisations que réprouve la lettre de cette loi. Sangnier accuse aussi la Taupe de commettre des exactions sur les élèves pauvres ou de fortune médiocre. C'est un grief spécieux, violemment contesté, et dont tout l'effet sera détruit par une considération, celle-ci certaine ; que le produit des souscriptions de la Taupe reçoit plus d'une destination charitable. On s'entr'aide beaucoup entre taupins, et les petites misères honteuses y sont couvertes avec un soin délicat et une véritable générosité. Au fond, dit Sangnier, en conclusion de l'un de ses réquisitoires, c'est une question de liberté. Oui, de liberté individuelle. Oui, de liberté anarchique. Sangnier espère que « les élèves de nos lycées auront le courage d'être libres », c'est-à-dire de rompre une ancienne union, d'abdiquer une volonté collective historique et naturelle tout ensemble, de secouer « le poids d'une tradition », de détruire un esprit de corps.

Cet esprit de corps, ces volontés collectives, ces traditions, ces unions particularistes un peu anciennes étant ce qui manque le plus à la France moderne, nous ne pouvons pas nous ranger sans réserve au parti de Sangnier. Même dans cette affaire où les apparences sont bien en sa faveur, même quand il a l'air de combattre pour la vertu, Sangnier continue son métier révolutionnaire. Ce qui s'exprime, au nom de la « conscience », de la « vérité » et de la « justice », dans cette campagne nouvelle, c'est un individualisme de jeune bourgeois, c'est un quant-à-soi de libéral quatre-vingt-neuviste, c'est une rhétorique d'avocat dreyfusien. L'écorce est brillante, généreuse. Grattez un peu, vous trouverez de petites impatiences, de petites révoltes dont la mesquinerie ne dérobera point le grand égoïsme caché. Au lycée comme dans la famille, comme à la caserne, comme à l'atelier, cet esprit du Sillon, tout charitable en apparence, sera justement défini une pure insociabilité.

II

La Gazette de France a reçu deux lettres de Marc Sangnier, l'une à notre directeur, tout hérissée des précautions que l'on prend quand on entre au sentier de la guerre, et l'autre à moi, bourrée de toutes les douceurs du calumet de paix. Je les publie l'une après l'autre, non sans me demander pourquoi ce diable d'homme use de deux langages où il n'en faudrait qu'un, et aussi ce qu'il a bien pu vouloir rectifier dans l'article le concernant. Je disais à Sangnier ennemi de la Taupe :

--- Réformez cette Taupe, ne la supprimez pas.

Il me répond que la suppression s'impose, mais il néglige absolument de dire pourquoi. Ce pourquoi, je l'ai dit, était au fond de sa nature ; dans son sentiment libéral, individualiste et révolutionnaire. La Taupe appartient au type des sociétés naturelles, de ces institutions de fait que Marc Sangnier exècre et aux plus nécessaires, aux plus saintes desquelles (la patrie, la famille) il préférera toujours les groupements formés de main d'homme, nés du vœu individuel, les associations volontaires, celles qui naissent du caprice de l'heure ou de l'air du temps. On verra si je me suis trompé là-dessus.

Voici les lettres :

Paris, le 13 novembre 1905.

Monsieur le Directeur,

Je vous envoie, en réponse à l'article paru dans la Gazette de France du dimanche 12 novembre, sous ce titre « La Question de la Taupe », une lettre à Charles Maurras que je vous prie de bien vouloir insérer dans votre plus prochain numéro, à la même place et dans le même caractère que l'article ci-dessus désigné.

Veuillez croire, Monsieur le Directeur, à ma considération la plus distinguée.

Marc Sangnier.

 

Paris, le 13 novembre 1905.

Mon cher Maurras,

Vous savez combien j'ai toujours aimé discuter avec vous, et quelle utilité nos amis ont même souvent retirée de ces courtoises controverses. Mais vraiment, aujourd'hui, ce n'est pas de cela qu'il s'agit.

