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Les Gens tristes

… Voilà donc qu'au chevet de l'année naissante, le ciel et la terre sont de nouveau remplis de gémissements et de pleurs. Écoutez, lisez, regardez. Tout ce monde-là fond en larmes. Élite et foule, troupe et soldats, chacun s'inquiète, doute, plaint. Les drôles ne sont pas contents et c'est tant mieux, j'aime à voir sur leurs mines blafardes le reflet du petit frisson intérieur. Mais nos honnêtes gens sont aussi désolés que les pires coquins. Ni paix ni confiance. C'est partout le « malheur à moi  » du siège de Jérusalem 1.

Cependant ils ont fait le bien toute leur vie. Ils ont servi jusqu'au sacrifice des causes qu'ils estimaient les justes, les vraies, les invincibles. Ce n'est pas la mauvaise conscience qui les torture. Alors que signifient ces regards égarés et ces faces de désespoir ? Une telle tristesse ne peut monter du cœur, ils ont su le conserver pur. Quelques maux qui aient fondu sur la patrie, la société, la civilisation ou la religion, la part de responsabilités qui leur en revient n'est pas lourde. Personne n'étant sans reproches, il est toujours permis d'élever un soupir dès que l'on songe à soi : oui, les choses auraient été mieux si, dans telle occasion, ils avaient montré plus d'énergie ou de persévérance, s'ils avaient osé davantage, s'ils avaient tenté plus, ou tenu plus longtemps à la brèche du mur qu'ils ont cru trop vite ruiné. Fautes vénielles, d'ailleurs très discutables. Ce n'est pas de quoi assombrir un premier de l'an.

Regardez de plus près et vous sentirez tout ce que signifie de courage cette tristesse universelle, tout ce qu'il y a des ressources ardentes et d'élan contenu dans le mal de désespérer. Quand les passions sont fortes leur direction n'est qu'une modalité qui se corrige, le moraliste qui sait son métier les connaît pour ce qu'elles sont : un signe de vitalité. Acceptons-en le témoignage. Mieux vaudrait sans doute la marche confiante vers un avenir défini. À son défaut, les concerts des lamentations ne sont pas seulement émouvants, mais utiles. Ils crient la volonté d'un pays qui veut vivre et, ne le pouvant pas, en ayant perdu les conditions, développe un regret d'une magnifique violence.

Les conditions de la vie d'un peuple, nous les connaissons, nous en savons la teneur et, j'ose écrire, la formule. Nos pères ont méprisé ce grand générateur historique, le Temps, qui a pour expression politique la loi de l'hérédité ; voici leur châtiment, ce vertige de tous au bord de l'avenir. Mais la peine a assez duré, nous sommes quelques-uns qui associons à la connaissance abstraite de la vérité politique une telle notion de l'organe vivant du salut national que notre confiance et notre sécurité sont intactes dans le trouble ou la langueur de tous les partis. L'évidence pure nous a guéris. Du jour où nous avons vu clair, nous avons cessé d'éprouver le commun supplice des puissances et des forces inemployées. Tout s'est organisé, tout s'est ordonné vers ce terme royal qui, avant de résoudre les questions en réalité, nous rend déjà cet incomparable service de montrer clairement qu'il est la solution et qu'il n'existe pas de solution hors de lui.

Je n'ai pas à compter l'Étranger de l'intérieur ni les parasites qui prospèrent sur notre ruine, mais si l'on met à part ces quatre États Confédérés (juif, protestant, maçon, métèque), dont l'âpre joie dissimulée ne se compose que de nos deuils, ce qu'il y a d'esprits patriotes et d'honnêtes gens dans les sphères républicaines est obligé de s'avouer que tout se détraque, ministère par ministère ; aucun service ne tient plus, ni au militaire, ni au civil. Le judiciaire n'est qu'une honte. Le personnel parlementaire, épuisé ou deshonoré, le personnel administratif est découragé. La révolution seule avance, mais avec quelle incertitude, dans quel doute poignant. M. Jaurès lui-même ne peut pas expliquer nettement ce qu'il veut. Pendant que le rhéteur universitaire s'attache à détruire au profit d'Israël, ses compagnons semblent hantés de la destruction pure et simple. Encore les plus intelligents et les plus dévoués se demandent-il si la Maçonnerie installée parmi eux ne va pas exploiter, plus tyranniquement que les capitalistes, les peines et le sang de la révolution à venir ! Ceux d'entre-nous qui assistent aux réunions anarchistes ou socialistes ont l'impression d'une force butée contre un mur. Pas de brèche. Pas de lueur. Aucun but. Autant que parmi nous la vitalité est ardente. Mais qu'en faire ? Où aller ? On sait plus ou moins nettement que désirer : mais pour satisfaire ce désir connu, que vouloir ? Plus de bien-être, de sécurité, d'équité, sans doute. Mais le moyen d'y atteindre ? Voilà ce qu'on ignore, ce que l'on se sent ignorer. D'où bien des tristesses.

