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Napoléon
avec la France
ou contre la France ?

Avant-propos

La question des Bonaparte est traitée ici de sang-froid. L'auteur de ce livre est de ceux qui peuvent écrire :

— Nous ne sommes ni d'une coterie, ni d'une caste, ni d'un « monde ». Toutes les variétés du pays et de l'histoire du pays ont part à nos amitiés. Nous voulons qu'il en soit ainsi, et croyons que cela est bien.

Un ami, des plus chers, des plus éminents, nous disait vers 1904 :

— Mon prétendant est mort en 1878 1

Son deuil du petit prince ne l'a pas empêché de se rallier au duc d'Orléans quand sa raison lui a montré que l'intérêt de la nation était là et n'était que là. Un autre fondateur de l'Action française, Léon de Montesquiou, eût fort bien retrouvé des souvenirs de famille dans le dernier poème de Coppée sur le Roi de Rome :

… Il faut qu'il se souvienne
Que le pauvre petit pleurait les bras au cou
Du digne Menneval en criant : « Maman Quiou » 2.

Et tous ceux d'entre nous qui sont hommes nouveaux, ceux dont les grands-parents n'exerçaient ni hautes fonctions de guerre, ni charges de cour, exhumeraient peut-être, de leurs vieux tiroirs, presque autant de médailles de Sainte-Hélène que les chefs bonapartistes en collectionnent à leurs propres foyers.

On me permettra d'ajouter :

—- Cette manière de penser et de discuter par catégories de familles et par ondes de traditions est absurde. Nous sommes ce qui reste d'un peuple que d'énormes bêtises, accumulées, capitalisées, ont mené au plus bas. Ce qu'il nous faut, à tous, républicains, bonapartistes ou royalistes, c'est retrouver les conditions de la vie et les conditions de la force commune :

Millions d'oiseaux d'or, ô future vigueur 3 !

Nous recherchons les traditions, oui ; mais les traditions de puissance et non de défaite ou de ruine, les traditions générales de notre peuple et non celles de nos familles particulières.

Il ne discute pas en vue de l'accord, celui qui commence par déclarer : « Je vaux mieux que toi », « La tradition des miens doit l'emporter sur celle des tiens ».

Le b-a ba de la méthode nationaliste est de commencer par faire table rase des préférences de cette sorte, et de se placer au seul point de vue utile et pratique : celui de l'intérêt français. De là, on peut opter en toute impartialité et, en toute raison, sans avoir à rien sacrifier absolument, ni radicalement du passé. Un petit-neveu de conventionnel comme le fondateur de l'Action française Henri Vaugeois n'eut qu'à remonter au delà des erreurs et des agitations révolutionnaires pour ne trouver dans sa lignée que des royalistes très purs, comme l'étaient tous nos Français de 1750 ou même de 1780.

Les mouvements de notre pensée sont parfaitement libres. Nous aurions conclu au bonapartisme si cette idée nous eût paru conciliable avec les intérêts nationaux qui nous guident seuls. Certains éléments nous auraient tentés. La légende d'un Brumaire accompli par l'union de l'Institut et de l'Armée n'est pas une vilaine page ; nous avons plus que des sympathies pour le coup de Décembre qui mit en prison les bavards. Mais il faudrait être bien ignorant pour croire que cette manière de conduire au poste les assemblées parlementaires a été inventée par les Bonaparte. La méthode autoritaire est aussi ancienne que notre royauté ; Henri IV, Louis XI, Charles VII, Charles V, n'ont pas mal su réaliser, en leur temps, des opérations de police plus ou moins rudes. Sans compter Louis XIV, dont la cravache a bien sifflé sur un tas de robins !

Seulement voici la différence : les coups d'État royaux servaient à quelque chose, ils assuraient l'ordre et la prospérité pour longtemps. Les coups d'État bonapartistes, ou n'ont rien fondé. Celui de 1851 ramena, dès 1860, au vomissement parlementaire et libéral. Celui de 1799 a créé le régime qui démembra la famille rurale et ruina la vie locale. C'est par les résultats que se juge une politique.

Nous ne serions pas des nationalistes si nous n'étions sensibles à la splendide histoire militaire du premier Empire, à ce beau son français des grands titres de Marengo et d'Austerlitz, d'Iéna et de Wagram, cas où jamais de répéter : « Tout ce qui est national est nôtre. » En tant que chose française l'empereur est à nous. Il est à nous par Choiseul qui acquit sa Corse natale, par Brienne où le jeune officier s'instruisit ; il est aussi à nous par les puissances de toute sorte tirées d'un sol que nos rois ont unifié, mais qu'ils n'ont pas créé de rien. En l'écrivant, je reste dans la véritable tradition royaliste. Joseph de Maistre se réjouissait des succès des armes de la Révolution et de l'Empire, car c'étaient des armes françaises. Qu'est-ce qui nous empêche de faire comme lui ?

Oui, ce fut un très grand général. Cela s'enseigne encore à l'Institut d'Action française, mais nos professeurs n'omettent pas d'ajouter que ce grand chef est mort. La France ne peut plus faire appel à ses talents. Sa mort certaine est aussi fâcheuse pour la France que l'a été sa vie de souverain qui ne servait que lui.

C'était un homme d'énergie et d'imagination. Mais il est mort. Il était actif, pénétrant, rapide dans ses conseils, foudroyant dans l'exécution. Il est mort. Quand on écraserait sa tombe de tous les adjectifs, aucun ne l'en éveillerait. Il est mort. Cet homme de guerre a tenu, brillamment après bien d'autres, mieux que personne, l'épée de la France, il n'en est pas moins mort et toute la rhétorique du monde ne nous le rendra point. Les hommages rendus à cette épée brillante sont des ingrédients du patriotisme, ils versent de la force dans le cœur de chacun de nous ; mais ils y verseraient une lamentable faiblesse s'ils nous faisaient perdre de vue la différence entre ses guerres à la gauloise, qui ne produisent que la fumée dorée de la gloire, et les guerres fécondes, les guerres-mères, les grandes guerres génératrices qui fondent, consolident, protègent ou étendent le domaine de la patrie.

Après l'énorme dépense morale et physique représentée par tant de campagnes, ce grand homme a laissé la France plus petite qu'il ne l'avait trouvée. Là est le grief national, inexpiable. On peut, à tort ou à raison, regretter quelques-unes des guerres de Louis XIV. Affaire de critique morale ou littéraire. Mais la Franche-Comté, la Flandre et I'Alsace réunies à la France, la constitution de l'indépendance et de la neutralité espagnoles sont des trophées qui subsistent, compensateurs durables de maux éphémères. On peut déplorer les malheurs du règne de Louis XV : l'accroissement de territoire vers l'Est et dans la Méditerranée établit que, même alors, la royauté restait nationale et poursuivait son vieux programme historique. Les splendeurs de la royauté nous furent utiles. Les splendeurs du bonapartisme le furent-elles ? Même dans ses revers la Monarchie aura su préserver ou reconquérir les frontières de la patrie. Les Bonaparte eurent-ils ce fidèle génie de la protection ? Les rois ont fait la France et les empereurs l'ont défaite. En deux mots, comme en cent, voilà la vérité.

I
Un centenaire plein d'oubli

Lorsque, au 5 mai 1921, premier centenaire de la mort de l'Empereur, nos républicains ont fêté, bon gré mal gré, cette gloire et ce deuil, il a fallu leur dire une vérité redoutable qu'il faudra leur redire sans se lasser. Leur action, leurs paroles, surtout celles de leurs paroles qui tendent à l'acte, ont apporté des ratifications pleines de périls aux principes qui viennent de diminuer la France et de déchirer l'Europe.

Cela, sans exception, des républicains de la droite à ceux de la gauche.

M. Poincaré a abandonné la doctrine de Thiers, l'extrême gauche a désavoué la doctrine de Proudhon, sur les points où Proudhon et Thiers soutenaient la doctrine de la France ; une doctrine qui avait fait notre salut dans le passé et qui nous eût épargné de véritables catastrophes dans ce qui était alors l'avenir.

Mauvais signe que cette préférence napoléonienne à laquelle nos républicains se sont obstinés ! Comment pourraient-ils avoir raison contre une expérience millénaire et heureuse, vérifiée par les contre-épreuves de 1815, de 1870 et des premières conséquences désastreuses du traité de 1919 ?

Il était difficile de croire que la routine d'un Tardieu pût réussir où le génie de Bonaparte, servi par des circonstances exceptionnelles, avait lamentablement échoué.

Il y a pourtant quelque houle.

M. Édouard Herriot veut absolument qu'on sépare en tout l'homme de l'œuvre. Homme admirable, œuvre exécrable ; comme si l'un et l'autre ne se tenaient pas ! M. Albert Mathiez 4 veut opposer à l'empereur de la démocratie le dictateur de la République, à Bonaparte Robespierre ; comme si bonapartisme et robespierrisme ne s'équivalaient pas strictement dans les grandes lignes de leurs principes, abstraction faite des circonstances qui firent du Premier Consul un Robespierre à cheval, alors que l'avocat d'Arras n'eut que le temps et les moyens d'un Empereur à pied. De telles distinctions ou oppositions sentent le cabinet et même la faction.

On accordera plus d'intérêt à la protestation, véritablement énergique et motivée, que la Société d'enseignement populaire positiviste a voulu élever à son tour. Ce manifeste, auquel MM. Corra, Grimanelli, Keufer 5 ont apposé leurs signatures, se réfère en partie à l'élément révolutionnaire et primitif de la philosophie d'Auguste Comte. Cependant, entre autres considérations critiques assez curieuses, on invoque l'origine de l'empereur, né une année à peine après la réunion de sa province, et ainsi « homme presque étranger à la France », disait Auguste Comte, et « issu d'une civilisation arriérée ». Le même document fait aussi remarquer le résultat négatif de cette éclatante carrière, qui a finalement « laissé notre patrie envahie, amoindrie, épuisée et longtemps languissante ».

D'autres disent enfin :

— Malgré tout son génie, Napoléon n'a pas compris qu'une France robuste ne pouvait sans dommage se distendre de l'Elbe au Tibre. Tous les Français raisonnables avouent aujourd'hui qu'il y eut dans cette extension magnifique un réel excès d'irréflexion politique. Louis XIV avait connu un instant cette erreur quand il songea à unir France et Espagne sous son sceptre ou celui de son petit-fils. Il se reprit à temps lorsqu'il consentit aux sages renonciations de Philippe V.

