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20 juillet 1938
La Politique

I
L'enthousiasme

Nos confrères du Petit Parisien m'ont demandé de prendre part à un hommage d'écrivains et d'hommes politiques qu'ils organisaient en l'honneur des souverains anglais 1.

Voici le texte de moi qu'ils ont publié :

L'union, l'étroite union des forces britanniques et françaises procède d'une communauté d'intérêts politiques supérieurs encore aux affinités morales des deux pays. Il leur faut vivre ensemble ou périr de la main du même ennemi.

Devant la ferme volonté de leur nature, que souhaiter à l'un et à l'autre ?

Je réponds : le sens net et lucide de ce qui leur importe le plus.

L'esprit public français paraît en voie de renouvellement. Mais, par toute l'étendue de l'empire de S. M. le roi George VI, le spectateur impartial ne cesse d'admirer, depuis quelques trimestres, les phénomènes de progrès et d'ordre dus à l'action vigoureuse et loyale d'un premier ministre également dévoué à sa patrie et à la paix.

La haute confiance dont l'opinion nationale et royale a revêtu M. Neville Chamberlain constitue un des rares espoirs, et peut-être le plus précieux, de l'heure dangereuse que vit le monde.

Le long cri de Paris : vive le roi, vive la reine ! Vive l'amitié anglaise, vive la paix ! signifiera aussi, pour tous les hommes conscients, une adhésion ardente à ces deux conditions d'un ordre international : les merveilles de la puissance, les mesures de la raison.

Une troisième force entre en jeu, et cela est digne du plus haut intérêt, la belle force que Mme Gérard d'Houville 2 signalait si justement avant-hier : l'enthousiasme.

Il est bon, il est juste, il est agréable et utile, il est surtout conforme aux plus favorables de nos destins, que le peuple français prenne conscience de tout ce qui l'appelle à penser, à sentir, à agir aux côtés des peuples et des souverains de l'Île bretonne. Ce pays plus celte encore qu'anglo-saxon, très fortement latinisé et, aussi, francisé à la conquête normande, n'est sans doute pas tout à fait prédestiné à ne nous épancher que des biens. Pour le moment, ni lui ni nous, n'avons le choix : si nous voulons vivre et bien vivre, il faut que ce soit la main dans la main, épaule contre épaule, cœur contre cœur.

Je sais tout ce que nos anglophobes peuvent dire des Juifs de la Cité de Londres et des innombrables conspirations maçonniques ourdies de l'autre côté du détroit. Ils savent fort bien que, sur chacun de ces points qui les touchent, je suis loin de leur donner sommairement tort : une attention inquiète doit être réservée à certains éléments du grand empire ami et pratiquement allié. Mais il n'importe ! L'essentiel est l'essentiel, le premier est le premier, ce qui fait la condition de la vie, du salut, de la non-extermination doit être mis et maintenu avec fermeté à son rang. L'ensemble, le vaste corps de communautés ultramarines, régi par S. M. George VI, garde la paix, garde la France, pourvoit à certaines terribles carences de la politique internationale que les maladresses d'après-guerre ont fait découvrir. D'ensemble, c'est là, c'est encore là que se trouve, que peut et doit se trouver la « défense de l'Occident ».

Est-il, pour le moment, plus urgente nécessité ?

II
Encore le nationalisme « exagéré ou mal compris » ?

L'étude distinctive entreprise hier me paraît de plus en plus importante. En quoi le nationalisme français n'est-il ni exagéré ni mal compris ?

Je sais voir l'objection des ignorants :

— Mais votre nationalisme n'est-il plus intégral ?

— Simple contresens. Intégral ne veut pas dire outré, ni fanatique, ni compris à rebours. Quand nous disons : la monarchie est le nationalisme intégral, nous disons que la monarchie héréditaire correspond à tous les moindres vœux, à toutes les plus petites parcelles des nécessités et des exigences de l'intérêt national. La monarchie fait face, la monarchie suffit, la monarchie satisfait à tout ce que désire le nationalisme sensé.

— Alors, intégral ne veut dire ni outré, ni violent, ni furieux ?

— Jugez-en vous-même. Le nationalisme hitlérien tend à revendiquer l'attribution au Reich de tous les territoires de langue allemande et de tous les hommes de sang allemand. Ce nationalisme Germain en vient à demander la Bourgogne à cause des Burgondes 3, la Franche-Comté à cause de Charles Quint, l'Alsace et la Lorraine pour leur dialecte, la Suisse alémanique comme la Hollande, la Flandre, l'Angleterre, en raison du bas-allemand qui est à l'origine de leur parler.