Le parti libéral ne croit pas à ces élections 2 par rapport auxquelles il a tout ordonné, tout sacrifié, tout perdu. Il sent que les dernières forces d'une administration moribonde sont, en un régime électif, les forces électorales, et cette science certaine ne lui apprend rien d'utile, car, s'il l'utilisait, tout s'effondrerait aussitôt de ce qu'il a si follement déclaré intangible. La manie démocratique à laquelle M. Thierry se rallie, à laquelle M. Charles Benoist 3 fait les concessions les plus vaines, pose son dilemme en termes très nets : tue-moi ou je tue le pays. Ils ne la tueront pas pour ne pas se désavouer, ils ne feront qu'un geste sans foi. Mais on les voit punis par l'espèce d'enfer moral où ils se plongent. Quelque plaisir que leur annonce l'espérance d'être réélus, quelque divertissement que leur apporte la petite agitation de la Proportionnelle, ni M. Thierry ni M. Charles Benoist ni M. Déroulède 4, ni M. Piou n'ont confiance. Tristes, plaintifs, ils pleurent la décadence nationale qu'en petit comité ils avouent sans recours.

Leurs discours seront autres ? Ce seront des discours ! Leur propos comme le langage de la presse qu'ils inspirent rend leur désespoir trop public. On n'a jamais saisi parmi nous ce contraste entre la parole et la confidence privée. Mais notre vérité les unifierait comme nous. En les éclairant, elle leur donnerait la force qui permet de vouloir. Vérité de méthode : sous un pouvoir ainsi centralisé, l'élection n'est qu'un leurre, c'est le Coup qu'il faut préparer, et pour faire le Coup, la propagande de la pensée monarchique. Vérité de doctrine : cette doctrine-là débrouille chacun des problèmes où s'empêtre nécessairement le malheureux politique républicain ; la royauté peut décentraliser, donc s'affranchir, donc économiser ; la royauté peut rendre en même temps à l'État central sa direction et son ressort, son autorité et sa responsabilité, rétablir la liaison entre les services, l'ordre dans les programmes et la suite dans les desseins.

Ces formules ne sont même plus contestées. Tout ce qu'on peut leur opposer reste dilatoire : — Oui, ce sera beau pour demain, mais aujourd'hui ? Aujourd'hui, vous avez précisément l'emploi, l'emploi utile et défini de toutes vos activités. La propagande par les faits, si l'activité des Camelots du roi vous agrée. La propagande par l'idée, si vous préférez notre Institut. Les deux si vous aimez les deux ! Du seuil de l'année qui recommence, je peux vous promettre une chose : plus vous travaillerez et plus vous aurez envie de travailler ; plus vous agirez et plus les effets rapides de votre action vous feront redoubler d'effort et plus vous sentirez cette saine joie de l'action heureuse, de l'action qui sert et produit, de l'action qui réalise et crée à vue d'œil. « joie intellectuelle » et cependant sensible dont un grand poète disait qu'elle « passe toute douceur 5 »…

Charles Maurras
  1. Allusion aux Lamentations de Jérémie.

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  2. Avec la chute du gouvernement Clemenceau en juillet 1909 s'était ouvert un temps d'incertitude : les majorités, instables mais continues, celles de Défense républicaine puis du Bloc des gauches, semblaient bien avoir définitivement pris fin avec un certain apaisement des grands affrontements idéologiques simplistes, en particulier anticléricaux. Le « parti libéral » dont parle Maurras, libéral au sens du temps, c'est l'Action Libérale Populaire d'Albert de Mun et Jacques Piou. Fondé en 1901 au nom du Ralliement, il est le parti de droite le plus influent. Mais la perte du soutien inconditionnel de Rome en 1908 et les violentes polémiques avec l'Action française le condamneront à une doctrine politique fade et à un rôle modeste dans un système politique fermement tenu par les radicaux et où ce sont les socialistes qui progressent dans la représentation parlementaire. En 1909–1910 l'A. L. P. avait adopté un programme de réformes institutionnelles modérées – élections à la proportionnelle en particulier – et s'efforçait d'entretenir l'agitation autour de ses propositions qui n'avaient aucune chance d'aboutir au regard des forces politiques en présence. Les élections eurent lieu en avril 1910 : les radicaux-socialistes et radicaux-indépendants l'emportèrent, mais le résultat fut jugé confus car l'abstention fut inhabituellement élevée et plusieurs députés de gauche furent élus avec des voix de droite sous une étiquette radicale alors qu'il étaient en fait des modérés. Une quinzaine de socialistes furent même élus avec des voix catholiques pour battre localement des radicaux jugés sectaires – ce fut le cas pour l'élection de Marcel Cachin à Alais (il sera finalement invalidé). Le résultat politique des élections fut de conforter Briand. [Retour]

  3. Charles Benoist se rapprochera ensuite de l'Action française. [Retour]

  4. Paul Déroulède, qui avait renoncé à la carrière politique en 1906, figurait à l'époque comme la caution nationaliste de l'A. L. P. [Retour]

  5. Dante, Paradis, XXX. [Retour]

Ce texte a paru dans L'Action française du premier janvier 1910.

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