Les cent trente départements du premier Empire étaient une erreur, même et surtout au point de vue national. Erreur, l'annexion successive de tant de provinces et de royaumes ! Un pays doit être homogène et cohérent. Ses parties doivent avoir l'habitude de tenir et de vivre ensemble ; on n'improvise pas cette difficile habitude pour quinze ou vingt millions d'hommes. Autant il est légitime que la rayonnante et paisible influence d'une monarchie protectrice et d'une grande civilisation puisse agglomérer peu à peu autour d'elle de petits pays attirés par des affinités de langue, de race ou de volonté réfléchie, autant il est absurde et dangereux de vouloir imposer, l'épée à la main, une manière de vivre ou de parler, une langue ou une culture.

De beaucoup moins grands hommes auront fait de bien meilleurs chefs.

Celui ci avait lassé la France. Il l'avait brisée. Selon son mot, elle dit « ouf », comme le Monde. Pour comprendre cela, il faut se reporter à certains témoignages contemporains. Le jeune Lamartine, tel qu'il s'est rêvé et restitué dans les Nouvelles confidences, en garda la douleur toute fraîche, et aussi le jeune Thiers décrivant, en tête d'un des chapitres de son Empire, son port natal 6, jadis roi de la Méditerranée et maître du Levant, alors encombré de la cohue des navires qui y pourrissaient depuis des années, la quille au quai, comme les cadavres vivants du commerce, de la navigation, de la respiration de la France ! Le pays mourait lentement d'asphyxie économique et civique, toute sa jeunesse était exportée en Espagne ou en Russie pour des guerres que personne ne comprenait. Si quelque chose eût été capable de tuer le patriotisme français, c'était bien l'amplification romantique et révolutionnaire qu'en avaient faite le génie et le démon du grand empereur.

De tels griefs sont sérieux. Sont-ils exagérés ?

On pourrait y trouver certaines atténuations de la vérité. Ce n'est pas seulement pour les lendemains d'une bataille de vingt ans que Napoléon épuisa notre patrie ; l'histoire sociale de la nation lui sera bien autrement dure, le XIXe siècle français a souffert de bien autre chose que de sa saignée du début !

Le génie réalisateur de Napoléon fit passer dans la coutume et dans la vie tout ce que l'individualisme délirant du XVIIIe siècle comportait de viable et ainsi de mortel. La dénatalité française date de son Code civil. Ce qu'il a massacré d'êtres humains est peu de chose auprès de ceux qu'il empêcha de naître. On conçoit qu'en un jour d'abandon et de sincérité profonde il se soit laissé aller à confier au marquis de Girardin 7, après la célèbre exclamation « Rousseau et moi », ce jugement de haute philosophie :

— Il aurait mieux valu que nous n'eussions pas existé.

Les germes qu'il dépose dans notre politique intérieure sont ceux de la destruction. Au dehors aussi, c'est de lui que procède le coup de fouet donné à tous les élans nationaux. Par lui, ces perturbations sont promues à la dignité de principes. Les citoyens français qui voudront se faire une idée nette de ce grave sujet feront bien de se reporter au premier des grands livres de Jacques Bainville. Paru en librairie en 1906, composé d'études écrites durant les années précédentes, son Bismarck et la France prépare aux conclusions motivées du Napoléon qui est de 1931.

Ce Bismarck et la France montre déjà l'essentiel sur les rapports allemands et français, tels qu'ils furent altérés par les Napoléon. Car la vieille faveur témoignée à la Prusse, l'hostilité à l'Autriche, dont s'est ressenti notre traité de Versailles, avait été inspirées au neveu par toutes les traditions de l'oncle. Si le vaincu de Sedan n'ouvrit pas les yeux à l'évidente expérience de sa propre ruine, c'est (il l'avoue lui-même, dans la brochure Gricourt 8 analysée par Bainville), parce que Napoléon Ier, pouvoir spirituel présumé infaillible, avait fait disparaître de la carte d'Allemagne « deux cent cinquante-trois États indépendants ! » Comme dit Bainville, « le testament de Wilhelmshöhe 9 répétait le testament de Sainte-Hélène ». Conceptions inséparables : « Le système napoléonien souffre toutes les appellations : on peut le nommer libéral, révolutionnaire, cosmopolite, humanitaire, idéaliste. L'Europe, la vraie Europe, celle de l'équilibre et de l'ordre, proteste qu'il n'a jamais été européen. Ses principes et ses conséquences funestes montrent assez qu'il n'eut rien de français. »

Bainville ajoute dans une note précieuse sur la Nuée des « Nationalités » prises pour les Déesses d'un monde nouveau :

Proudhon objectait avec raison : « Qui peut se flatter de jamais satisfaire ces vœux ? En posant le principe, vous rendez les nationalités insatiables. Toutes élèveront tour à tour leurs prétentions. Il n'y aura plus de tranquillité pour l'Europe ni pour le monde. »

Et Proudhon prophétisait que le principe des nationalités, prétendu humanitaire, ferait couler des torrents de sang en Pologne et dans les Balkans (voir sa brochure Si les traités de 1815 ont cessé d'exister ?, réponse au discours impérial d'Auxerre).

Le Principe blesse donc un intérêt européen, planétaire et humain.

L'intérêt français n'en est pas moins meurtri :

La chute de l'ancien régime marqua la fin de cette politique prudente et sage, constamment suivie par la monarchie française, et qui avait consisté à endormir le colosse germanique, à le diviser, à l'affaiblir, à profiter des querelles religieuses, des divisions territoriales, des rivalités princières, du manque d'argent, de l'état arriéré de la civilisation. Les guerres de la Révolution et de l'Empire sont glorieuses. Il serait absurde de dédaigner le lustre qu'elles jettent sur la nation française. Mais en fait de résultat positif, elles ont eu celui d'unir ce qu'il fallait continuer à tenir divisé, d'éveiller ce qu'il eût mieux valu laisser dormir. Napoléon commit imprudences sur imprudences et non-sens sur non-sens. Il ne profita même pas de ses victoires, ne sut pas briser la dynastie des Hohenzollern ni dépecer immédiatement son territoire quand il la tenait à sa discrétion. L'ouvrage des électeurs de Brandebourg et du grand Frédéric pouvait être anéanti après 1806. Or, Napoléon se contenta de le diminuer et d'humilier Frédéric-Guillaume. Et, qui plus est, il forma, il arrondit de ses mains, auprès de la Prusse, d'autres royaumes qui, simplifiant le chaos germanique, devaient, le jour venu, rendre plus facile l'unité. Telles sont les véritables conséquences que porta la Révolution en Allemagne.

La Révolution et Napoléon. Car, absolument, c'est tout un.

Bainville dit encore :

Bismarck, fondateur de l'unité allemande, a bien discerné le service que l'intervention napoléonienne rendit à l'œuvre des Hohenzollern. On pouvait croire que l'empereur avait à jamais anéanti la Prusse qu'il tenait sous sa botte la dynastie dont il avait le pouvoir de renverser le trône. Au contraire, il ouvrait à la Prusse et à l'Allemagne des destins inespérés. Bismarck en a témoigné en prononçant ces paroles, le 31 octobre 1892, sur la place du marché d'Iéna :

— Sans l'effondrement du passé, le réveil du sentiment national allemand en pays prussien, de ce sentiment national qui tire son origine d'une époque de honte profonde et de domination étrangère, n'eût pas été possible.

C'est la vraie morale politique du centenaire d'Iéna. Et les paroles de Bismarck seront singulièrement complétées par ce passage des Mémoires d'un soldat de Napoléon. Le brave Marbot 10, excellent cavalier, vaillante estafette et grand donneur de coups de sabre, n'était pas une intelligence de premier ordre. Pourtant, muni de bon sens, il jugeait la politique de son maître et en mesurait toute l'imprudence. C'est donc Marbot homme de cheval et de bivouac, qui écrivait ceci dans ses Mémoires :

« Quoique je fusse encore bien jeune à cette époque, je pensais que Napoléon commettait une grande faute en réduisant le nombre des petites principautés de l'Allemagne. En effet, dans les anciennes guerres contre la France, les huit cents princes du corps germaniques ne pouvaient agir ensemble. Au premier revers, les trente-deux souverains, s'étant entendus, se réunirent contre la France, et leur coalition avec la Russie renversa l'empereur Napoléon, qui fut ainsi puni pour n'avoir pas suivi l'ancienne politique des rois de France. »

Je crois qu'on ne peut pas mieux dire ni mieux résumer le résultat final de la brillante campagne de 1806.

Et toute la politique extérieure de l'Empire.

Et toute celle de la Révolution.

Et toute celle qu'ont héritée de la Révolution et de l'Empire les Wilson, les Tardieu, les Loucheur et leurs camarades ; pour notre malheur !

Nos soldats se sont battus avec le sang, le cœur, le patriotisme et l'élan de la France éternelle.

Nos négociateurs n'avaient que les idées d'une France fragmentée et transitoire, dissociée et décérébrée ; les idées qui reflètent notre décadence depuis plus de cent ans.

De notre point de vue, qui est le point de vue national, faudra-t-il donc marquer du signe moins toute commémoration napoléonienne ?

Non : Napoléon avait reçu la science et l'art militaire de la vieille France, et son âme de feu porta au sublime degré d'incandescence ce riche et puissant capital.

Ses Victoires sont au « Muséum », comme disait Bonald ; soit ! elles n'y sont pas restées infécondes.

Elles ont eu d'abord cette fécondité de la gloire qu'il serait misérable de négliger. Elles nous ont valu un prestige positif qui a longtemps couvert de très grands déficits. Et enfin, ces victoires savantes et belles, on l'a dit, comme des chefs-d'œuvre d'une raison que la passion multipliait, ont suscité des étudiants qui sont devenus des maîtres ; ces maîtres, les grands défenseurs, les sauveurs directs du pays.

Foch a été l'élève de Napoléon Bonaparte, voilà ce que la patrie ne peut oublier.

Elle a le devoir de tenir compte de toutes les blessures que l'idée et le fait napoléoniens lui portèrent ; mais la reconnaissance doit persister envers le brillant esprit militaire de la Campagne d'Italie, de la Campagne de France, œuvres fort inutiles en elles-mêmes, mais qui, après un siècle, auront servi, sur les deux Marnes, à sauver autels et foyers, libertés et drapeaux.