Où a-t-on vu des nationalistes français revendiquer le canton de Genève ou celui de Vaud ? ou la Wallonie belge ? ou les îles normandes, ou le Canada ?

— Mais vous avez voulu le Rhin 4 ?

— Les adhérents du nationalisme intégral n'ont pas, au sens qu'il faut donner à ce verbe, voulu le Rhin. Leur volonté, déclarée et motivée, était tout autre. Les nations allemandes, selon l'observation d'un grand Anglais, savent faire de la puissance, ne savent pas en user : les adhérents du nationalisme intégral  voulaient dès lors qu'une mesure de salut public européen fût solennellement prise contre elles, qu'on leur interdit tout accès à une unité nationale quelconque, et que les négociations du traité fussent menées de telle sorte que les diversités d'intérêt, les contradictions de sentiment, les oppositions territoriales et historiques, morales et religieuses existant entre les Allemagnes, fussent utilisées par la diplomatie et servissent à constituer cet État désuni, lâchement fédéré, confédéré à peine, en faveur duquel leurs gens commençaient à manifester. Établir ce principe juridique n'eût pas fait de bobo à un Allemand, ni même une mouche allemande. Cela eut entraîné simplement à créer, contre la férocité de l'esprit unitaire allemand, mieux qu'une digue ou une barrière : un empêchement intérieur, une difficulté intestine que les Allemands auraient eu beaucoup de mal à surmonter. Cette condition remplie, cette dispersion provoquée, la paix du monde était faite, il n'était plus nécessaire de coaliser, ni de gendarmer l'Europe contre la Germanie. Une surveillance sommaire, rapide, légère, suffisait.

— Mais vous ne vouliez-vous pas le Rhin ?

— C'était les nationalistes républicains qui « voulaient » le Rhin. Les nôtres n'envisageaient, à cet égard, que des mesures temporaires. Quand un Buré 5 leur serinait ou leur braillait la nécessité de cette prétendue annexion numéro un, nous répliquions : Attention ! Le Rhin peut-être utile et bon. Le Rhin peut devenir nuisible et dangereux. Si vous prenez le Rhin et laissez subsister un puissant noyau intérieur allemand, prenez garde au réveil d'irrédentismes dangereux. Ôtez l'unité allemande, cet irrédentisme n'est plus à craindre. L'attraction du noyau central n'existera plus. Il faut commencer par le supprimer, si l'on veut avoir la paix. Nous voulions les Allemagnes. Il est inexact que nous ayons voulu le Rhin, autrement qu'à titre de couverture transitoire, de défense indispensable contre les affreuses menaces que l'on avait follement laissé s'aggraver.

Il fallait bien garder le Rhin contre les accroissements monstrueux de Berlin, mais cette défense militaire de premier ordre n'eût pas été requise, ou ne l'eût été que très secondairement si l'on eût opposé la question préalable à toute reconstitution du Reich unitaire de Bismarck et de Guillaume II.

Notre nationalisme était celui de la monarchie française qui, par les habiles mesures du traité de Westphalie, assura à l'Europe cent quarante ans de garantie contre toute grande guerre, ferma nos frontières aux germains, y fit régner la liberté, la paix profondes. Les livres de Bainville sont, de l'Histoire de deux peuples à l'Histoire de France et au Napoléon, les colonnes de lumière qui mettent ces vérités dans tout leur plein. Il n'est pas moyen d'en douter pour les hommes de bonne foi. Avant toute vue d'expansion et de conquête, s'impose à nous l'idée de commencer par réduire les méchants, les boutefeux, les fauteurs de guerre à l'impossibilité de nuire. Cette impossibilité était réalisée par la politique française que renouvelèrent sur l'Allemagne Philippe-Auguste et Henri II, Louis XIII et Louis XIV, Richelieu et Choiseul. Nationalisme essentiellement humain, nationalisme de conservation et de protection.

III
Le nationalisme français est un nationalisme défensif

Exactement, c'est un nationalisme défensif.

Ce nationalisme ne peut imaginer d'envahir autrui que s'il y est contraint par quelque menace. Que nos amis d'Italie veuillent bien se rappeler certaines de nos discussions. Beaucoup d'entre eux (non pas d'hier, ils étaient bien plus nombreux et bien plus fringants à l'âge de Crispi 6) parlaient communément de nous chiper la Corse ou Nice comme italiennes : comme si Nice ne s'appelait pas Nice-de-Provence au temps de Cavour, par opposition à Nice-de-Montferrat 7 !

