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Les Idées royalistes

M. le Directeur de la Revue hebdomadaire a bien voulu nous convier 1 à cette « mêlée des partis » afin d'y produire les « idées royalistes ».

La proposition était deux fois nouvelle pour des hommes qui ne cessent de répéter que le pays meurt des partis et qui se défendent d'avoir aucune idée propre. Ce qu'ils en pensent se réfère à un programme de réforme et de salut public indivis entre bons citoyens. « Tout ce qui est national est nôtre. » « Je ne serai pas le roi d'un parti. » Ces maximes royales contiennent une règle sérieuse et pratiquée. Les royalistes n'aspirent pas à se distinguer des autres bons Français. Mais, dès lors, comment nous décrire, comment nous définir ?

I

D'abord écartons l'utopie. Nous savons bien que les partis ne sont pas toujours les effets du caprice ou de la malice des hommes. Ils résultent souvent de la nature des choses. Pour établir l'accord parfait, spontané, unanime, il ne suffit pas de nier des divisions qui existent et dont quelques-unes ont le droit d'exister. Elles tiennent à la prodigieuse diversité de sentiments et d'intérêts, de climats et de caractères, d'origine et de valeur morale qui se rencontrent dans le composé humain et plus abondamment encore dans le composé français.

Outre les bons et les méchants, les cupides et les intéressés, les ignorants et les sagaces, il y a chez nous les riverains de la mer, échelonnés sur un littoral immense, et les colons de la terre, la plus belle, la plus fertile terre de l'Europe, et la plus diversifiée : plaine et montagne, prés et vergers, jardins et labours ; ici, culture, là cueillette, et, sans parler de la variété des industries et des négoces, il y a celle des cueillettes et des cultures. Ce pays ainsi fait, producteur d'objets de première nécessité, ouvrier réputé d'articles de luxe, s'étend sur plus de 500 000 kilomètres carrés, nourrit près de quarante millions d'habitants, et, n'étant pas d'hier, doit ajouter à ses variétés naturelles celles qui viennent du passé accumulé et que la tradition religieuse ou morale a perpétuées. Rien de tout cela ne saurait s'épanouir un peu librement sans se heurter à l'apparence d'un contraire. De plus, l'esprit français possède le sublime et périlleux talent de transfigurer les éléments en lutte pour leur imposer la couleur des idées éternelles. Il dépasse le fait, il repousse la terre; il raisonne dans le plein ciel où l'humanité, la justice et le droit sont pris à témoin d'intérêts et de sentiments inférieurs.

De quelque façon qu'on les juge, on n'abolira pas ces caractères fondamentaux de notre patrie tels qu'ils se dessinaient déjà du temps de Vercingétorix et de son père Celtil. Les premiers rudiments de sa géographie annoncent à la France cette menace des factions ; tant que l'on n'aura pas changé la forme et le relief du territoire compris entre la mer, les Alpes, les Pyrénées, le Rhin,et l'Océan, on y verra planer le même esprit de division cruelle. La beauté de l'enjeu devra même augmenter le risque. Cette aire magnifique, si forte et si puissante quand l'ordre et la paix y fleurissent, développe des rivalités d'intérêts, génératrice des partis, absolument comme le Gange porte la peste ou le Mississippi la fièvre jaune ; c'est un véritable endémisme, et, comme l'Européen soucieux de se bien porter adopte aux Indes ou en Amérique un système de précautions appropriées, notre hygiène politique nous prescrit avant tout de nous mettre en défense contre la division. Nos factions remettent le pays en charpie toutes les fois qu'on néglige cette défense.

Or, voici le scandale. Non seulement ces précautions élémentaires ne sont plus prises, mais la France contemporaine a prétendu tirer des partis, c'est-à-dire de son point faible et de son mal, un moyen de conservation, de réforme, d'administration, de gouvernement ! Elle a accepté que les partis la gouvernent. Leur reconnaissance légale et leur fonctionnement normal sont censés fournir à l'État sa propulsion et sa discipline, son ordre et ses progrès ! On ne fait pas garder les brebis par les loups, mais on confie l'intérêt général à son contraire exact : l'intérêt de parti. La convention démocratique a pour but de consacrer, pour résultat de maintenir cette anomalie criminelle. Ce qui devrait tomber sous le coup de la loi est chargé de la faire et de l'appliquer. L'autorité souveraine et la dignité suprême sont attribuées par la loi aux plus actifs des compétiteurs en présence, et d'une manière qui n'est jamais définitive, mais toujours temporaire : comme afin de ne décourager aucun chef de clan, de les provoquer tous à de nouveaux bouleversements en vue de rassembler de nouvelles majorités !

Du point de vue français, la perspective ainsi ouverte aboutit nécessairement à la ruine. Sans doute, à d'autres points de vue, l'on peut soutenir que la justice distributive est satisfaite : c'est le chacun son tour passé en système ! Si la vie politique se réduit à dominer afin de piller et de profiter, il n'y a rien à répliquer à cette vue du Juste et du Bien. On peut aussi prétendre que, la vie étant un combat, il est conforme à ses lois qu'un pareil combat s'éternise en divisant sans cesse nos tronçons et nos débris les uns par les autres. On peut enfin imaginer d'ingénieuses comparaisons médicales touchant le mal qui se transforme insensiblement en remède comme un virus atténué qui procure l'immunité. On n'oublie qu'une chose : le sérum immunise et le mal des partis, devenu constitutionnel, même décoré des beaux titres de République ou de bien public, n'immunise pas, mais dissout.