Si, comme moi, vous saviez ce que c'est que la Taupe, cette association inexistante chaque fois qu'il ne s'agit pas de monter quelque chahut ou d'imposer aux nouveaux des brimades aussi grotesques qu'immorales, si vous saviez à quel point les taupins sont loin de considérer la Taupe comme quelque chose de sérieux, d'utile, de fraternel, vous n'auriez certes pas songé un seul instant à prendre sa défense, et surtout vous n'auriez pas fait cette involontaire profanation de comparer la Taupe à la famille ou à la patrie.

Rien n'est plus incohérent, inorganique, que la Taupe. Les nouveaux se soumettent par respect humain, par lâcheté, et une fois qu'ils sont soumis, qu'ils ont fait comme les autres, ils sont furieux qu'on éveille l'attention publique sur ce qu'ils ont fait comme malgré eux et en essayant de se persuader que cela n'avait pas d'importance. Ceux qui ont été les plus froissés par les agissements ignobles de la Taupe sont peut-être souvent ceux qui trouvent le plus opportune (?) la campagne que nous avons entreprise contre elle. [Marc Sangnier a voulu peut-être écrire inopportune ou importune ; mais quod scriptum…]

Au reste, mon cher Maurras, croyez bien que, pour réprimer de tels abus, nous comptons beaucoup plutôt encore sur le courage de nos camarades que sur les circulaires ministérielles. Nous avons commencé d'ailleurs à suivre votre conseil, et quelques-uns de nos camarades sont déjà en quarantaine pour avoir voulu résister à cette avilissante tyrannie.

Il importe donc que nous soutenions ces braves. Il ne serait pas juste de les laisser tout seuls souffrir en silence, alors qu'ils se sont compromis avec nous et pour une cause qui, après tout, intéresse également tous les honnêtes gens.

Et maintenant, mon cher Maurras, arrivera-t-on à sauver la Taupe tout en la purifiant des saletés qui, je vous assure, en sont l'essence même ? Je n'ose guère l'espérer. Vous devez comprendre aisément mon sentiment, vous qui m'avez tant de fois affirmé que l'on ne pouvait pas assainir la République et qu'il fallait tout simplement la démolir. Ce que je n'admets pas pour la République, j'ai bien peur d'être contraint de l'admettre pour la Taupe.

Voilà, mon cher Maurras, ce que je voulais dire. Je connais la Taupe et les taupins infiniment mieux que vous. Je vous supplie, si vous avez quelque doute, de me faire la joie de me fixer un rendez-vous ; je vous montrerai beaucoup de documents que je ne pourrais, bien entendu, pas reproduire ici et pour cause, mais qui, je vous assure, éclaireront tout à fait votre religion.

Je suis convaincu que quand vous serez au courant de la question, vous vous unirez à nous pour cette campagne de salubrité publique. Ensuite nous recommencerons à discuter et à nous battre ; il y a assez de questions qui nous divisent ! En attendant, nous aurons eu la joie de nous trouver un instant unis pour une œuvre évidemment nécessaire et bonne.

Veuillez croire, mon cher Maurras, à mes sentiments bien cordiaux et les meilleurs.

Marc Sangnier.

Vous êtes insupportable mon cher Sangnier. Vous avez un journal, L'Éveil démocratique, une revue, le Sillon, et quantité de tracts, feuillets et folioles de second ordre. Il vous faut encore aller protester continuellement chez les autres. Vous contrariez les usages de la presse, et vous abusez de la loi. Si du moins vos répliques étaient directes ! Mais je n'ai été ni le premier ni le dernier à vous le dire, il vous est impossible de vous fixer sur un sujet. Vous ne cessez de virevolter alentour. Ce que vous maintenez fermement, c'est votre caprice, votre souhait, votre bon plaisir ; mais les raisons dont vous essayez de motiver tout cela changent d'un jour à l'autre et sont plus emmêlées que les nuances de la gorge des tourterelles.

Vous savez ce que c'est que la Taupe ? Vous le savez mieux que personne ? Alors, bon, dites-nous le carrément une bonne fois. On discutera sur vos dires. Le débat pourra se conclure avec sûreté. J'ai passé en revue vos griefs, l'autre jour, on a pu voir ce qu'il en fallait retenir. Vous apportez aujourd'hui des affirmations nouvelles.