Le prétexte que l'on y parle des dialectes italiens ne vaut pas plus cher. On ne parle pas de dialectes italiens à Nice, on n'y parle niçard, un dialecte provençal, celui dont Sardou 8, le propre père du dramaturge parisien, a écrit la grammaire et le dictionnaire. Ensuite, si les Italiens disent que nous leur devons des terres alpines, nous leur répondons qu'ils se trompent, et que les vrais débiteurs, se sont eux. Au nom du principe qu'ils invoquent. Si d'un point V, placé à Vintimille, on mène du sud-ouest au nord-est, une droite jusqu'à Turin, à peu près tout ce qui est à gauche de cette ligne se trouve parler provençal, franco-provençal ou français. Ce n'est pas nous, intéressés, qui le disons, c'est le philologue allemand dénommé Hermann Suchier 9 dans son livre Le Français et le Provençal

Voilà nos répliques, et elles sont topiques, mais ne veulent point dire que nous élevions des prétentions sur telle ou telle haute région ou que nous rêvions de faire valoir nos droits sur le Valdotain 10… La frontière ne nous semble pas trop mal tirée, sauf quelque menues rectifications que nous engagions M. Pierre Laval a réclamer de Mussolini en 1935 ! Nous ne demandons pas mieux que de nous y tenir, sans égard ni aux langues parlées ni aux antiques foyers fondés. Ce n'est pas nous qui arguons de ces langues, ni de ses races. Ce n'est pas nous qui avons rien de commun avec ce système, cette doctrine, cette méthode, ce verbiage révolutionnaire que M. René Johannet 11 distinguait autrefois des nationalismes authentiques et naturels, par le nom de « nationalitaires ». Des nationalistes sensés ne se laissent hypnotiser par aucun des facteurs variés de la répartition des peuples ou du tracé de leurs frontières. Ni linguisticisme, ni racisme : politique d'abord ! Une politique nationale envisage les peuples comme des peuples, non comme des langues ou des sangs. Des races, si l'on veut, mais des races historiques. Entre tous, l'élément biologique est le plus faiblement considéré et le moins sérieusement déterminé. Dès lors, ces déterminations vagues d'une part, ces faibles considérations, d'autres part, ne peuvent porter qu'un effet : l'exaltation des fanatismes d'où sortent les exagérations que le Vatican dénonçait l'autre jour, et l'encouragement aux méprises et aux malentendus d'où procèdent, de la même manière, les mauvaises compréhensions dont le Vatican se plaignait dans le même discours.

On vient de voir que le nationalisme français ne peut encourir ni l'un ni l'autre de ces reproches.

Charles Maurras
  1. George VI et la reine Elizabeth avaient débarqué le 19 juillet à Boulogne pour commencer une visite officielle en France.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. Pseudonyme de Marie de Heredia, autrement dit Marie de Régnier. [Retour]

  3. Les Burgondes étaient, avant de s'installer sur le territoire bourguignon qui gardera leur nom, un peuple germanique dont le foyer d'origine était sans doute sur les bords de l'Oder. L'article porte curieusement Burdigondions, ce qui n'a apparemment aucun sens. Il s'agit sans doute d'une erreur de composition. [Retour]

  4. Double allusion à l'occupation française de la Rhénanie après 1918, qui fit un temps envisager une république autonome servant d'État-tampon, et plus généralement aux doctrines nationalistes qui voulaient s'assurer des positions sur la rive gauche du Rhin. [Retour]

  5. Émile Buré, chef de cabinet de Clemenceau. [Retour]

  6. Francesco Crispi (1819–1901), premier ministre italien de 1887 à 1891 et de 1893 à 1896. Maurras le cite souvent en mauvaise part. [Retour]

  7.  Nizza Monferrato, ville du Piémont. [Retour]

  8. Antoine Léandre Sardou, père de Victorien, déménagea sa famille à Paris après que la propriété familiale du Cannet avait été ruinée par un hiver qui y avait détruit tous les oliviers. [Retour]

  9. Hermann Suchier (1848–1914), philologue, professeur à divers endroits avant d'être recteur de la prestigieuse université de Halle, et qui mena entre autres des travaux sur le français et le provençal. [Retour]

  10. En toute rigueur, le valdotain est la variante du franco-provençal qui est parlée dans une partie du Val d'Aoste. Le langage est ici mis pour le territoire. [Retour]

  11. René Johannet (1884–1972), journaliste et écrivain, collaborateur de L'Action française et de la Revue universelle, il fut aussi proche de Péguy et de Sorel. [Retour]

Texte paru le 20 juillet 1938 dans L'Action française.

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