L'activité nationale se sent empoisonnée si dangereusement qu'elle s'en inquiète. Un peu partout on accuse la « politique », c'est-à-dire les partis. La noble science d'Aristote, de Machiavel et de Bossuet, l'art profond de Louis XI et de Richelieu n'ont rien à voir avec cette acception du terme : politique, aujourd'hui, signifie, la plupart du temps, ce dissolvant économique, moral, social, religieux, né de la force des factions. Ceux qui disent : « Je ne fais pas de politique » sont généralement les patriotes, les laborieux, les prudents et les renseignés ; ils constituent l'une des dernières réserves du fonds national. Fonds riche encore il y a vingt ans 2 et qui s'épuise avec rapidité parce que ceux qui s'écartent de la politique dans le travail ou dans l'étude, la politique les rejoint. Quand ce n'est pas l'État, par ses exactions ou ses vexations, les sergents recruteurs des partis viennent solliciter ces gens de bien d'adhérer, de s'inscrire, de s'embrigader, et c'est parfois au nom d'intérêts sacrés ou de sentiments parfaitement purs.

Mais, quelles que soient les nobles intentions de beaucoup, tous se heurteront à des politiciens de profession inspirés de mobiles moins nobles, quelques-uns tout à fait bas, et ce mélange de bien et de mal compose un état de mœurs qui répond douloureusement à la sombre et prophétique peinture que donnait Fustel de Coulanges dès 1889 :

Si l'on se représente tout un peuple s'occupant de politique, et, depuis le premier jusqu'au dernier, depuis le plus éclairé jusqu'au plus ignorant, depuis le plus intéressé au maintien de l'état de choses actuel, jusqu'au plus intéressé à son renversement, possédé de la manie de discuter les affaires publiques et de mettre la main au gouvernement ; si l'on observe les effets que cette maladie produit dans l'existence de milliers d'êtres humains ; si l'on calcule le trouble qu'elle apporte dans chaque vie, les idées fausses qu'elle met dans une foule d'esprits, les sentiments pervers et les passions haineuses qu'elle met dans une foule d'âmes ; si l'on compte le temps enlevé au travail, les discussions, les pertes de force, la ruine des amitiés ou la création d'amitiés factices et d'affections qui ne sont que haineuses, les délations, la destruction de la loyauté, de la sécurité, de la politesse même, l'introduction du mauvais goût dans le langage, dans le style, dans l'art, la division irrémédiable de la société, la défiance, l'indiscipline, l'énervement et la faiblesse d'un peuple, les défaites qui en sont l'inévitable conséquence, la disparition du vrai patriotisme et même du vrai courage, les fautes qu'il faut que chaque parti commette tour à tour à mesure qu'il arrive au pouvoir dans des conditions toujours les mêmes, les désastres et le prix dont il faut les payer ; si l'on calcule tout cela, on ne peut manquer de dire que cette sorte de maladie est la plus funeste et la plus dangereuse épidémie qui puisse s'abattre sur un peuple, qu'il n'y en a pas qui porte de plus cruelles atteintes à la vie privée et à la vie publique, à l'existence matérielle et à l'existence morale, à la conscience et à l'intelligence, et qu'en un mot il n'y eut jamais de despotisme au monde qui pût faire autant de mal. 3

Telle est bien la situation. Mais comment a-t-on pu concevoir pour la France le gouvernement des opinions et des partis, sans en prévoir tous ces effets automatiques ? Quand nos concitoyens s'étonnent de l'effroyable fécondité de leurs maux, il faut les prier d'examiner si tout ou presque tout ne provient pas de la faute unique, commise par eux ou par leurs parents, lorsqu'ils ajoutèrent aux trop nombreux sujets de discorde qui leur étaient déjà si naturels un régime qui vient récompenser et couronner les fabricants les plus subtils et les plus heureux de discordes nouvelles. Au lieu de soustraire aux partis les honneurs, les profits et les mirages du pouvoir, vous leur avez fait entrevoir ces dépouilles opimes 4. L'homme aurait cessé d'être l'homme si les factions et les factieux ainsi tentés n'avaient pas causé tout le trouble possible et dérangé tout ce qu'il était possible de déranger.

Quand le personnel gouvernant ne se recrute et ne se succède que par compétitions, cet art d'ébranler, de secouer, de détruire se confond avec l'art de conduire et de gouverner. Tous vos chefs ont dû commencer par se montrer opposants jusqu'à l'anarchie pour finir par des répressions extravagantes. Ils ont dû outrer le goût du désordre, comme ils ont dû, plus tard, exagérer la fureur de conservation. Et ces palinodies nécessaires déploient, du haut en bas de la vie publique, un exemple si corrupteur, que leur programme de justice politique ou de justice sociale apparaît immoral, non dans l'accident ou l'abus, mais dans l'essence de son principe : le mécanisme républicain ne saurait fonctionner régulièrement sans pervertir les plus petits par les plus grands, les soldats par les chefs et le chœur anonyme par ses plus fameux coryphées.

Cette démoralisation générale n'est pas économique. Elle coûte même très cher. Jadis la politique se donnait la mission de calmer, d'adoucir et de pacifier la concurrence des intérêts naturels : il faut ici qu'elle s'applique à les porter au paroxysme. Chaque parti, avec les classes ou les localités qu'il syndique, sent qu'il est de son intérêt de se montrer irréductible, tout ce qui ne tourne pas au profit de son intérêt devant être capté par l'intérêt antagoniste. Quelquefois la bataille cesse, un parti vient de l'emporter solidement. Mais l'action politique de ce victorieux ne sort guère du médiocre à cause des efforts qu'il lui faut dépenser pour rester sur sa position. Un gouvernement qui servirait l'intérêt général représente les groupements des forces nationales qu'il utilise, par la simple formule :

a + b + c + d… x + y + z

En entendant par chacun de ces signes l'une de nos variétés françaises, un tel gouvernement estime qu'il suffit de la mettre à sa place et de la classer dans son ordre pour lui épargner tout conflit avec ses pareilles : dans cette formule, les éléments s'additionnent et l'on peut s'appliquer à réduire les déperditions à un minimum insensible. Au contraire, dans le régime des partis cela ne se peut pas ; les intérêts dressés, hérissés, se défendent ou s'attaquent les uns les autres en toute liberté, avec une violence que rien ne borne, puisque le pouvoir politique est en eux tout entier et que leur résultante seule gouverne ! La formule de leurs rencontres et de leurs antagonismes devra donc s'écrire, en mettant les choses au mieux :

(a + b + c + d…) - (v + w + x + y + z)

Au lieu d'un total à peu près pur, on obtient un reste et le faible produit de l'action politique ne s'exprime que par la différence entre la minorité et la majorité. La plus grande partie du groupe vainqueur, s'employant à bloquer le vaincu, est frappée de la même nullité que les forces d'opposition qu'elle doit tenir en balance.