Il est une autre raison de ne pas nous excepter du chœur national ; c'est notre piété pour une France idéale à laquelle Napoléon n'est pas inutile et que son image décore, que son nom glorifie. Je songe aux Français de nos colonies éloignées, et j'imagine ceux qui vivent à Londres, à New-York, à Buenos-Aires, à Canton, à Yokohama, tous recherchant dans les écrits venus de France quelque son qui soit d'abord français. Ils ne sont pas plus que nous des impérialistes. Mais entre journaux et journaux, entre écrivains et écrivains, ils distinguent les défenseurs, les serviteurs de ce qu'ils appellent « la grande France » et ses ennemis. Eh bien ! ces Français-là sont comme le vieil historien Victor Duruy ; ils souffrent dans leur cœur, quand on leur dit trop de mal de Napoléon ou de Louis XIV.

Toutes les justes différentes doivent être établies entre le grand Capétien, héritier de Richelieu, qui laissa un royaume accru de quatre vastes provinces et qui nous légua, pour deux siècles, une sécurité entière du côté des Pyrénées ; haute figure du classique génie national et royal, qui conduisit pendant plus de soixante ans la plus vaste harmonie de toutes les histoires, et le demi-dieu romantique dont la grandeur est faite de la consomption de la chair d'un peuple, Moi isolé, Moi dévorant qui dut se dévorer lui-même, conformément à des lois plus fortes que lui, mais qui laissa sur terre un grand bûcher aux belles flammes, diaprées aux trois couleurs, dans lequel s'entrecroisent, parmi des voix confuses, les plus magnifiques leçons d'escrime internationale, Tactique et Stratégie que l'ignorance ou la méconnaissance de la Politique avait seule stérilisées.

Faisons ces différences. Mesurons ces distances. Mais ne soyons pas insensibles aux termes ainsi comparés.

Connaître la hiérarchie des grandeurs n'anéantit aucun de leurs termes. Sentir la différence d'utilité de deux grands chefs ne supprime pas leurs valeurs, mais les fixe et les inscrit.

La France doit savoir que Napoléon s'est servi d'elle et que Louis XIV l'a servie ; mais devant celui de ces deux héros qu'elle juge et doit juger inférieur à l'autre elle doit aussi répéter la parole impartiale, la parole nationale de l'équité :

— Encore une fois, je le trouve grand.

II
Une erreur napoléonienne

M. J.-M. Bourget, spécialiste militaire, est l'auteur d'un livre bien amusant, Si Napoléon en 1914… dialogue des morts entre le maréchal Foch et l'Empereur 11.

Pendant quelque trois cents pages, le dieu de la guerre s'informe ; il interroge, tourne, retourne, apostrophe le vainqueur de 1918, qui a tout l'air d'un apprentif, comme dit Mathurin Régnier, devant ce seigneur et ce maître. On imagine bien que je ne vais pas intervenir entre les belles ombres de l'Art, de la Science et de l'Histoire militaires, et m'en tiens au très vif plaisir que donnent dix chroniques dialoguées sur tous ces thèmes successifs de la bataille des frontières ou de la course à la mer, de la victoire de la Marne, des assauts de Verdun ou de la bataille de Foch. Mais, au dernier chapitre, « l'amertume de la gloire », qui porte sur la mauvaise utilisation d'une guerre victorieuse, il ne sera pas défendu de chercher ma petite querelle.

Le ton de l'Empereur envers l'élève-maréchal est désagréable du commencement à la fin. L'auteur lui-même s'en aperçoit. Il fait de son mieux pour donner, tant bien que mal, à notre contemporain, un petit avantage sur la question des chemins de fer qui semble, en effet, avoir gêné autant que servi les stratèges de 1914–1918, et devant laquelle le grand homme semble avouer qu'il eût pu être embarrassé. On l'eût été à moins ! Ce n'est pas ce que je lui reproche, ni à M. Bourget… Mais arrivons au très curieux passage des coïncidences du Civil et du Militaire :

Foch — … Je vous ai envié, sire. Je vous ai toujours admiré. Mais, au montent où l'on se mit à travailler le traité de paix, je vous ai envié.

Napoléon — Et pourquoi donc ?

Foch — Dans un traité de paix interviennent des considérations politiques et aussi des considérations militaires. Vous avez toujours pu faire valoir les unes et les autres. Chez nous, les premières ont pris le pas. Car les secondes étaient traitées elles aussi par des civils peu familiers avec elles.

Napoléon — Je n'arrive pas à comprendre que des personnages qui se disent des hommes d'État négligent les questions militaires. Ils rougiraient de paraître ignorer quoi que ce soit de la finance ou de l'économie politique. Mais la stratégie est un domaine réservé, pensent-ils, où il ne fait pas bon s'aventurer.

Foch — Pourquoi donc, alors, les négociateurs de la paix n'ont-ils pas voulu écouter davantage les militaires ? On m'a bien donné audience solennellement. Je n'ai trouvé que des visages fermés, des bouches cousues. On ne m'a pas fait l'honneur de discuter mes conclusions. On m'a écouté, puis on m'a jeté dehors.

Napoléon — Quoi ? Les représentants de la France ont laissé faire cela ? Ils n'ont pas vu les ressources que leur apportait votre intervention ? L'intervention du commandant en chef des armées alliées. Que diable ! C'était un moyen de pression incomparable.

Tant de « moyens de pression incomparables » ont été négligés par les auteurs du Traité ! Ni Clemenceau, ni Poincaré, ni Tardieu n'ont même pensé à s'appuyer sur l'opinion publique de la nation française, alors que même tel royaliste les en suppliait. « Nous seuls », disaient-ils, « et c'est assez », quitte à montrer ensuite ce que leur suffisance avait d'insuffisant !

Revenons à nos Morts. L'empereur continue de gagner à tout coup :

Foch — Voyez combien la situation de la France a été en diminuant depuis la paix ! combien de concessions elle a faites ! combien d'amputations elle a subies dans ses droits ! Il a fallu tout supporter sans rien dire, ou presque.

Napoléon — Mais, Monsieur le maréchal, pourquoi n'avoir rien dit ? Surtout, pourquoi n'avoir rien fait ?

Foch — Et que pouvais-je faire ?

Napoléon — Imposer vos idées, tout simplement.

Foch — Les imposer ? Comment ? Un coup d'État, peut-être ?

Napoléon — Vous l'avez dit. Quand j'ai rappelé tout à l'heure que j'avais mis à la raison les ancêtres de vos parlementaires, vous m'avez répondu que j'avais derrière moi des victoires. Vous en aviez aussi. Et vous n'avez pas agi. Les récriminations ne servent à rien.

Duriuscule ! Même dur ! Mais j'ai entendu dire que le maréchal Foch avait mauvais caractère. A-t-il changé d'humeur chez les Morts ? Sa riposte eût été facile, sur la mauvaise qualité de l'enseignement politico-militaire donné par l'Empereur, sur les mauvaises traditions politico-militaires qui datent de lui.

Depuis Napoléon, tous les généraux français ou presque ont été d'avis de régler la question de force entre l'Allemagne et son vainqueur, au moyen de conventions militaires. Le général Bonnal 12, au début de la guerre, enseignait encore que c'était la solution satisfaisante : optime ! Foch, après la victoire, hésitait entre tel ou tel régime militaire à imposer à l'Allemagne ! Pas un de ces illustres spécialistes qui ait vu que ce type de solutions ne tenait pas debout, que la meilleure ne valait rien, que l'expérience des conventions imposées à la Prusse par l'Empereur après Iéna (après Iéna !) le démontrait péremptoirement, la politique prussienne ayant rongé et détruit, avec des ruses d'une extrême simplicité, toute la série des conditions du traité napoléonien, parce qu'elles étaient militaires et non politiques.

Mais, pour bien des chefs militaires, ce qui vient de l'Empereur reste enveloppé d'une sorte de brume dorée, fumée de gloire et de victoires qui les éblouit, jusqu'à les aveugler même sur les points ou la méthode du dieu a le plus complètement échoué.

Il y avait un principe de raison bien antérieur à Napoléon ; savoir que, en Allemagne, un élément est plus dangereux que l'élément militaire, et c'est l'élément politique. Il fallait s'en prendre, en 1806, à l'entité politique prussienne, comme il fallait s'en prendre, en 1918, à l'entité politique allemande. Napoléon avait couvert cette vérité d'un tel dédain qu'il n'avait pas hésité à simplifier, à unifier, à renforcer l'appareil politique allemand, au rebours des sages efforts de morcellement établis par les traités de Westphalie ; l'on peut dire de nos chefs victorieux qu'ils ont copié leur maître en cela. Ils ont voulu le Rhin, avec raison, comme ils ont voulu l'Alsace et la Lorraine. Ils n'ont pas vu que ni le Rhin ni l'Alsace ne seraient véritablement à eux tant qu'un certain degré de puissance politique aurait été laissé au Reich unitaire allemand.

Spécialistes demi-divins, ou même pleinement divins, si l'on veut, mais spécialistes, l'Empereur et ses disciples les plus fameux ont perdu de vue, en chaque matière, l'axiome général qui domine les applications militaires, maritimes, économiques : Politique d'abord.

Et l'axiome dédaigné se venge d'une façon que manifeste, en toute clarté, la conclusion très objective et, aussi, très vieille-France, très Richelieu, très Mazarin, de l'expérience courante ; le redressement politique de l'Allemagne enveloppe et stimule ses ambitions dans tous les ordres, flotte et armées, finances et diplomatie.

Les imbéciles, les intrigants, les farceurs, les moutons, diront ce qu'ils disent : nul coup droit porté à l'unité allemande n'eût été, en 1918, « possible », ce dont ils ne savent rien, ce dont ils n'ont pas la mesure, et tous les faits connus, ou reconnus depuis, viennent établir la possibilité du point contesté.

À quelqu'un qui reparlait de ce prétendu impossible à la date du 26 avril 1930, il m'est arrivé de montrer par les journaux du jour et par ceux de la veille qu'après douze ans, l'Allemagne en était encore à se débattre dans les inextricables difficultés de son unification ; un article de L'Homme libre, signé « Gaulois », le disait en toutes lettres. Et la Revue hebdomadaire racontait ainsi la crise allemande d'octobre 1918 où les instances pour obtenir la démission de l'Empereur avaient été faites au nom du danger que courait l'unité :

Scheidemann 13 ayant suggéré d'imposer à Guillaume II son abdication, Erzberger 14 protesta de toutes ses forces. Sur quoi Scheidemann justifia avec énergie sa manière de voir :

— L'abdication est devenue, s'écria-t-il, une nécessité historique. L'Allemagne du Sud est unanime à l'exiger. Déjà les paysans de Bavière parcourent les campagnes en criant : Los von Preussen ! Guillaume II a pour devoir rigoureux de s'incliner devant le verdict populaire qui le condamne.