Trois d'entre elles qui me concernent manquent d'exactitude.

  1. Je n'ai pas songé à « prendre la défense de la Taupe » mais, ce qui est bien différent, j'ai analysé le mode, le système et la cause de votre attaque. J'ai montré en quoi vous vous montriez, dans un petit sujet, fidèle à votre esprit, à l'esprit général du Sillon. Mon ami, M. René de Marans, en deux articles admirables 1, vous a obligé à renoncer définitivement au titre de « chrétien social ». Je me suis occupé de souligner plus clairement encore, s'il est possible, votre humeur individualiste et son fond secret d'anarchie. M. de Marans, comme M. l'abbé Emmanuel Barbier 2, juge cet éclaircissement indispensable à la défense de l'Église. Je le crois nécessaire au salut de mon pays auquel (involontairement, j'en suis sûr), vous pourriez préparer de rudes malheurs.

  2. Je n'ai pas non plus « comparé » une société d'écoliers à la famille et à la patrie ; au sens où vous prenez ce mot, on ne « compare » pas le charbon au diamant lorsqu'on dit que ces deux corps sont également constitués par du carbone plus ou moins pur.

  3. Encore moins aurai-je commis là une « profanation ». Voulez-vous que je vous apprenne ce que vous profanez sans cesse, vous, Sangnier ? C'est la parole humaine, c'est la langue française, c'est le don magnifique de l'éloquence, et c'est le don même de penser, qui chez vous ne servent jamais qu'à un jeu tantôt misérable, tantôt pernicieux.

Nous avons dit ce qu'on devait dire, ce me semble, sur les faits « immoraux », sur les « saletés » de la Taupe. Je n'y reviendrai pas. Vous ajoutez qu'elle est « grotesque », « incohérente », « inorganique », dénuée de tout caractère « sérieux », « utile », « fraternel ». Tous ces adjectifs mis ensemble me signifient avec clarté que la Taupe vous déplaît fortement, qu'elle vous a peut-être causé jadis des contrariétés violentes, que vous en gardez un souvenir détestable. Cela ne suffit peut-être pas pour motiver sa condamnation capitale. Êtes-vous sûr de l'inutilité absolue de ce groupement ?

D'abord, si on le laisse vivre, si on le respecte comme il faut respecter tout ce qui existe de positif, il peut cesser un jour ou l'autre d'être inutile et rendre des services inattendus. Puis, sa stérilité fût-elle éternelle, il offre toujours cette utilité précise et par là même précieuse, d'être ce qu'il est : de grouper. Il retient, il tient réunies toutes ces jeunes têtes, souvent séparées par leur origine, qui le seront encore davantage par la vie, et que l'émulation du lycée, les concours à l'entrée et à la sortie des grandes écoles, tendent à isoler dans les vues d'amour-propre et d'intérêt étroit.

Vous avez le génie du non-conformisme, mais êtes-vous bien assuré que la maxime « faire comme les autres » soit toujours à fouler aux pieds ? Il y a parfois plus d'héroïsme à faire sa partie dans le chœur qu'à moduler précieusement les soli de la vanité. Allons plus loin : toutes choses étant égales d'ailleurs, il faut faire comme les autres. La vérité normale est là. Oui, pour ne pas faire comme les autres, il faut avoir une raison particulière, un motif distinct, conscient, de son schisme individuel. Pour faire comme les, autres, il suffit de n'avoir pas de sujet déterminé d'agir différemment. C'est donc le cas le plus fréquent, et j'ajoute le plus utile. La société dont les membres se proposeraient, sous un prétexte de noblesse d'âme, de n'agir qu'en vertu de leur vœu personnel se dissoudrait rapidement dans les plus ignobles désordres. Une société, tout aussi absurde du reste, qui défendrait d'agir autrement que les autres, succomberait pourtant moins vite, ou même se contenterait de ne plus faire de progrès. L'être d'exception a des droits. Mais il a le devoir de ne présenter de tels droits qu'à leur titre de privilèges. Le citoyen qui transforme son droit privé en droit commun, c'est un parricide. J'ai bien peur que, en croyant nous forger des héros, vous ne prêchiez ce parricide social.