Un tel gouvernement est obsédé jusqu'à l'oppression par la nécessité de se défendre et de durer. L'opposition est excitée et encouragée par la règle même du jeu, par la loi et l'esprit de la constitution, à renverser un gouvernement dont la durée ne dépend que de l'état de l'opinion. Le parti vainqueur est donc obligé de surveiller très durement l'esprit public. Il doit même le capter le plus haut possible et c'est pour y mieux parvenir qu'il voudra instruire les enfants, acheter les agences et les journaux. S'il ne peut le faire ouvertement, il y tendra secrètement. S'il le néglige, il se néglige lui-même et trahit l'intérêt de sa cause et de son idée.

Ne dites pas que tous les gouvernements en sont là. Beaucoup de régimes présents et passés se sont également honorés par un grand respect de la voix populaire et par l'indépendance à l'égard de ses suggestions. La résistance de Bismarck au Landtag 5 aura fait l'origine de la grandeur prussienne, celle de M. Estrup 6 aura peut-être sauvé le petit peuple danois. Aucun régime de parti n'aurait permis ces grandes œuvres, réalisées en dépit des majorités. Il faut donc extorquer leur assentiment. Un parti régnant ne s'en passe pas. Ses écoles d'État, sa presse d'État, son Église d'État, sa mainmise croissante sur la vie et les industries privées résultent de sa propre nécessité vitale : pour « tenir » l'opinion, il multiplie les lois, les règlements, les fonctionnaires, il se méfie et s'empare de tout. Mais sa jalousie ombrageuse est aussi fort capable de s'évanouir dans une lâcheté immense. Il est prompt à se faire laquais d'une opinion quand il désespère de la domestiquer. Toute idée qui a quelque vogue, si elle ne le menace pas directement, s'impose à lui. Il l'adopte sans en examiner la vérité ni l'erreur, l'utilité ni le danger. Est-ce un « courant » ? Voit-il le moindre risque à contrarier le « courant » ? Sa décision suit ce mobile. Du fait de son mécanisme plébiscitaire, qui l'asservissait à l'opinion publique, le second Empire, issu d'une conspiration en faveur de l'ordre, finit par coopérer au pire désordre. Afin de se réclamer de thèses avancées ou de traditions révolutionnaires, qui étaient en faveur et qu'il crut propres à lui rallier des suffrages, ce gouvernement de parti bouleversa ou laissa bouleverser l'Europe, sans pouvoir même réfléchir que cette France, dont il avait la garde, en serait brisée forcément.

Faiblesse et tyrannie, abus continu de la force, s'il la possède, sujétion éternelle à la crainte de succomber, ces caractères généraux du gouvernement des partis avaient été décrits et énumérés par des Maîtres 7, avant qu'ils se fussent réalisés à nos dépens. Ce que prévoyait le génie apparaît aujourd'hui au premier venu.

L'expérience parle. Elle montre la crise religieuse et la guerre sociale à l'intérieur, au dehors notre diminution générale. Tous les ressorts de l'État se sont relâchés, ses ressources sont au pillage. Les services publics qui ne servent que la nation accusent nettement une décadence profonde : c'est le cas de l'armée, c'est le cas de la marine et de la diplomatie. Quant aux autres services, ceux qui doivent étendre l'influence de l'État partout où elle n'a que faire, ces services parasitaires prennent un développement qui ne permet plus aux Français que les mouvements de leur petite guerre civile : la centralisation favorise donc l'anarchie, qui éclate. Un ancien ministre avoue que « la France se dissout » et, pour répondre à l'inquiétude de ce coupable, la cohue des victimes, ces Français désintéressés que la politique laissa jadis indifférents, se demandent, le cœur serré, s'il est vrai que leur nationalité puisse s'effondrer de la sorte !

II

Trait singulier de l'intelligence et du sentiment de ce pays-ci : une conscience française se réveille dans les moments de colère et de deuil. Oui, certes, nos diversités sont inhérentes à la forme de notre sol et de notre esprit, mais il faut bien aussi qu'il y ait « une » France. Oui, notre unité fut un chef-d'œuvre d'art historique, mais cette unité-là dut avoir ses raisons, elle dut correspondre à des réalités tangibles, pour avoir résisté à tant de destructeurs ! Une civilisation, un esprit, une langue, un goût, une société, une politesse, des mœurs, ces expressions d'intérêts profonds ou sublimes, ces hauts produits de notre combinaison séculaire ne peuvent donc se renoncer aussi facilement que l'espèrent nos ennemis. Menacés, ils se développent et la sensibilité patriote qui se manifeste par la force de la douleur peut changer, par sa réaction, bien des choses à notre destin.