« Los von Preussen. » Séparation d'avec la Prusse ! Rupture de l'unité ! Pas une heure critique où ces idées n'aient été agitées en Allemagne. Laissons donc la question des possibles ; la voie n'a même pas été tentée ! Il a manqué chez nous un homme d'État et une doctrine d'État pour y faire songer.

Les nôtres ont suivi la tradition napoléonienne. Il était possible, après Iéna, de défaire un État aussi artificiel que la Prusse. Il était possible, après la fuite de Guillaume II, d'exploiter en Bavière, en Hanovre, sur le Rhin, en Lusace, les sentiments les plus divers (révolutionnaires, légitimistes, catholiques) contre l'unité du Reich. Or, on ne l'a pas voulu. Ainsi Napoléon n'a pas voulu détruire l'unité de la Prusse. Il croyait faire mieux que ses prédécesseurs, et il a fait plus mal. Que son insuccès n'ait servi de leçon ni à nos civils ni à nos militaires, c'est prodigieux.

II
Diplomatie de Bonaparte

Albert Vandal 15 connaît fort bien l'histoire des relations de notre France et de l'Autriche. Comme on va le voir par un vieux fragment, Albert Vandal donnait tout à fait raison à quelques-uns de nos goûts les plus prononcés et de nos dégoûts les plus vifs. Il collabora ainsi, sans le vouloir peut-être, mais non sans le savoir, à la réhabilitation générale de l'ancienne France, de son gouvernement, de ses traditions ou de ses mœurs politiques, même aux temps les plus décriés.

On ne dira jamais assez quel mal firent à la France, considérée dans ses intérêts extérieurs, les historiens et les polémistes de l'école révolutionnaire. Leur tort, leur égarement fut d'apporter, dans leur façon de concevoir et de traiter les questions internationales, des préoccupations de politique intérieure, l'esprit et les dogmes de leur parti.

En haine de l'Autriche, ultramontaine, ils vantèrent continuellement la Prusse protestante, fille et élève du roi philosophe. Cette conception aveuglante les conduisit à ériger l'anachronisme en système. Parce que l'Autriche de Charles-Quint et de Ferdinand, dont les États formaient à eux seuls une coalition, avait pesé formidablement sur nos frontières, ils en conclurent que l'Autriche restait en face de nous la rivale traditionnelle, l'ennemie de tous les temps, sur laquelle les coups devaient porter. C'est dans ce sens que nous avons appris l'histoire au collège, et c'est sous l'empire de cette hallucination que des générations ont vécu. Or, depuis le commencement du XVIIIe siècle, l'Autriche séparée de l'Espagne, contenue en Italie, contre-balancée en Allemagne, ne nous menaçait plus, et un accord avec cette puissance sur le retour, mais encore imposante, nous eût servi à réprimer de jeunes et dangereuses cupidités.

Au lendemain des traités d'Utrecht, après la liquidation de l'héritage espagnol, Torcy 16 écrivait, avec une merveilleuse prescience de l'avenir, que la rivalité des maisons de Bourbon et de Habsbourg devait être reléguée désormais au nombre des faits historiques, que la situation profondément modifiée appelait des combinaisons nouvelles. Il est vrai que la royauté française ne comprit pas d'abord cette parole de prophète. En 1741, pendant la guerre de la succession d'Autriche, Louis XV devança la faute de Napoléon III à la veille de Sadowa ; se laissant prendre aux avances de Frédéric II qui savait à propos velouter sa main de fer, il aida la Prusse à s'agrandir aux dépens de l'Autriche. Le maréchal de Noailles lui avait dit pourtant ce mot profond : « Sire, défiez-vous des États dont la fortune n'est pas faite. »

Nous avons souvent pris la peine de spécifier notre conception des erreurs royales. Le prince héréditaire n'est certainement pas infaillible. Mais, par position, par fonction, il est plus intéressé que personne à corriger ses fautes aussitôt qu'il les a découvertes, un acte contraire au bien national étant aussi un acte contraire à son bien propre.

Napoléon III, qui laissa se créer l'unité allemande, avait agi en philosophe humanitaire, en lieutenant de la Révolution européenne, en homme d'État romantique, non en prince, ni en Français. La faute de Louis XV était un accident, né d'une erreur matérielle ; la faute de Napoléon III, un système dynastique, né de sa propre illégitimité. L'assimilation de deux faits aussi différents est le seul point qui soit sujet à la critique dans cette juste page de Albert Vandal, vite corrigée en ces termes :

La royauté française eut toutefois le mérite de reconnaître son erreur et elle essaya de la réparer, lorsqu'elle fit alliance avec Marie-Thérèse, en 1756, pour arrêter la Prusse et refréner les ambitions de son roi. Cet accord, conclu sous le principat de Mme de Pompadour, fut qualifié par l'école révolutionnaire de politique d'alcôve. Il faut le dire cependant, les conseillers de la Pompadour, Bernis et Choiseul, avaient raison contre Voltaire, contre les philosophes et les encyclopédistes, contre ces maîtres de l'opinion qui organisaient une colossale réclame en faveur de Frédéric et de Catherine II bouleversant l'Europe au détriment de nos intérêts traditionnels. Les plus insignes représentants de l'esprit français se firent alors les grands ennemis de la puissance française.

Après 89, malgré Valmy, malgré le manifeste de Brunswick, les politiques de la Révolution s'orientèrent constamment du côté de la Prusse. Le préjugé était tel que le jour où Bonaparte se fit décerner le pouvoir consulaire, il donna aux troupes de Paris, comme premier mot d'ordre, ces deux noms Frédéric II et Dugommier.

En 1815, au Congrès de Vienne, Talleyrand eut le bon sens de revenir à la tradition qu'il avait recueillie des lèvres de Choiseul sous les ombrages de Chanteloup. La France était vaincue, épuisée ; il n'hésita pas cependant à lier partie avec l'Autriche et l'Angleterre pour protéger la Saxe contre la voracité prussienne. Il estimait que le meilleur moyen de se faire respecter quand on n'est pas le plus fort, c'est d'être le plus honnête. L'événement des Cent Jours et les exigences de l'opinion ramenèrent presque aussitôt notre politique dans d'autres voies.

Chez Louis-Philippe, l'alliance autrichienne était la pensée de derrière la tête ; les préjugés réciproques entre les deux pays la rendaient impossible.

La guerre de Crimée parut offrir l'occasion de la réaliser. Drouyn de Lhuys 17, qui avait hérité de Talleyrand la tradition reçue de Choiseul, la tradition des sages opposée à la tradition d'erreur, voyait dans les affaires d'Orient un terrain de rapprochement avec l'Autriche et un moyen de fixer la France à une politique de conservation européenne. Après la paix de Paris, en 1856, si Napoléon III avait eu le courage de s'ériger en défenseur de ces traités de Vienne qui garantissaient la sûreté de nos frontières en organisant le morcellement de l'Allemagne et de l'Italie, s'il s'était attaché à maintenir cette puissance autrichienne qui demeurait la clef de voûte de l'ancien édifice européen, il eût vraisemblablement rendu à la France des destinées normales et, en tout cas, il lui eût épargné des désastres. Le neveu eut alors la partie plus belle que l'oncle ne l'avait jamais eue au temps de sa plus prestigieuse puissance. Napoléon III n'avait pas vaincu l'Europe, mais il était en train de la persuader, et tout le monde se fût incliné devant sa modération, s'il eût su montrer, après Napoléon le Grand, Napoléon le Sage.

L'empereur subit la fatalité de ses origines, et notre politique retomba dans l'ornière révolutionnaire. Nous allâmes à Solférino au profit de l'Italie, nous laissâmes la Prusse aller à Sadowa et rassembler l'Allemagne. Un homme que j'ai connu disait à Napoléon III avant 1866 « Sire, on vous parle toujours de la maison d'Autriche contre laquelle Richelieu luttait ; cette maison d'Autriche n'est plus à Vienne, elle est à Berlin ». Mais le parti avancé, ses journaux, ses orateurs, la majeure partie des intellectuels, restant sous l'empire du préjugé protestant et révolutionnaire, continuaient d'exalter la Prusse aux dépens de l'Autriche, force de résistance et de conservation ; ils furent les complices inconscients de notre déchéance. Sedan ne fut pas seulement l'effet de fautes immédiates, fautes de gouvernement, fautes de l'opposition ; ce fut l'aboutissement de tout un siècle de politique révolutionnaire.

Le témoignage d'Albert Vandal est d'une grande clarté et d'une gravité extrême. Sedan fut « l'aboutissement de tout un siècle de politique révolutionnaire ». L'empereur Napoléon III « subit la fatalité de ses origines ». Il existe une « ornière révolutionnaire ». Il existe également une « tradition de sagesse opposée à la tradition d'erreur ». Drouyn de Lhuys la tenait de Talleyrand, qui l'avait héritée de Choiseul, qui la tenait lui-même des Noailles, des Torcy et ceux-ci des plus fermes et des plus intelligents disciples de Richelieu ; vénérable cortège des meilleurs praticiens de l'histoire de France ! Quand « les exigences de l'opinion », comme dit encore Albert Vandal, se déchaînent contre le salut national, il faut donner un souvenir et demander un conseil à ces grandes ombres.

IV
Génie de Napoléon et question napoléonienne

Un journal illustré a mis en scène dans un dialogue à l'antique deux de nos contemporains, fameux, que j'aime mieux ne pas nommer. Les extraits qui en courent m'étonnent beaucoup.

Jusqu'à la preuve du contraire, je ne croirai jamais que deux grands Français aient pu parler cinq minutes de Napoléon comme on le ferait de Shakespeare ou de Baudelaire, c'est-à-dire en lui-même, sans l'étudier par rapport à la France.

Certes, l'homme est enivrant. Il y a l'homme, a dit le maréchal Lyautey. Et là-dessus, on ne tarirait pas : mémoire immense, génie de l'organisation, esprit critique et psychologue, puissance de travail, étendue et ressort de la volonté, le sujet est inépuisable et, l'épuiserait-on, il resterait le charme, le charme romantique, d'une carrière unique par l'abrupte sauvagerie du point de départ, le vertige de l'apogée, l'éloignement du point de chute. Combinez au prestige d'une royauté militaire et civile l'humanité chaude et vibrante, la familiarité, les passions, la flamme, la fumée de l'âpre démon. On en peut raisonner et déraisonner indéfiniment.

Mais enfin ce n'est pas de cela qu'il s'agit !

Cet homme a tenu dans ses mains le destin de nos pères et le nôtre.