Vous comptez sur l'État, dites-vous, moins que sur l'énergie de vos camarades ? Mais vous n'en appelez pas moins sur d'autres camarades (coupables, entre autres choses, du délit et du crime de société naturelle et de corporation traditionnelle) les forces de l'État central ! Cet État devrait cependant être ici l'ennemi commun. Mais non. Quand un État fait son métier de juger, de punir, de châtier les traîtres selon le seul régime qui soit possible en matière de trahison, vous vous tournez contre l'État, et vous donnez la main à tous les anarchistes. Quand il ferme les yeux sur des illégalités dont le principe au moins est heureux, votre vieille verve juridique s'éveille, et vous lui dénoncez la Congrégation avec une insistance et un soin de ses droits dont il est lui-même inquiet.

Vos camarades sont en quarantaine ? Vous ne pouvez pas les lâcher ? Vous voulez les venger ? C'est très bien, cela. Je continue à redemander obstinément en quoi l'esprit de vengeance ou de châtiment vous force à exiger la mort de la Taupe. Vous n'osez espérer qu'on parvienne à la purifier. Vous m'assurez, mais sans en paraître sûr, que les saletés flétries par tous en forment l'essence, et vous vous sauvez dans le maquis des comparaisons. J'ai affirmé qu'on ne pouvait pas assainir la République et qu'il la fallait démolir ; vous ayez peur d'être contraint d'admettre la même conclusion pour la Taupe. Contraint par qui ? par quoi ? On ne peut pas assainir la République, il faut la démolir, parce que ce qui est mauvais en elle, c'est son principe, l'individualisme. Mais il faut au moins essayer d'assainir la Taupe, parce que son principe à elle est excellent, étant un principe de société et de solidarité entre les écoliers du même âge et du même avenir. Comment êtes-vous si cruel pour les accidents de la Taupe et si tolérant pour l'essence de la République ?

Individualisme ! vous disais-je dimanche. Il me faut bien le récrire aujourd'hui jeudi. Je ne puis appeler « évidemment nécessaire et bonne » votre œuvre, une œuvre qui s'inspire de ce qu'il y a de plus diviseur et destructeur dans la démocratie. Mais, comme il faut toujours s'instruire et comme la confiance de nos lecteurs me fait un devoir du perpétuel examen, j'accepte avec joie la rencontre proposée. Puisque vous me laissez le soin de fixer un rendez-vous, après-demain, onze heures du matin, chez moi, vous conviendrait-il 3 ?

Vous aussi, mon cher Sangnier, quelques rudesses que j'aie pu opposer à votre vivacité, veuillez croire à mes sentiments bien cordiaux, et les meilleurs. Ils se résument dans le vœu de vous voir changer de pensée et retourner en sens utile des forces qui ne tendent qu'à tout perdre et tout ruiner.

Charles Maurras
  1. Voir le second article du Dilemme de Marc Sangnier. (n.d.é.) [Retour]

  2. L'abbé Emmanuel Barbier avait écrit une brochure sur les idées du Sillon. Voir les notes 74 et 82 à notre édition du Dilemme de Marc Sangnier. (n.d.é.) [Retour]

  3. Ce rendez-vous eut lieu. Marc Sangnier, accompagné de son ami Georges Hoog, trouva chez moi mes amis, MM. Henri Vaugeois, Lucien Moreau et Jacques Bainville. Il entr'ouvrit une serviette en nous proposant l'examen des gravelures de la Taupe. Nous répondîmes que c'était inutile et que la question était autre. On commença à discuter sur les principes et l'on se mit bientôt à parler d'autre chose. [Retour]

Ce texte a paru dans la Gazette de France des 12 et 16 novembre 1905, il a été repris dans certaines éditions du Dilemme de Marc Sangnier.

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