Mais, surtout, ne supposons pas qu'elle doive jamais devenir assez claire pour commander et régner seule. Le sort de l'Assemblée de 1871 avertit que nous ne sommes pas un pays d'opinion gouvernante. Pure, droite, patriotique, l'opinion française livrée à ses éléments propres est vouée aux déchirements. Mais, de le bien sentir, peut venir le salut. Et, à vrai dire, il vient. Ce que peut créer, ce que crée déjà la renaissance d'un véritable esprit public c'est la vue précise, la pensée clairvoyante de son centre et de ses limites. On revient à cette pensée avec netteté et courage. Comme dans le discours de Ronsard sur les misères de ce temps, on refuse d'admettre que nos longs efforts historiques soient avortés, que la fin de la France approche et que tant de héros et de princes, de citoyens et de soldats aient travaillé, peiné, combattu inutilement. La nouvelle génération, surtout, s'est révoltée contre la résignation à la mort ; elle ouvre de grands yeux sur les enchaînements de causes et d'effets qui ont amené nos malheurs, et la leçon comprise semble devoir être appliquée. Au surplus, la génération antérieure défend avec mollesse l'erreur dont elle fut bercée et, quand elle s'entend âprement reprocher d'avoir élevé sur le trône ou scellé sur l'autel la statue de la Division, l'idée de la Querelle, la notion du Parti, elle cesse de se vanter, comme jadis, d'avoir fait un pas mémorable sur la barbarie des vieux âges : elle tombe d'accord que l'idole était un faux dieu et que les Maîtres avaient raison d'en attendre bien des malheurs. La seule excuse offerte consiste à alléguer que le mal est fait sans remède.

Mais ce remède est simple, et la jeunesse y vole. Si le règne des partis politiques est ruineux ou stérile, pourquoi ne pas y renoncer ? Si l'expérience montre l'impuissance des diversités électorales à créer un ordre français, pourquoi ne pas le redemander, cet ordre, à l'unité héréditaire qui échappe aux partis ? Qui s'éloigne de la théorie des partis et de la doctrine des gouvernements de partage s'éloigne de la République et chemine inconsciemment vers la Monarchie. Il cherche. Il peut s'apercevoir que les royalistes ont trouvé. Il lui suffit de se souvenir avec eux. Au besoin, ceux-ci lui expliquent notre passé, qui n'est pas tout division ni déchirement. Entre l'âge lointain de l'anarchie celtique, mérovingienne ou carolingienne et la première proclamation de la République, s'étend cette longue et compacte période qui va de 987 à 1789. Là, on vit s'élever d'étage en étage la Maison qui porte le nom de la patrie. Là régnèrent par larges espaces la prospérité, le progrès et tous les autres fruits d'une unité vivace. Là, de siècle en siècle, par efforts inégaux mais constants, la France se fit, « la France qui a créé tout ce dont nous vivons, ce qui nous lie, ce qui est notre raison d'être 8 ». « La France est de la sorte le résultat de la politique capétienne continuée avec une admirable suite 9 ». La zone de neuf siècles comporte d'ailleurs quelques points de fléchissement, mais ils sont instructifs : où l'on note l'éclipse de l'unité française, apparaît aussi un défaut de l'autorité de nos rois ; c'est la prison de Jean le Bon, la folie de Charles VI, la crise politico-religieuse du seizième siècle, la minorité du grand roi. Mais toujours la restauration nationale coïncide avec la royale : à preuve, Louis XIV, Henri IV, Charles V, Charles VII. La magnifique histoire de Jeanne, d'Arc semble même associer le ciel à la terre pour vérifier cette loi, car la sainte bergère n'apporte sa victoire à la France que par le roi, et la bénédiction mystique épanchée par ses voix dans les chênes de Domrémy désigne le dauphin de Bourges et prescrit le sacre de Reims : — Si vous voulez ceci, la restauration de la France, il faut vouloir cela, le retour de la royauté.

L'historien qui constate ces liaisons ne les explique pas toujours. Mais il a le devoir de les reconnaître et de les publier. Toutes nos périodes d'unité prolongée sont des périodes royales. La défaillance des personnes fut toujours réparée par le nerf de l'institution. Toutes les fois que la France a pensé, senti, travaillé avec la synergie durable de ses éléments les plus opposés, le pouvoir royal apparaît comme distributeur, régulateur et metteur en œuvre. La règle et l'ordre disparaissent quand il disparaît. Ils reparaissent avec lui, si bien que nos synthèses portent toutes des noms de rois.

Il devient donc de plus en plus difficile à des esprits jeunes et purs de ne pas méditer sur ces concordances et de ne pas se demander si nos variétés naturelles, au lieu de se combattre comme elles font, ne pourraient de nouveau composer autour d'un pouvoir incarnant l'intérêt public et qui imposerait le service public. Les constantes de notre histoire montrent que, sous le roi, nos partis se confondraient et s'unifieraient peu à peu : leur personnel s'éclaircirait, puis disparaîtrait à mesure que des satisfactions convenables seraient accordées à ce que chaque subdivision signifie de réel ou propose d'utile. Et le gros du pays serait enfin soulagé de la « politique » ! On pourrait enfin vivre sans avoir à prendre parti !

À tout prix, il faut en finir avec une absurdité ruineuse. Les partis gouvernants redeviendront des gouvernés. Il suffit de réaliser ce que la raison d'être de chacun peut avoir de juste pour briser leurs ambitions de souveraineté.

III

Mais cette opération de synthèse patriotique ne peut s'accomplir sans considérer certains éléments issus de l'histoire administrative et sociale du pays.