Il a possédé la France.

Qu'est-ce qu'il en a fait ?

Avec tous ses dons magnifiques, que lui a-t-il valu pour le bien, pour le mal ?

Si la question est posée dans lieu public, elle recueille des adhésions assez nombreuses qui témoignent des progrès de l'opinion française. Il est rare pourtant qu'une voix soupirante ne s'élève pas :

— Ah ! si seulement on avait quelqu'un comme lui…

Et ceci semble aller de soi, si bien que tout le monde, ou à peu près, approuve. Cependant, autre signe de progrès, il y a des hésitations. Non à cause du despotisme. Ça, on s'en f… moque. L'autorité en vue de l'ordre promet de tels biens que chacun est disposé à lui sacrifier une liberté surtout théorique. L'autorité d'un tel génie paraît sans réplique. Ce qui rend le public songeur et tempère l'enthousiasme, c'est tout de même le problème de la direction. Gouverner soit, mais pour conduire ; conduire où ? Où ? C'est le problème ! La dictature, mais dans quel sens ? Pour quels projets ? Et quant au dictateur de 1799–1815, il y a, dans le public, ce sentiment confus que son bilan, s'il brille, brille assez faux.

Le bilan brille faux, et sa splendeur couvre un désastre. Voilà ce qu'il importe de démontrer sans trêve pour l'éducation générale. Aucun Français ne devrait parler ou écrire de Napoléon sans avoir dans l'oreille le mot fameux de lord Castlereagh 18 au moment des traités de 1815. Alors que le Prussien voulait achever de nous démembrer, l'Anglais répondit flegmatiquement :

— Laissez, laissez, la France est assez affaiblie par son système successoral.

C'est au régime consulaire, aux institutions de l'an VIII, qu'elle doit le double fléau de la centralisation et de la dépopulation, ce ralentissement de la vie locale qui anémia l'esprit civique, ce morcellement des foyers qui tarit nos familles et tua dans leurs germes des millions d'individus, Français possibles, Français à naître et qui ne sont point nés parce que les conditions de l'être leur étaient refusées par ce code de lois dont parlait Renan, fait pour un citoyen idéal « naissant enfant trouvé et mourant célibataire ».

Aucun Français ne devrait parler ni écrire de Napoléon sans se représenter que les pires violences faites au corps et à l'âme de la patrie par la Constituante et la Convention, soit la centralisation administrative, soit la division départementale, n'ont pu durer que grâce à l'énergique main du Premier Consul.

Aucun Français ne devrait parler ou écrire de Napoléon sans se rappeler qu'il a été le premier auteur de la concentration et de l'unification de l'Allemagne.

Une politique générale qui, ayant gagné ses batailles, perd ses guerres et qui finalement paralyse un pays, le dépeuple, donne à ses plus redoutables voisins les moyens de grandir et de prospérer à ses dépens, ne mérite d'autres fleurs ni couronnes que les guirlandes mortuaires qu'on dépose sur les tombeaux. Des Français peuvent continuer d'avoir la fièvre au seul nom de Napoléon. La France, qu'il a laissée plus petite qu'il ne la reçut, doit se dire qu'en dernière analyse ce sublime esprit fonctionna au rebours de nos intérêts.

Il n'y a pas à juger ni à condamner les intentions ni les sentiments. Il y a à constater les résultats.

Prenons un exemple capable de tout éclairer. Napoléon avait reçu de la Révolution et aussi de la Monarchie, disons de la nature de nos territoires et de nos côtes, de graves difficultés avec l'Angleterre. La Révolution, par son désordre et son gaspillage, par la destruction préalable de la flotte de guerre, avait perdu la partie ; la Monarchie l'avait, au contraire, soutenue longtemps, puissamment, avec des hauts et des bas sans doute, mais les derniers engagements lui avaient été favorables, et sa guerre pour l'Indépendance de l'Amérique était une revanche heureuse de sa guerre de Sept Ans, ce que d'ailleurs nos historiens officiels oublient d'enseigner à leurs tristes lecteurs.

À peine eut-il mis de son côté quelques-uns des puissants moyens de la Monarchie, Napoléon voulut revenir aux grands jours de Louis XVI et du bailli de Suffren. C'est un fait ; il ne le put pas.

Il ne put pas avoir une flotte qui balançât la flotte anglaise. Il ne put vaincre définitivement sans une marine. Le peuple marin le poursuivit et le défit sur son continent. Les deux noms d'Aboukir et de Trafalgar jalonnent la grand'route de Waterloo.

Triple terme d'un juste effort de libération, et trois fois malheureux.

Nous ne sommes nullement de ceux qui réduisent toute l'histoire, toute la psychologie, toute la critique à la question de succès ou d'insuccès. Mais en histoire politique le succès est le juge. Si le théoricien doit avoir raison, le praticien doit réussir. Le praticien Napoléon, le plus grand des praticiens peut-être, a échoué.

Signe que l'entreprise (traditionnelle en France) qu'il avait honorée de son puissant labeur, était inspirée de principes faux ou conduite à rebours du sens national que le vulgaire lui attribue.

Je m'expliquerai en posant une question.

Ou Napoléon fit la guerre aux Anglais en artiste désintéressé, et il mania cette grande chose, les intérêts d'un peuple, avec le simple désir d'en jouer, grand joueur qui s'était oublié à dire : « J'ai cent mille hommes de rente. »

Ou bien, comme Jacques Bainville l'a établi, sans réplique possible, il était prisonnier de la conquête de la Belgique opérée par les Jacobins et que l'Angleterre sentait incompatible avec sa propre sûreté, et alors le robespierriste et le « roussien », l'idéologue romantique et révolutionnaire qui était en lui, si attentif qu'il fût à la loi des choses réelles, exigeait trop de la France et la violentait dans la ligne des principes fondamentaux.

N'en citons qu'un.

Pour faire la guerre à l'Anglais, on devait essayer d'improviser une marine. On n'improvise pas une marine. L'expérience en a été faite par un autre romantique, Guillaume II. La matière refuse l'œuvre, plus forte que le plus fort ouvrier. Cela s'est vu, se reverra. Les hommes devront se le dire.

Tout ceci est explication et, à certain degré, conjecture. Reste le fait. Il est immense. Le fait exemplaire et monumental, c'est l'échec du prodigieux labeur napoléonien. C'est sa stérilité ou sa malfaisance générale pour la patrie.

Généralité qui comporte l'exception d'ordre intellectuel et technique déjà marquée.

Étudiée avec désintéressement par un étranger comme Jomini 19, puis par l'état-major prussien, enfin pénétrée et creusée à fond par les maîtres de notre science militaire qui devaient être les vainqueurs de 1914–1918, la conception napoléonienne a livré le secret d'une manœuvre dont la pureté, la simplicité, la vitesse classiques éveillent forcément tous les grands souvenirs des chefs-d'œuvre de l'art. L'esprit de Bonaparte, nourri et pénétré de nos traditions de guerre, les a transformées et perpétuées.

Comme on l'a vu, en un certain sens, le pays a donc été sauvé par lui ; mais ce fut en dehors de sa personnalité, de sa volonté, et oserais-je dire, presque en dehors de son imagerie populaire, car si les sérieuses études des campagnes de Bonaparte étaient fort poussées en 1914, il n'en était plus de même de son culte dans le pays.

Les jeunes gens de Barrès, qui appartenaient à la génération de 1890, allaient demander leur excitant vital au tombeau de l'Empereur.

Les jeunes hommes de 1914 n'y pensaient plus.

L'Action française forma toute la belle race de ses jeunes guerriers sans avoir eu à leur parler spécialement de la légende impériale ni de la légende révolutionnaire, de Valmy ni de Marengo.

Les ferveurs du sentiment national étaient puisées à des sources autrement vastes et profondes, que les noms de Bouvines et de Denain caractérisent suffisamment. Cette jeunesse nous en avait crus. Elle jugeait l'ancien napoléonisme malsain. Non pas qu'il faille le proscrire à sa dose et au point voulu. Tout sert, ou peut, ou doit servir. Mais le cyanure d'or utile aux photographes ne mérite pas d'être mis en tartine sur notre pain.

Lamartine est de nos poètes peut-être celui qui vit le mieux le jugement à rendre sur l'empereur lorsqu'il écrivit le fameux vers, rectifié depuis :

Et vous, fléaux de Dieu, qui sait si le génie
N'est pas une de vos vertus 20 ?

Napoléon ne se conçoit en termes dignes de lui qu'en dehors du cadre de cet intérêt français ou européen d'où il est nécessaire de le juger sévèrement. Comment parler, pour un fléau de Dieu, de vertu ou d'humanité, de patriotisme ou de droit national ? Il le faut voir comme une manière de libre force cosmique, à qui les jeux de la destruction et de la construction importaient dans leur mode, non dans leur résultat. Sorte de missionnaire du Chaos paternel. Apôtre armé, botté, de la Démocratie.

Dans une intéressante étude donnée jadis à la Revue de la semaine, sur « Napoléon et l'empire de la mer », Lacour-Gayet 21 a rapporté qu'un des officiers détaché à Corfou de l'armée d'Italie avait fondé un club constitutionnel à l'usage duquel il rédigeait des raisonnements égalitaires dans le goût de celui-ci : « À l'entrée et à la sortie de la vie, nous sommes égaux. C'est bien la peine de disputer de l'intervalle ! » L'intervalle, c'est la vie. Philosophiquement, la Vie est peu de chose. C'est la seule chose qu'on ne puisse pas négliger dans la Politique.

Mais la démocratie la néglige, parce qu'elle est étrangère à cette politique-là. Le philosophe de Corfou avait raison à son point de vue. La démocratie, c'est le cimetière. Unus interitus hominum et jumentorum, disait le moraliste hébreu 22.

En couchant au tombeau des millions d'hommes, en tarissant les sources naturelles de l'existence, en organisant une conception de la vie civile strictement individualiste et égalitaire, en préparant au dehors et au dedans toutes les conditions d'une petite France, en aboutissant, après vingt ans de luttes, à la rapetisser en fait, ce grand homme d'action aura parfaitement illustré le cercle dans lequel est appelée à tourner cette doctrine de suicide national et social qu'épanouissent Rousseau et Robespierre : la politique de la Mort.

On peut ajouter à ce fond toutes les broderies du mot et de l'image. Célébrons la France Christ des Nations ou comparons Sainte-Hélène au bûcher d'Hercule, mais si le problème de la politique française comprend l'art de la vie et de la prospérité de l'État français, la démocratie révolutionnaire ou napoléonienne n'a rien à voir avec ce grand art.

