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Frédéric Amouretti et l'Europe de 1901

Un disciple de Fustel :
Frédéric Amouretti

Persuadé que la politique est une science d'observation, il érigeait en loi les leçons du passé et réglait sur lui l'avenir comme le présent.
Guiraud 1 (Fustel de Coulanges).

À la veille de la célébration du 75e anniversaire de Fustel de Coulanges, le souvenir de notre malheureux ami Frédéric Amouretti s'impose irrésistiblement à notre pensée. Quelques-uns d'entre nous se proposent de ne pas séparer le disciple du maître dans la pieuse commémoration qui est prochaine. L'auteur de l'Histoire des institutions politiques de la France eut de brillants élèves qui ont fait un beau chemin dans le professorat. Je ne sais si personne l'a mieux compris, mieux continué, que Frédéric Amouretti. C'est parce que Fustel avait vu très distinctement l'organisation du passé que les formes de l'avenir se dessinèrent nettement dans la haute intelligence de notre ami.

Amouretti ne nous a laissé, par malheur, que des fragments. La force des choses nous a seule empêchés de réaliser jusqu'ici notre projet de recueillir et de publier ces articles. Nous n'y avons pas renoncé. Si à notre tour nous disparaissions avant d'avoir accompli la tâche, elle serait réalisée par de plus heureux. La durée et le succès de l'Action française nous garantit que ces vestiges ne mourront pas.

La note qu'on va lire est inédite. Elle n'a pas été écrite de la main d'Amouretti, mais presque sous sa dictée, à la suite d'une discussion ou plutôt d'une de ces séries de discussions comme nous en eûmes de 1891 à 1900 et qui se prolongeaient pendant plusieurs jours. Mais la question du Gouvernement des partis en Europe était un sujet sur lequel Frédéric Amouretti était passé maître. Je ne pouvais que lui proposer des difficultés à résoudre, demander des éclaircissements complémentaires ou encore resserrer quelque terme d'une formule.

L'ordre des matières apparaîtra comme signé pour quiconque connut le tour d'intelligence d'Amouretti. D'abord les deux pays où le régime des partis est arrivé à sa perfection. Puis, par réaction brusque, les trois pays où ce gouvernement n'est même pas fondé. Vient ensuite le groupe des cinq États où l'oligarchie revêt une forme, aristocratique ou bourgeoise, susceptible de s'améliorer dans le sens national. On passe enfin aux peuples chez lesquels le niveau de l'oligarchie dirigeante s'est abaissé, tandis que le socialisme monte ; mais on note avec soin les éléments de conservation et de défense. Après quoi le tour de l'Europe se trouve fait ; le tsar et le sultan, représentant des types politiques trop particuliers, il ne reste en effet qu'une exception brillante, à notre frontière du Nord, et un monstre, nous mêmes… Ce petit formulaire en quatre pages est simple, nerveux, élégant, significatif comme une fable d'Ésope.

Est-il nécessaire de faire voir la moralité du tableau ? Les services rendus par le Pouvoir royal sont établis très nettement dans les pays du premier groupe. Il est à peu près seul dans le groupe II, et prépondérant dans la plupart des puissances du groupe III. Il se fait heureusement sentir dans les deux tiers des éléments du groupe IV. Le meilleur vient de lui dans le groupe V, et quant au type no VI (Belgique), c'est lui qui a permis la victoire des honnêtes gens et des hommes d'ordre, ainsi que j'ai pris la liberté de l'expliquer dans une notule qu'on trouvera plus loin. Tous les défauts du type VII viennent, selon le mot de M. Anatole France, de l'absence de Prince ; avec un roi de France, la haute bourgeoisie française eût été guidée dans son ascension et modérée dans sa victoire, la petite bourgeoisie eût ordonné, utilisé ses impatiences et ses enthousiasmes, enfin le prolétariat révolutionnaire pourrait s'installer pacifiquement.

J'ai cru devoir dater ce tableau. Depuis 1901, le double mouvement qui entraina le monde « vers l'autorité » et « contre la démocratie » s'est remarquablement précisé en divers pays. Le pouvoir royal s'est accru ou fortifié, en Angleterre 2, en Belgique, en Italie, en Espagne même. Mais l'Action française a mis ou mettra ses lecteurs au courant de ces nouveautés. Elles confirment nos doctrines. Et nos doctrines mêmes sont concentrées, pour une grande part, dans les lignes que l'on va lire.