Avant d'établir une dynastie, le Premier Consul représentait le parti révolutionnaire, et l'ensemble de ses fondations, encore en vigueur aujourd'hui, se ressent de la nécessité où il se trouva d'émietter la nation pour maintenir sa puissance. La fameuse lettre au roi de Naples, « Établissez le code civil à Naples. Tout ce qui ne vous sera pas attaché va se détruire, 10 etc. », accuse nettement cette volonté et cet intérêt. Tout a été dit sur les destructions méthodiques accomplies ou confirmées alors aux dépens de l'Église, de la Famille, de la Commune, de la Province, des Métiers, de l'Université, de toutes les Compagnies et Communautés d'ordre local ou professionnel, religieux ou civil. Ce grief général de la nation et de la société française contre les institutions consulaires est classique depuis longtemps. Mais on connaît moins l'autre grief qui résulte de cette « atomisation » des forces du pays. Isolé et « dissocié » par la législation, non seulement le citoyen s'est trouvé sans appui contre l'État, mais il eut la surprise de se sentir aussi battu et dépossédé, dans son propre pays, par des gens qui n'en étaient guère ou qui n'en étaient presque plus. On avait émancipé les juifs, rappelé les exilés protestants de 1685, à qui un séjour d'un siècle à l'étranger avait fait oublier bien des traits nationaux. Le métèque appelé, caressé, adulé, foisonnait en outre. Tout ce monde formait de petites sociétés et des clans ténébreux qui se juxtaposaient à la Maçonnerie ou se confondaient avec elle, comme si elle eût été chargée d'acclimater les nouveaux venus. De toute façon, les nouvelles colonies étaient aussi fortement organisées que notre société l'était peu. D'imperceptibles vagabonds cachés dans leur maison roulante se soustrayaient facilement par les mœurs à nos lois. Ils pouvaient donc être, à leur gré, aussi communautaires que nous étions plus étroitement tenus à l'individualisme. Toujours serrés en groupe, leurs soldats ont livré sur tous les terrains, affaires, politique, littérature et art, de petits combats où les nôtres, toujours désunis, ont eu fatalement le dessous. La qualité inférieure de ces immigrants n'était pas douteuse, mais leur clan apportait la discipline et par là même le nombre relatif. Ainsi se composa dans notre endettement un faisceau international de forces publiques, autour duquel s'aggloméra peu à peu le parti qui devait s'emparer de l'État 11. L'État, décapité, puis affaibli par les premières applications du gouvernement des partis, ne fit pas de résistance sérieuse. Déjà parlementaire sous la Restauration et le Gouvernement de Juillet, plébiscitaire un peu plus tard, finalement réduit à des cabinets ministériels asservis au Parlement, l'État français était à peine à conquérir. L'Étranger de l'intérieur a pu l'acheter. Centre du vieux parti républicain, se gardant par sa fixité, sa richesse, sa structure héréditaire et religieuse (élément qui rend un hommage indirect mais certain à la vertu politique de l'hérédité), l'État juif, avec ses trois alliés maçon, protestant et métèque, embusque ses fidèles aux points stratégiques de l'administration. Son organisation propre, étant conservée, joue de la centralisation pour établir, sans se montrer, sa volonté. Il distribue les places, il fait les élections. Il dirige toute notre politique française.

Les historiens futurs seront plus à l'aise que nous pour voir le détail de sujets ainsi dominés et réglés par les étrangers qui manœuvrent notre mécanisme d'État. Celui qui décrira les phases de l'anticléricalisme sous la troisième République, dans ses relations avec le Kulturkampf de Bismarck et les loges italiennes, a pu collationner bien des textes probants. On ne saura qu'un peu plus tard toute la vérité sur l'histoire de cette idée de Revanche, avec laquelle on a si longuement mystifié le bon cœur des Français. Une histoire secrète du Congrès de Berlin, quelques notes complémentaires sur le boulangisme, le Panama et l'affaire Humbert mèneront jusqu'à cette affaire Dreyfus sur laquelle on a tant écrit et dont on ne peut encore qu'inférer la substructure.

Mais le mystère du détail ajoute à la clarté limpide de l'ensemble. Un rythme saisissable règle depuis quarante ans le pas du régime. À chaque grande crise, il se révèle tel qu'il est essentiellement, et toujours pareil : hostile à l'Église, hostile à l'armée, anti-militaire, anti-catholique. Cela éclate à la Commune, cela reparaît contre le maréchal de Mac-Mahon, contre le général Boulanger, contre l'état-major de 1897 et les congrégations de 1900, contre les officiers catholiques et nationalistes de 1903, 1904, 1905, contre le clergé et le pape dans les mêmes années. Il est palpable que l'on veut nous retrancher nos traditions intellectuelles et morales, en même temps que nous découvrir devant un ennemi matériel. La force militaire est affaiblie méthodiquement, tantôt par des lois qui désarment (1889, 1905), tantôt par le jeu concerté des tracasseries administratives et des intrigues de presse, mais le résultat est certain : notre armée était au plus bas par la volonté d'un général-ministre au moment précis où elle aurait dû atteindre le plus haut point de préparation et d'entraînement, c'est-à-dire en avril et juin 1905, lorsque nous avions à relever le défi de l'Allemagne et qu'il fallut subir, « humiliation sans précédent », le renvoi de M. Delcassé. Notre armée de mer ne s'est pas désorganisée toute seule. Il y a eu, pendant ces dix dernières années au moins, un effort conscient et volontaire, pour faire tomber nos forces navales au-dessous de l'Allemagne, des États-Unis, du Japon. D'autres malheurs sont imputables aux défauts matériels du régime. Ceux-ci ne se comprendraient guère s'ils n'étaient de main d'homme. Il existe certainement une politique religieuse et scolaire qui s'exécute presque sans arrêt : notre désorganisation maritime et militaire doit procéder aussi d'un plan destructeur.

IV

Le pays n'est donc pas seulement divisé, mais trahi, occupé, exploité par un ennemi de l'intérieur. Si donc l'on veut tenter l'œuvre de synthèse et d'union, il importe de surveiller ces corps étrangers ou demi-étrangers. La franc-maçonnerie doit être mise dans l'incapacité de nuire. La communauté protestante, qui nous fait la loi dans l'université, l'administration et la librairie, doit être prévenue qu'elle est sans droits sur nous ; ni le nombre de ses adhérents (le quatre-vingtième de la nation), ni la qualité de ses vues (un fond d'anarchie) ne lui confèrent de privilège quelconque. Enfin, les métèques et les juifs doivent être informés qu'ils ne sont point Français. Ces mesures, qui auraient paru odieuses voici trente ans, exciteraient surtout de l'enthousiasme. « Dehors, les barbares », c'est le nouveau cri national.