V
Napoléon et la Restauration

La meilleure façon de compléter pour la comprendre l'image politique de Napoléon sera peut-être d'ajouter à des critiques motivées et méritées le tableau de ce que fit après lui un Prince moins brillamment doué, mais beaucoup mieux placé : son successeur, Louis XVIII.

La difficile mission du roi de France était de réparer par la paix les ruines de la guerre et par l'ordre les désordres de la révolution. Craignons de nous exposer au grief de partialité. Citons la page, devenue classique, du maréchal Lyautey dans son éloge, à l'Académie française, de l'historien bonapartiste Henry Houssaye 23 :

Il est de coutume lorsqu'on évoque les traités qui ont clos les guerres de la Révolution et de l'Empire, de ne parler que des traités de 1815. On oublie trop, me semble-t-il, qu'il y avait eu d'abord le traité de 1814…

Le traité de 1815 c'est la rançon des Cent Jours.

C'est donc le traité de 1814 qu'il convient d'examiner pour juger équitablement les conditions dans lesquelles la France se tirait, en somme, de ces vingt ans de guerres et de révolutions, et dans lesquelles semblait s'assurer l'équilibre européen. Après la guerre si complètement perdue, pouvait-on vraiment mieux gagner la paix ?

Les Alliés étaient entrés à Paris dans l'ivresse du succès, avides de vengeance et de représailles, leurs revendications toutes prêtes. Bien entendu, les Prussiens, contenus d'ailleurs par la modération généreuse d'Alexandre, ne parlaient que de morcellement.

Et pourtant, par le traité du trente mai 1814, nous rentrions dans nos anciennes frontières, celles du 1er janvier 1792, avec des accroissements qui étaient loin d'être négligeables, la Savoie, Landau, Sarrebrück. Nous gardions les trésors et les trophées conquis sur l'Europe. nous ne payions pas d'indemnité de guerre, et, moins de deux mois après la capitulation de Paris, le dernier soldat étranger avait quitté le sol français.

C'est qu'une grande force historique et morale était là : le roi de France, le fils de la Race qui, depuis près de neuf siècles, avait formé pièce par pièce le domaine national, tellement identifiée avec la France que leurs noms mêmes se confondent. Alors que partout ailleurs, sans exception, les noms de famille des dynasties, toutes importées, étaient distincts de ceux du pays, elle, c'était la maison de France. C'était son nom patronymique, le nom de ses fondateurs, Hugues, duc de France, Robert, comte de Paris, et ce n'étaient pas des titres de courtoisie, mais le nom de leur domaine propre. Des rives de la Seine, dans le plus continu des desseins poursuivis sous les pires règnes mêmes arrondissant patiemment le territoire, cette race avait fait la France, en portant les limites, siècle par siècle, aux Alpes, aux Pyrénées, aux deux mers, les yeux désormais fixés vers la seule frontière naturelle qui lui restât à atteindre : le Rhin.

Et c'est par ce labeur tenace et continu qu'elle avait formé cet État de vingt-cinq millions d'habitants, le plus unifié, le seul unifié qui existât en Europe, le plus cohérent, le mieux administré même, malgré les abus que personne ne méconnaît et que la marche du temps devait fatalement réformer, et elle léguait à la Révolution, avec l'armée royale, tout un ensemble de forces organisées qui, certes, aidèrent grandement celle-ci à tenir tête à l'Europe…

Le roi, c'est Louis XVIII…

Qu'on songe à ce qu'il fût advenu dans le grand désarroi, alors qu'il n'y avait plus ni gouvernement, ni force organisée, s'il ne s'était trouvé quelqu'un pour s'interposer entre la France désarmée et les vainqueurs, leur parler d'égal à égal ; que dis-je ? de toute la supériorité de sa race.

Certes, Louis XVIII ignorait beaucoup de la France intérieure, mais il connaissait supérieurement l'Europe. Et cela n'est peut-être pas à dédaigner, dès lors que c'était avec l'Europe qu'on négociait. Il y fut d'ailleurs singulièrement aidé par le ministre qu'il eut la sagesse de choisir et à qui il sut faire confiance, le négociateur par excellence, Talleyrand. Là aussi, n'y a-t-il pas une révision de légende à faire ? L'un de ceux dont votre Compagnie s'honore le plus, Albert Sorel 24, s'y était attaché, et la pensée qui s'inspire est toute nationale. Comme il l'écrit : « L'histoire publique de Talleyrand est une partie de la nôtre ; tout ce qui relève en lui l'homme d'État élève l'État qu'il a servi. »

Si, au Congrès de Vienne, Talleyrand n'a cessé de négocier en bon Français, c'était parce qu'il était un grand Européen. Il avait le sentiment profond qu'assurer à l'Europe un équilibre durable, c'était la meilleure façon de garantir la sécurité de la France. C'est dans cet esprit qu'il entra au Congrès, et, si j'ose employer cette expression, qu'il le « manœuvra » avec une habileté supérieure.

Empêcher les forts de devenir trop puissants, maintenir entre tous un équilibre de puissance qui, tout en garantissant la paix, assurerait à la France, à côté de l'Allemagne morcelée, une influence d'autant plus efficace qu'elle serait plus modératrice, telles étaient les directions tracées par les instructions de septembre 1814, composées sous l'inspiration directe de Louis XVIII. « En Allemagne, disaient-elles (dans un passage qu'aujourd'hui il n'est certes pas sans intérêt de relire), c'est la Prusse qu'il faut empêcher de dominer en opposant à son influence des influences contraires. La constitution physique de cette monarchie lui fait de l'ambition une sorte de nécessité. Tout prétexte lui est bon. Nul scrupule ne l'arrête. La convenance est son droit. »

Dès l'ouverture du Congrès, Talleyrand prenait position. Comme il invoquait le droit public « Que fait ici le droit public ? » s'écria le Prussien Humboldt 25.

— Il fait que vous y êtes, répliqua Talleyrand.

Et le secrétaire du Congrès, Gentz 26, écrivait :

— L'intervention de Talleyrand a furieusement dérangé nos plans.

L'objet que se proposaient avant tout le roi et son ministre, c'était d'ouvrir la brèche par où la France pourrait rentrer en Europe et dissoudre la coalition formée contre elle. Ce but, ils l'atteignirent en concluant ce traité secret du 3 janvier 1815 entre la France, l'Angleterre et l'Autriche, cette dernière puissance devant nous servir de contrepoids et d'appui contre les ambitions prussiennes.

Ce n'est certes pas faire injure à la grandeur épique de Napoléon que de rendre justice à ceux qui s'appliquèrent à sauver la France des conséquences de sa chute. Sous des étiquettes diverses, il n'y a qu'une France. N'en renions rien. Comme le disait en recevant ici Albert Vandal, le bon Français traditionnel qui m'honore aujourd'hui de son parrainage 27 « Par une triste singularité, notre pays est le seul qui ait pris son passé en horreur et qui, ayant derrière lui la plus glorieuse histoire du monde, mette son orgueil à ne dater que d'hier ou d'avant-hier… »

Il y avait beaucoup de motifs pour écrire ces mots au temps où les Français ne s'aimaient pas 28.

Les Français, qui s'étaient r'aimés, aux épiques journées de 1914–1918, se sont remis à se désaimer. Cela n'arrange pas leurs affaires dans le monde. Mais, si ce désamour est leur loi, que ne le comprennent-ils ! Que n'en tirent-ils la conclusion politique et pratique ! Qu'ils imitent leurs sages aïeux ! Qu'un spécialiste héréditaire, enchaîné par son égoïsme à l'intérêt public, les décharge d'un souci quotidien dont l'expérience les montre décidément un peu trop incapables !

VI
De Napoléon à Lénine, ou le nerf des révolutions

Le Centenaire du 5 mai 1821 pourrait servir à quelque chose si les vivants de 1921 y trouvaient un sujet de méditation propre à éclaircir leur destin, celui de leurs pères et de leurs neveux.

Au signe de Napoléon correspond le fait de l'établissement d'un régime nouveau dans notre vieux pays. L'Empereur, le Premier Consul consolida l'esprit de la révolution qui, sans lui, se serait vraisemblablement évanoui comme un mauvais rêve. L'énergie violente et la ruse profonde de ce vaste génie parvinrent à rendre possible et durable un système d'administration qu'il n'est pas exagéré d'appeler contre nature. Avant lui, avant la Révolution qui l'engendra et qu'à son tour il régénéra, la France était gouvernée par un seul ; mais elle était réglée, elle était administrée par la diversité des coutumes et des lois particulières à chacune des communautés qui la composaient.

La monarchie introduisait un minimum d'ordre général qui était nécessaire ; et, de temps à autre, elle y ajoutait, à dose variable, ce qui convenait pour chaque moment. Cette monarchie administrative créait donc de l'autorité uniforme sans opérer une destruction trop forte des particularités du passé. Chaque partie s'étant organisée à sa guise avait son contingent de franchises et d'autonomies naturelles réclamées par le territoire et la race ; configuration du présent, mouvements du passé.

Familles, ateliers, paroisses, bourgs, villages, compagnies, provinces, corps et ordres d'État, c'étaient des unités vivaces, entre lesquelles l'égalité était nulle, mais qui jouissaient de libertés magnifiques. Cela n'allait pas sans froissements ni abus. Mais contre les abus et les froissements, il y avait une échelle de recours naturels et d'appels constants qui aboutissaient aux officiers du roi, à ses Conseils, au roi lui-même.

Ainsi les individus étaient-ils entourés de solides communautés qui les encadraient ; la vigueur de ces cadres, parfois trop raides, tenait à ce qu'il fallait y contenir des personnalités singulièrement énergiques et originales. L'excès possible en était, à son tour, tempéré par l'existence et le développement d'une police, d'une justice, d'une magistrature d'État, qui, intéressées au maintien des cadres, l'étaient plus encore à la protection des êtres qui y vivaient.

On n'écrira rien d'excessif en disant que ce système à la fois un et plural, comportant un degré élevé de vitalité sociale et de défenses personnelles, était susceptible de perfectionnements indéfinis.

Il pouvait même se perfectionner en dehors de la volonté de progrès qui anime parfois les hommes, par le jeu de la ventilation et des sélections de l'histoire.

Un règne, une génération, un siècle pouvaient donner l'avantage au contrôle royal, sous l'empire de nécessités telles que grandes guerres ou de vives secousses intérieures. Un autre âge, un autre régime pouvaient faire pencher la balance du côté des organisations génitrices et tutélaires. Sans atteindre la perfection, qui n'est pas de ce monde, on pouvait raisonnablement compter sur la durée du double élément de cette harmonie.