Le gouvernement des partis en Europe en 1901

I. – ANGLETERRE, HOLLANDE

Deux partis constitutionnels parlementaires luttent paisiblement et régulièrement, les traditions et la Couronne faisant respecter les règles du jeu.

II. – ALLEMAGNE, SUÈDE, AUTRICHE

Le pouvoir est au-dessus des partis.

En Suède, où l'on n'a pas à entretenir une armée puissante, l'opinion publique a sensiblement plus de part au gouvernement du pays. En Autriche, le régime est gâté, affaibli, compliqué par les luttes de nationalités.

III. – HONGRIE, ROUMANIE, ITALIE, PORTUGAL, ESPAGNE

Le pouvoir est confisqué par une oligarchie bourgeoise, au profit de sa coterie.

En Italie, le roi fait partie de cette oligarchie, et avec lui tous les Piémontais et Sardes dont il est le souverain héréditaire et qui sont ses loyaux sujets. En Espagne, l'oligarchie gouvernante tend à former un gouvernement national. M. Silvela 3 représente cette tendance.

IV. – SUISSE, DANEMARK, NORVÈGE

Un parti radical, composé de paysans riches et de petits bourgeois, gouverne contre une riche bourgeoisie dite conservatrice libérale, mais il est menacé par un parti socialiste, issu lui-même du développement de l'industrie.

Mais ce péril social est atténué :

V. – TURQUIE, RUSSIE

États despotico-religieux ; une administration, une religion 5.

VI. – BELGIQUE

Situation unique : sous le nom de parti catholique sont réunis tous les citoyens ayant des idées d'ordre, quelles qu'elles soient 6. Ils sont combattus par une masse ouvrière affolée, conduite par de véritables bandits, auxquels se sont joints les niais libéraux et démocrates.

VII. – FRANCE

Régime intermédiaire entre celui de l'Italie (oligarchie bourgeoise, mais sans roi 7, c'est-à-dire sans guide et sans modérateur) et celui de la Suisse (petits bourgeois radicaux, mais sans aucune sorte de contrepoids cantonal ni religieux).

Le pire de tous : despotisme aussi violent qu'ignorant, anarchie sans bornes, cupidité sans frein.

Charles Maurras
  1. Paul Guiraud (1850-1907), universitaire, auteur d'une biographie de Fustel de Coulanges parue en 1896. (n.d.é.) [Retour]

  2. Avec la magnifique impudence de sa nation, M. Joseph Reinach a écrit, dans Le Temps du 23 février dernier, que le roi d'Angleterre a moins de pouvoirs que Loubet. Des pouvoirs dont on n'use pas, parce qu'on ne peut pas en user ! [Retour]

  3. Francisco Silvela (1843-1905), personnage majeur de l'histoire politique espagnole. En 1901, il est le chef du parti conservateur, depuis l'assassinat d'Antonio Canovas del Castillo en 1897. Il se retire de la vie politique en 1903 ; au moment où paraît le présent article de Maurras, il est toujours en vie. (n.d.é.) [Retour]

  4. La Norvège est devenue indépendante le 7 juin 1905. (n.d.é.) [Retour]

  5. On comprend comment la propagande d'un révolutionnaire « intellectuel » doit être particulièrement dangereuse pour un régime ainsi constitué. [Retour]

  6. Il est à remarquer que ces hommes d'ordre n'ont eu à s'occuper que de conquérir la majorité parlementaire pour légiférer et administrer. Aucun problème constitutionnel ne se posait devant eux. L'État politique n'était pas à constituer pour la raison que la Monarchie existait et répondait à tous les besoins de cet ordre. Sans la monarchie régulatrice, les libéraux auraient disposé de pouvoirs plus étendus, et ne se seraient pas laissé arracher le butin. On ne saurait trop se lasser de répéter que, si la monarchie est grande par tout le bien qu'elle entreprend et qu'elle permet, elle est plus grande encore par tous les maux qu'elle empêche. [Retour]

  7. À vrai dire, nous avons un roi collectif, l'oligarchie des quatre États juif, protestant, maçon, métèque, mais au rebours du roi d'Italie qui tend à se nationaliser, le souverain de la France est nécessairement antinational. [Retour]

Ce texte a paru dans la Revue d'Action française du 3 septembre 1905.

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