Mais, comme ces barbares n'ont prévalu qu'à la faveur des lois d'émiettement déterminées par les idées révolutionnaires, idées et lois causes de ruine seront rejetées de nos matériaux de reconstruction, car elles nous élimineraient à très bref délai si nous ne prenions les devants : l'individualisme égalitaire et libéral détruit l'individu, et l'étatisme, qui boursoufle l'État, finit par le tuer. Et ces propositions auraient fait crier voilà trente ans. Et chacun en convient à peu près aujourd'hui. L'abandon des principes de la Révolution, consenti si gaiement par l'esprit public, reflète aussi un état de choses. Loin de se niveler, notre société a vu se former beaucoup de différences et de hiérarchies nouvelles, le mouvement révolutionnaire lui-même procède sur une base professionnelle et différenciée; les passions nationales ou régionales sont surexcitées, comme les sentiments de classe ; on a vu enfin renaître le goût de l'autorité politique, le mépris du suffrage et du Parlement. La Révolution a proclamé le règne des assemblées ; la France leur prodigue aujourd'hui son horreur. La Révolution a fait le département ; la France ne parle plus que provinces. Elle a supprimé la corporation et la France est syndicaliste. Elle a nié toutes les traditions, et le cœur de la France s'attache avec passion à tous les « réveils du passé 12 ».

Pour que la contre-révolution aboutisse, il lui suffira donc d'être tenace, conséquente, inflexible à l'égard des principes, en se montrant, tout au contraire, infiniment conciliante avec les hommes et les sentiments exprimés. Le bonheur des temps a voulu que cette double règle d'action politique se trouvât très exactement incarnée, avec un à-propos significatif, dans la personne de celui que le droit national appelle à régner sur la France. On peut en juger, en effet, par le recueil de ses Actes et de ceux du comte de Paris et du comte de Chambord publié par ses soins.

Monseigneur le duc d'Orléans a su rajeunir sa tradition et donner des motifs nouveaux à ses antiques droits en s'associant de très près à chacun des élans organiques de notre temps. Sur la question juive par exemple, Henri V n'apparaît ni plus traditionnel, ni plus légitimiste que l'auguste auteur du discours de San-Remo 13. Mais, associé de la sorte au progrès général de la contre-révolution ambiante, Philippe VIII n'en est pas moins uni à notre lourd passé de révolutions par la chair, par le sang, par les passions et les actes de ses ancêtres. Nul ne s'est exprimé avec plus de tendresse et de sympathie pour tout ce que la France révolutionnaire compte de gloires et de douleurs, de satisfactions et d'épreuves. L'erreur qu'il dénonce a fait partie de son patrimoine, comme du patrimoine de la nation.

De ce passif commun, le prince se détache : tous les autres Français s'en détacheront comme lui. Il personnifie la réaction nécessaire, la réconciliation qui ne l'est pas moins. Son adhésion profonde à la vérité politique, en écartant toutes les déviations malfaisantes, lui rallie les rares familles restées pures de la grande contagion ; et le reste de la nation, la foule de ceux qui ont été entraînés, les fils de jacobins, les descendants des régicides, pourront répéter d'après lui la plus cordiale formule de réparation et d'oubli : — S'il est vrai que les pères se sont trompés ensemble, pourquoi les fils ne reviendraient-ils pas ensemble aux maximes qui les sauveraient de concert 14 ?

Rien ne sera sans la conciliation des personnes. Mais elle se fera sur des principes vrais. Plus ceux-ci auront de fermeté et de force, mieux les intéressés en comprendront le sens impersonnel et supérieur. On finira par voir que nos vieilles méprises serviront à des enseignements d'avenir. Il n'est pas de position historique comparable à celle de ce prince pouvant choisir et grouper dans une direction aussi franche toutes les dispositions, tous les esprits, tous les caractères et toutes les hérédités. La vérité politique fera le reste.

Cette monarchie qui a construit la nation est assez patriote pour solliciter profondément les nationalistes. Les internationalistes, qui recherchent, au fond, des ententes extérieures pour la réglementation du travail, sentiront que l'activité diplomatique du royaume donne des résultats que la République ne peut rêver. Tous les autoritaires, tous les amateurs de bonne administration respireront en apprenant enfin que la tyrannie ravageuse des assemblées va céder au contrôle et à l'initiative d'un grand pouvoir. Les plébiscitaires qui se font illusion sur la valeur des votes populaires réfléchiront qu'en 1870 une majorité de plusieurs millions de suffrages n'a pas su maintenir une femme et un jeune prince contre une mauvaise nouvelle. Telle est la mobilité des partis. Le plébiscite fait dépendre le pouvoir de l'électeur, il est donc infiniment faible : l'hérédité a plus de poids ! Le sentiment bonapartiste proprement dit repose, dans les hommes d'ordre et de bon sens, sur la gratitude qu'inspirent Brumaire et Décembre. La royauté nouvelle peut acquérir prochainement le même titre par un beau coup de force renouvelé de Louis XIV, de Louis XIII, de Henri IV ou de quelque autre prédécesseur. Enfin, quant aux Français de plus en plus nombreux qui regardent avec inquiétude vers la frontière, ils seront de plus en plus sensibles à la puissance des actions et des mouvements de cette royauté à laquelle le Comité de Salut public a dû rendre justice en reconnaissant que, dans toutes les guerres faites par « nos tyrans », « une province nouvelle était la récompense de notre politique et de l'usage de nos forces ».