La maladie révolutionnaire survint. Elle eût pu n'être qu'une crise vite effacée. Encore une fois, le génie, la violence, la passion et la volonté du commandement napoléoniens firent insérer dans les faits et courir dans l'usage une théorie, un système, une vue de l'esprit à laquelle les choses se pliaient mal. La France en est restée estropiée et tout étiolée.

Ce dernier point est si certain que, après l'oscillation séculaire, le cours naturel nous ramène sur toute la ligne antérieure aux institutions de l'an VIII. Selon l'expression de M. Gaston Morin 29, la loi, de jour en jour, s'est insurgée contre le Code. Raison : il fallait bien vivre !

Mais, sans la main de fer du Premier Consul, bienfaisante pour un jour, malfaisante pour un siècle, l'évolution eût été dix fois plus rapide. Une page fameuse de Renan a montré la différence de l'ancienne France et de la nouvelle. Il y faut toujours revenir :

En ne conservant qu'une seule inégalité, celle de la fortune, en ne laissant debout qu'un géant, l'État, et des milliers de nains ; en créant un centre puissant, Paris, au milieu d'un désert intellectuel, la province ; en transformant tous les services sociaux en administrations, en arrêtant le développement des colonies et fermant ainsi la seule issue par laquelle les États modernes peuvent échapper aux problèmes du socialisme, la Révolution a créé une nation dont l'avenir est peu assuré, une nation où la richesse seule a du prix, où la noblesse ne peut que déchoir. Un code de lois qui semble avoir été fait pour un citoyen idéal, naissant enfant trouvé et mourant célibataire ; un code qui rend tout viager, où les enfants sont un inconvénient pour le père, où toute œuvre collective et perpétuelle est interdite, où les unités morales, qui sont les vraies, sont dissoutes à chaque décès, où l'homme avisé est l'égoïste qui s'arrange pour avoir le moins de devoirs possible, où l'homme et la femme sont jetés dans l'arène de la vie aux mêmes conditions, où la propriété est conçue, non comme une chose morale, mais comme l'équivalent d'une jouissance toujours appréciable en argent, un tel code, dis-je, ne peut engendrer que faiblesse et petitesse.

Le tête-à-tête de l'État monstre et du citoyen nain vient de la destruction des sociétés intermédiaires qui faisaient équilibre à l'État, qui créaient, abritaient, protégeaient les personnes.

Mais, après qu'eut été accomplie cette destruction, comment a-t-il été possible de suppléer à quelques-unes des fonctions dont on avait brisé l'organe ?

Tel est le problème de notre révolution républicaine et impériale. Mais c'est aussi le problème central de toutes les autres révolutions.

Un parti promet l'égalité et l'uniformité à un peuple ; cela lui permet de remplacer les anciennes organisations et les anciens chefs. Mais l'uniformité ne comporte pas d'organisation ; dans l'émiettement général, comment maintenir ou rétablir le fonctionnement de l'État ?

Ils ont prêché l'absence de l'ordre. Ils ont établi dans une large mesure le désordre. Comment arrivent-ils à obtenir au moins une façade d'organisation ? La question est générale, on peut y faire une réponse générale.

Presque toujours, disons hardiment : toujours, les prédicateurs de l'égalité démocratique appartiennent personnellement à des groupes sociaux très fortement organisés. Si fortement organisés que, en dépit des lois destructives et des règlements prohibitifs, ils conservent entre eux ou maintiennent autour d'eux des liens sociaux qui, obscurs ou apparents, clandestins ou publics, leur permettent d'apporter avec eux un correctif vivant à leurs doctrines avérées. Ouvrez Les Déracinés de Barrès, ou reportez-vous à telle préface de Frédéric Masson 30 ; vous y verrez que le premier caractère, le caractère distinctif de Napoléon, tout jeune, à peine en voie de percer, était d'être l'homme d'un clan, d'un petit clan très uni, très serré, très actif, très hiérarchisé, où l'aide mutuelle était plus que la loi : la coutume ; plus que la coutume : l'hérédité. Du clan corse, dont il émanait, à la société révolutionnaire, les transitions, les liaisons étaient fatales, quasiment obligatoires. C'est ce clan, ce groupe, ce parti, attachés à lui par les relations puissantes de l'esprit et du sang, qui lui permirent de créer de toutes pièces un gouvernement stable et fort dans la France dissociée et atomisée de 1799. Il le savait d'ailleurs fort bien. Et il savait que, si son Code civil dissociait et atomisait le pays, il devait, lui Pouvoir, lui État, lui Gouvernement nouveau, constituer autour de lui des éléments et des organes cohérents et agglutinants qui lui fussent attachés d'instinct, de cœur, de corps. Parvenu au sommet, il légiféra pour eux comme pour lui.

Ainsi que devait le dire Alfred de Vigny :

Toute démocratie est un désert de sable 31,

mais l'on ne construit et l'on ne s'établit sur ce désert qu'à la condition de n'être pas, soi-même, une démocratie et de posséder les vertus et les propriétés les plus directement contraires à la poussière de ce désert. Napoléon a consigné cette vérité dans la fameuse lettre à son frère Joseph, alors roi de Naples, le 5 juin 1806 :

Je veux avoir a Paris cent familles, toutes s'étant élevées avec le trône et restant seules considérables, puisque ce ne sont que des fidéicommis et que ce qui ne sera pas elles va se disséminer par l'effet du Code civil. Établissez le Code civil à Naples. Tout ce qui ne vous sera pas attaché va se détruire alors, en peu d'années, et ce que vous voudrez conserver se consolidera. Voilà le grand avantage du Code civil. Il faut établir le Code civil chez vous, il consolidera votre puissance puisque par lui tout ce qui n'est pas fidéicommis tombe, et qu'il ne reste plus de grandes maisons que celles que vous érigerez en fiefs. C'est ce qui m'a fait prêcher un Code civil et m'a porté à l'établir.

Diviser pour régner est une maxime.

Mais, pour conserver un règne, pour continuer de régner, il faut soi-même appartenir à un organisme cohérent et savoir le resserrer en conformité aux éternelles lois de la force et de la santé, dût-on en contredire ses propres principes. L'égalité sera pour la masse du peuple ; mais la différenciation, l'organisation, la hiérarchie seront sévères et puissantes au profit du petit nombre dans lequel on choisira ses agents.

Il serait facile de montrer que le procédé est contemporain des anciens âges, car l'histoire, comme la nature, varie fort peu ses procédés. N'en avons-nous pas eu sous les yeux des exemples nouveaux depuis Napoléon ? Moins éclatants peut-être, ils sont plus généraux et plus démonstratifs encore.

Je pense au mécanisme de la conquête juive. Chez tous les peuples du monde (voyez le livre de Bernard Lazare, L'Antisémitisme et ses causes, paru en 1894), le Juif est au premier rang pour demander l'égalité des individus, l'uniformité des institutions. Il est le tenant de la règle unique et du gaufrier universel. La démocratie n'a point d'artisans plus dévoués ni plus passionnés. Cependant, le Juif, lui, est d'un clan étroit, fermé, jaloux, il est d'une loi particulière très stricte ; et c'est parce qu'il est cela, et parce qu'il le sait, parce qu'il sent très bien que sa communauté juive, sa fraternité juive, son entr'aide juive, sa coutume juive résisteront, longtemps, par elles-mêmes, à l'uniformité des lois et à l'égalité des conditions, qu'il demande ceci et cela pour les autres.

Les autres en seront victimes, mais lui en sera gardé ; son particularisme demeurera indemne, et c'est par lui qu'il régnera.

Jamais la conquête juive n'eût entamé l'ancienne France, si solidement différenciée, comme elle a pénétré et exploité la nouvelle, qui est ouverte à tout venant ; mais c'est pour l'ouvrir de la sorte qu'une poignée de Juifs prêta un concours si ardent et si résolu à la Révolution d'abord, à l'Empire ensuite. Il en fut de même sous Bismarck. Le Juif comptait fort peu dans les États secondaires. Il devint tout ce qu'il voulut dans le Reich. La vérification de la même loi s'observe plus clairement encore dans la Russie bolchevisée.

Malgré tout, c'était une grande chose que l'Empire des Tsars.

Pour le ruiner d'abord, ensuite pour tenir en quelque manière la place des anciennes organisations gouvernantes, il fallait, dans l'éversion et le nivellement général, un groupe dont l'être principal fût uni et lié. Le monde juif a fourni ce groupe. Il n'est pas possible de nier l'énorme prépondérance de l'élément juif dans le gouvernement et l'administration des Soviets. La proportion des fonctionnaires juifs l'établit et le crie. Mais elle n'a été visible qu'une fois la révolution accomplie.

Tant que l'on était à la période des réclamations, des conspirations, des émeutes, ces « opprimés » faisaient figure de simples éléments explosifs. Il était difficile de distinguer le lien ténu, secret et fort qui unissait leur armée de destructeurs orientaux. Pour changer l'ordre naturel et national de la nation russe, ils apportaient trois choses : leur prédication d'anarchie, qui toujours tenta l'Homme, leur ordre marxiste destiné à forger une chaîne plus dure que tout ce qu'on avait vu sous les tsars, et enfin et surtout la solidarité de leur sang.

L'égalitarisme est un masque. Dès qu'on le voit paraître, l'expérience de l'histoire autorise à prévoir ce qu'il recouvre : une face de tyran qui le percera.

VII
L'école d'État

Dans l'ancienne France, les universités étaient des institutions indépendantes les unes des autres, ayant chacune son statut. À la Révolution, il y en avait vingt et une. La plupart, nées de l'Église, avaient été dotées de terres et de privilèges par les particuliers, les communautés et les rois.

Les universités étaient une véritable association corporative de professeurs.

On conçoit qu'avec un tel centre d'activité chaque province ait eu sa vie intellectuelle propre.

L'Université de Paris s'empressa, dès l'origine de la Révolution, de présenter ses félicitations à l'Assemblée nationale, assurant qu'elle rappellerait sans cesse « à la mémoire de ses élèves les noms et les bienfaits des illustres représentants de la nation… et toutes les vertus dont ils étaient le modèle ».

L'Université fut bien payée de cette flagornerie ! En fait, elle constituait une association, un corps libre ; or, ainsi que le disait Le Chapelier, « l'anéantissement de toutes espèces de corporations de citoyens de même état et profession était l'une des bases fondamentales de la Constitution française ». Les universités subirent la loi commune. Elles furent dissoutes. La Constitution de 1791 posa le principe qu'il serait créé et organisé une instruction publique commune à tous les citoyens. C'est celle que les contribuables payent depuis cent quarante bonnes années.