Les partis et les opinions qui tendent à fortifier l'État sont implicitement royalistes. Mais il en est de même de ceux qui veulent, au contraire, diminuer les pouvoirs de l'État. Sans être ennemie de l'État, la royauté peut tendre et a souvent tendu, beaucoup plus que ne le dit l'école de Tocqueville, à décharger l'État de tout ce qui n'est point son affaire. Où la Révolution et l'Empire ont tout ramené aux règles d'une bureaucratie uniforme, la royauté laissait mille pouvoirs particuliers faire leurs lois et règlements. Les politiques et les écrivains qui font la critique du système successoral et qui veulent rendre la liberté à la famille ; ceux qui font la critique de l'école d'État et demandent la liberté de l'enseignement ; ceux qui font la critique de l'uniformité administrative, se plaignent du département et demandent la liberté des villes et des provinces ; ceux qui critiquent la mainmise de l'État ou des politiciens sur le monde ouvrier et demandent de larges libertés syndicales ; ceux qui censurent les prétentions pontificales de l'État et réclament l'entière liberté religieuse ; tous ceux-là sont inévitablement rencontrés par les royalistes, qui n'ont cependant pas à modifier leur chemin : la ligne droite de leur pensée, éclairée par les instructions des princes, les conduit à toutes ces critiques et au statut des libertés correspondantes. Et cela ne contredit aucunement la partie autoritaire de notre programme. Un État qui veut se fortifier se concentre dans l'objet de sa compétence et se délivre des besognes parasitaires ; un État qui veut délivrer l'intérêt général du contrôle incompétent des particuliers les occupe des intérêts qui sont de leur compétence. Ils trouvent avantage à traiter de ce qu'ils connaissent, comme l'État à recouvrer les pouvoirs qui résultent de ses droits et de ses devoirs.

« À moi, dit l'État, le bien public. » « À nous, répondent les groupes locaux et professionnels, l'administration de nos biens particuliers. » La monarchie a seule le moyen de traduire ces paroles en actes, car chez elle les deux autorités en cause ne sont pas des rivales devant le scrutin. Un État qui n'est pas électif voit sans horreur les sociétés et les associations abonder au-dessous de lui, il n'a crainte que des perturbateurs et des factieux. Mais l'État électif, qui dépend de tout, s'alarme de tout : chaque groupe qui grandit peut receler une machine à scrutiner perfidement contre lui, ce qui est et doit être à ses yeux le pire des maux.

Quand donc l'État républicain ou quelqu'un de ses partisans s'engage à octroyer des libertés, c'est absolument comme s'il promettait la lune. Il se leurre. Ce que l'État royal pourrait, l'État démocratique ne le peut pas. Ce que des royautés ont fait, les républiques n'ont pu le faire. Nul État républicain n'a passé de la position centralisée à la position décentralisée. Et tout État républicain tend à devenir de plus en plus centralisé, Suisse et États-Unis compris. Les beaux travaux d'un républicain, M. Francis Maury, montrent qu'en France l'État a toujours retiré d'une main un peu plus qu'il ne semblait avoir cédé de l'autre. Une Chambre tout entière fédéraliste serait obligée de centraliser pour empêcher les jacobins de mettre à profit la décentralisation pour se faire réélire. Mélancolique jeu de forces, inextricable aux républicains ! Car, sans décentralisation ils n'auront ni liberté religieuse, ni paix scolaire, ni réforme sociale, ni organisation du travail, et tout programme d'amélioration devient utopique ou même pernicieux. Cela se voit de jour en jour sur un point brûlant : les persécutions de l'État mettent les syndicaux dans une alternative de servitude ou d'anarchie.

Mais, aux réactions alternantes, également violentes, de la masse en désordre et des premiers corps sociaux qui voudraient s'y organiser en liberté, la réponse du régime est toujours la même : fidèle à l'esprit consulaire et révolutionnaire, étatiste et individualiste quand même, il resserre les liens de son socialisme d'État démocratique, étendu sur tout le matériel et le spirituel de la société. Vaine machinerie qui prétend imposer une pensée et n'a point de pensée, une morale, et n'a point de morale, dispenser des richesses alors qu'elle fonctionne comme une cause permanente d'appauvrissement. Le coffre vide, le cœur et le cerveau vides, elle offre à tout venant des ressources imaginaires, soutire à chacun quelque bribe et, sous prétexte d'égalité ou de fraternité, en engraisse ses partisans. L'intermédiaire politique, le fonctionnaire de parti absorbent tout, et ainsi, de décadence en décadence, les groupes qui représentaient à l'origine quelque chose d'un peu réel ne signifient plus qu'un parasitisme électoral. des plus misérables : — Je vote pour toi, nourris-moi.

Dernier cercle de la bassesse politicienne ! Tout ce qui veut vivre tend à s'en délivrer. Et sans doute l'État arrête et mate facilement les confuses révoltes des producteurs contre leurs frelons. Mais on conçoit une insurrection mieux organisée, dirigée contre l'État électif et démocratique, en tant que démocrate et en tant qu'électif, et cette insurrection peut atteindre son but, parce qu'elle se place dans les réalités et ne cherche point à briser l'État en tant qu'État, qui est un rouage indispensable : cette sage révolution, qui coaliserait dans une minorité énergique et lucide toutes les organisations contre toutes les anarchies, substituerait forcément à la République, dont le peuple se moque, cet État royal qui n'aura qu'à se montrer pour faire avouer à la France qu'il est exactement celui qu'elle rechercha de tout temps.

Alors commencera la grande œuvre royale menée avec l'aide de toutes nos forces historiques et naturelles. Elle s'efforcera d'obtenir que tout ce que l'État fait aujourd'hui si mal, en opérant du centre à la périphérie, s'accomplisse en sens inverse, de la périphérie au centre, par l'action des familles, des communautés et des corps professionnels. N'étant pas obligée de produire invariablement une solution générale et unique de cas variés, la monarchie, tout à son aise, subdivisera les questions ou, pour mieux dire, les traitera ainsi qu'elles se présentent à l'état naturel. La principale raison d'être des partis disparaîtra de notre France, dès qu'une combinaison toute naturelle et toute sage de fédéralisme professionnel et de fédéralisme local permettra à chaque variété de se faire représenter auprès du pouvoir, en ce qui dépend du pouvoir. Pour le reste, l'État laissera à nos républiques intéressées et compétentes, innombrables et variées, le soin de régler les problèmes que la République une et indivisible se réserve jalousement sans parvenir à les raisonner congrûment. L'État royal ne retiendra que les cas royaux, ceux qui touchent au cœur de l'unité française : assez haut placé pour les examiner dans la plénitude de sa lumière, assez puissant pour les trancher.

Si le mot « libéral » avait gardé son noble sens de généreux, de varié et de magnifique, je demanderais s'il existe un système plus libéral. Il est même parlementaire, parlementaire à l'infini, puisque toute organisation réelle et fonctionnant peut et doit s'y donner son chapitre et son assemblée : là, on peut discuter, là, la discussion est de mise.

Mais à la haute place où il ne faut que réfléchir et puis agir, il faut réfléchir en silence et agir sans délai. De toutes les libertés à sauver, la plus précieuse est la liberté du gouvernement, en d'autres mots l'autorité, sauvegarde de l'indépendance de la nation. Le roi de France doit égaler, par la plénitude de son pouvoir, les plus indépendants des souverains de l'Europe. L'État c'est lui. Aucun système n'est plus dictatorial, plus ramassé, plus fort. La discipline et l'unité sont ainsi à leur place, la discussion étant à la sienne. Autorité du roi de France, protection des républiques françaises. Nous voilà loin de ce parlement électif qui ne cesse de gaspiller les paroles en matière militaire ou maritime, dans lesquelles il ne s'agirait que d'agir, et qui réserve lâchement les actes d'énergie pour ces pauvres petites affaires intérieures où tout le monde devrait avoir au moins le temps de s'expliquer.

Le roi met les choses en place.

Libre de tout mandat public, qu'il vienne du prince ou du peuple, l'auteur de ces réflexions ne leur attribue d'autre portée que celle qui pourra résulter de leur évidence et aussi des conquêtes que firent ces idées et qu'elles continuent dans tous les partis, tous les milieux, tous les âges (mais rarement au delà de la soixantaine). Ce sont spécifiquement, les idées de l'Action française, telles que les rassemble la formule officielle signée par tout ligueur qui nous donne son adhésion :

« Français de naissance et de cœur, de raison et de volonté, je remplirai tous les devoirs d'un patriote conscient.

« Je m'engage à combattre tout régime républicain. La République en France est le règne de l'étranger. L'esprit républicain désorganise la défense nationale et favorise des influences religieuses directement hostiles au catholicisme traditionnel. Il faut rendre à la France un régime qui soit français.

« Notre unique avenir est donc la Monarchie telle que la personnifie Mgr le duc d'Orléans, héritier des quarante rois qui, en mille ans, firent la France. Seule la Monarchie assure le salut public et, répondant de l'ordre, prévient les maux publics que l'antisémitisme et le nationalisme dénoncent. Organe nécessaire de tout intérêt général, la Monarchie relève l'autorité, les libertés, la prospérité et l'honneur.

« Je m'associe à l'œuvre de la Restauration monarchique.

« Je m'engage à la servir par tous les moyens. »

Charles Maurras
  1. Ce texte a d'abord paru dans la Revue hebdomadaire (tome III, mars 1910), dans une série d'articles sur les partis politiques qui comptait déjà « les articles de M. Ferdinand Buisson, sur la politique radicale-socialiste ; de M. Jules Delafosse, sur le Bonapartisme ; de M. Jacques Piou, sur l'Action libérale populaire dans les numéros des 12, 19 et 26 février. » (n.d.é.) [Retour]

  2. Dans son tableau de la France, M. Bodley appelle ces Français abstinents de la politique « la vraie force de la nation », « un appoint aux ressources du pays ». Leur abstention s'ajoute à « cette réserve de bon sens et d'assiduité au travail qui ont empêché les folies des gouvernants de faire déchoir la France du rang élevé qu'elle occupe parmi les nations ». [Retour]

  3. Note posthume publiée par Guiraud, Fustel de Coulanges, p. 234. [Retour]

  4. Avant que l'expression ne s'édulcore quelque peu, les opima spolia latines avaient un sens précis : c'était une part des dépouilles prises après la bataille et qu'avait le droit d'emporter pour son usage personnel un général romain qui avait tué de sa main le chef de l'armée ennemie. (n.d.é.) [Retour]

  5. Épisode essentiel de l'accession de Bismarck au pouvoir : il est rappelé à Berlin, alors qu'il était ambassadeur à Paris, en raison des difficultés que le parlement prussien fait pour accepter les impôts entraînés par la hausse des crédits militaires estimés nécessaires par le gouvernement de Guillaume premier. Bismarck brise la résistance du parlement et lève les impôts par décret. (n.d.é.) [Retour]

  6. Figure marquante de la vie politique danoise, Estrup fut président du conseil et ministre des finances de 1875 à 1894, arrivant au pouvoir avec les difficultés économiques considérables qu'avait values au Danemark la deuxième guerre du Schleswig. Ne trouvant pas assez d'appuis pour faire adopter le budget dans les formes requises, il dut imposer des budgets « provisoires » à plusieurs reprises, solution peu compatible avec la constitution danoise mais de bon sens et qui profita au pays. (n.d.é.) [Retour]

  7. Maistre, Bonald, Comte, Le Play, Fustel, Renan, Taine, etc. [Retour]

  8. Renan, Réforme intellectuelle, p. 9. [Retour]

  9. Ibidem. [Retour]

  10. 5 juin 1806. [Retour]

  11. Il est à peine nécessaire de rappeler le mot dit en Conseil des ministres par M. Brisson, qui le présidait : « Les juifs, les protestants et les francs-maçons forment l'ossature du vieux parti républicain. » [Retour]

  12. Expression de M. Joseph Reinach. [Retour]

  13. Prononcé par Mgr le duc d'Orléans, le 16 février 1899. [Retour]

  14. Voyez Jules Lemaitre, Lettres à un ami. [Retour]

Texte de 1910, plusieurs fois repris en volume ensuite.

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