Napoléon rétablit l'Université, mais sur le type révolutionnaire, comme institution d'État et aussi comme moyen de gouvernement. Aujourd'hui on ne prêche plus dans les écoles le respect et la fidélité à l'empereur et à sa dynastie, mais, ce qui revient au même, le dogme et le culte de la République ; dans la moindre salle de classe est affichée la Déclaration des Droits de l'Homme, désavouée par la science et par la raison, mais symbole de la foi d'une secte. L'État se permet donc de faire enseigner ce qui lui plaît. Il colloque aux instituteurs et aux professeurs des ouvrages tendancieux, bourrés d'erreurs intéressées ; il entend façonner à son gré l'intelligence de la nation en lui imposant les programmes d'études qu'il définit. Ainsi, par la fantaisie d'un ministre, l'étude des classiques latins ou grecs a été sabotée ou bornée de façon ridicule en 1902.

On dira que l'enseignement est libre. Ceux qui ne veulent pas envoyer leurs enfants aux lycées de l'État n'ont qu'à les placer dans des maisons privées d'instruction. Mais, déjà, ces parents qui n'utilisent pas l'enseignement de l'État le payent de leurs poches. Aucune subvention n'est accordée aux maisons d'éducation ou d'instruction étrangères à l'État. Puis, l'État ne se contente pas d'établir les programmes d'enseignement, il s'est réservé le droit de donner la sanction de cet enseignement. Il exige, pour délivrer un diplôme, que le candidat justifie non pas qu'il est instruit, mais qu'il est instruit de ce que l'État veut que l'on sache, et comme il veut qu'on le sache ou qu'on le croie. Ainsi, les établissements privés sont-ils obligés de se conformer aux programmes officiels, et, comme ceux-ci sont extrêmement chargés, il n'est pas possible de les surcharger encore en y introduisant ce qu'ils ne prévoient pas.

Il est clair qu'un établissement privé qui ne réussirait à faire recevoir bachelier aucun de ses élèves serait réduit à fermer ses portes. En outre, comme cet enseignement est souvent suspect aux examinateurs officiels, il s'efforce de les fléchir en renchérissant sur l'esprit de l'École d'État. On pourrait presque dire que certaines écoles et collèges « libres » sont plus infectés de libéro-démocratisme que les lycées, car ils ont à se faire pardonner l'ombre d'indépendance qu'on leur a laissée.

Cette mainmise de l'État sur l'enseignement secondaire a de très graves conséquences. Elles sont pires pour l'enseignement primaire. L'instituteur, dans un village, est une puissance. L'État ne peut la négliger. Il s'en sert comme d'un agent électoral. L'instituteur, dépendant du préfet, étant nommé ou déplacé par le préfet, est, par la suite, à la discrétion du préfet.

Ou bien il accepte la servitude, et il se prête à tous les tripotages électoraux, à tous les actes de puissance administrative, ces derniers lui étant particulièrement facilités par la situation de secrétaire de mairie ; dans nombre de communes, le véritable maire est l'instituteur. Ou bien l'instituteur n'accepte pas le joug préfectoral, et alors il sera brisé. À moins qu'il ne fasse trembler l'autorité par le moyen dont il dispose quand il adhère à un syndicat révolutionnaire. Telles sont les deux voies ouvertes à l'instituteur sous notre régime : asservissement ou insurrection.

Une situation où la tyrannie ne peut être combattue que par l'anarchie serait incompréhensible si l'on n'évoquait point la cause de cette tyrannie.

On l'a vu, cette cause historique est napoléonienne.

Mais si l'idée démocratique coïncide avec l'action de Bonaparte, il faut savoir pourquoi. Qui dit Démocratie dit Étatisme, et ne dit pas le contraire de Césarisme. La démocratie, pour durer, a besoin du vote des citoyens ; plébiscitaire ou parlementaire, césarienne ou populaire, la démocratie n'est sûre du vote des citoyens qu'à la condition de leur pétrir l'intelligence et la conscience, à peu près comme les nourrices auvergnates pétrissaient la cervelle de leurs nouveau-nés. Le Gouvernement des partis, le Gouvernement d'opinion peut jouer au libre penseur et au neutre ; dans la réalité, il est moins neutre que tout autre, étant moins libre de se désintéresser de ce qui se passe dans le cœur et dans le cerveau de ceux qui sont ses maîtres, puisque sa loi le fait dépendre de leurs suffrages, qui sortent de leur sentiment et de leur pensée.

On a cru s'affranchir, par la démocratie, de tyrannies accidentelles et transitoires. Mais on est tombé, grâce à elle, sous une tyrannie nécessaire et durable. L'État démocratique doit ajouter à toutes les fonctions qui lui sont naturelles des fonctions qui ne le sont pas, et celle de l'école est une des premières qu'il doive remplir. Mais il ne peut s'en tenir là ; l'État maître d'école est forcé de se faire moraliste, historien et théologien, ou, indifféremment, contre-moraliste, contre-historien, contre-théologien. Il n'a pas le moyen ni le droit de s'abstenir. Il est incapable de respecter quelque doctrine spirituelle, quelque théorie philosophique, historique, morale, qui le menace dans son être de Démocratie. Ce libéral-né est condamné à se défendre au moyen d'autorités centuplées.

On conçoit qu'un tel autoritarisme n'est pas professé. Il serait immanquablement balayé s'il faisait l'aveu direct de sa prétention ; il n'en est que plus redoutable par les effets concrets de son action larvée : abaissement de l'intelligence, oppression des caractères, le nombre des illettrés augmentant comme la criminalité. L'État maître d'école ne fait pas ou fait mal son métier d'enseigneur, mais exerce trop bien ses fonctions d'excitateur et de corrupteur.

VIII
La part de l'intérêt français

Il y a donc une espèce de citoyens qui sont préoccupés de l'intérêt public ; le XVIIe siècle les appelait « des républicains ». Ils ne se placent ni au point de vue de la gloire, ni à celui des grandeurs humaines, ni à celui de l'esthétique ou de la psychologie héroïque ; ces animaux essentiellement politiques aiment à raisonner du point de vue de la France.

Récapitulons leur pensée sur Napoléon.

La France a reçu de Napoléon un incomparable prestige ; l'année du centenaire, elle a considéré qu'elle devait porter son deuil.

La France a reçu de Napoléon d'incomparables leçons d'art militaire ; bien que déjà internationalisées en tant qu'œuvres de l'esprit, bien qu'elles aient d'abord été comprises et expliquées par des étrangers, bien qu'elles aient été retournées contre nous en 1870, elles portent la marque du génie critique, rationnel, simplificateur de la France, et c'est enfin la France qui en fut la plus récente bénéficiaire.

C'est assez, plus qu'il ne faut, pour justifier le murmure du consentement national. L'homme dont le nom fait une auréole à la France, l'homme dont la pensée étudiée de près contient une leçon d'armes immortelle peut inspirer sur d'autres points des jugements discordants qui seront sévères ; il n'y a pas de discordance possible sur son instrument de salut public, ni sur la gratitude qu'il s'est méritée ainsi par deux fois, en tant que grand artiste et plus grand professeur. Des Français médiocres en douteront seuls.

Au delà des deux points posés, le champ des discussions commence.

Nous laissons déplorer Brumaire (ou Décembre) aux imbéciles qui se figurent le Consulat ou l'Empire comme des gouvernements plus tyranniques que celui du club des Jacobins ou de la Commune de Paris.

Nous nous gardons d'imaginer que toute la suite des guerres de Napoléon ait été le résultat de son ambition pure ou d'une volonté plus outrancière que son génie. Le livre d'Albert Sorel établit suffisamment l'excitation et la provocation étrangères ; celui de Bainville, la nécessité jacobine de garder la conquête des provinces belges. Le reproche adressé à la politique extérieure de l'Empereur n'est pas plus fondé que la plainte des libéraux, dans la mesure où l'on en fait un grief personnel et moral.

Mais cette double politique encourt au dehors et au dedans un autre reproche, purement politique, celui qui tranche et règle tout ; Napoléon, comme le Napoléonisme, a finalement échoué. Il a échoué partout, sur mer, sur terre, dans les institutions, dans les lois, dans les mœurs. À quel prix ! au terme de quel effort !

Effort de génie personnel. Effort tendu, extrême, d'une nation entière décimée, saignée, épuisée pour des générations. On a beau regarder l'éblouissant manteau de la gloire, il ne peut pas couvrir la disproportion des deux infinis ; dépense énorme, produit pire que nul.

Sans doute c'est la faute de la Révolution, de la démocratie. Mais il est impossible d'en séparer Napoléon empereur. De ses caractéristiques essentielles, aucune ne subsisterait sans la subversion sociale qui le porta comme son fruit.

Quand donc un peuple a jeté pendant quinze ans ses énergies sur les champs de bataille du continent et de la mer, sous la conduite du plus fulgurant esprit militaire que le monde ait connu ; quand, après ces quinze ans de lutte, ce peuple doit saluer, sur les flots qui battent ses rives, une puissance étrangère, l'anglaise, que, à dater de ce moment-là, et de ce seul moment, il n'égalera plus, ni ne rêvera plus d'égaler ou de balancer, étant absolument mis hors de combat de ce côté ; quand ce peuple, du côté des terres fermes, doit contempler une unité prusso-allemande en voie de se constituer par les étapes de 1803, 1805, 1813, et dont l'achèvement sera poursuivi en raison de l'impulsion démocratique et au nom des idées napoléoniennes en 1866, en 1870, puis en 1918–1919, ce peuple-là, le peuple français ne peut plus décerner au Napoléonisme le moindre brevet de satisfaction.

Il est bien obligé de lui dire :

« Vous êtes le plus grand capitaine de tous les temps, mais, en fin de compte, vous nous avez menés à Trafalgar, à Leipzig et à Waterloo, et c'est votre doctrine qui a réduit aux mêmes désastres vos successeurs, imitateurs, neveux, disciples, héritiers. Il faut donc qu'il y ait quelque chose de vicieux là dessous. En constatant ce vaste et complet recul maritime et continental, il est impossible de ne pas évoquer les progrès réguliers obtenus sous les rois de France. »

— Vous faites œuvre de parti.

C'est l'interruption rituelle que je connais bien.

Je ne fais pas œuvre de parti. Je me moque bien des partis. Mais vos partis se rebiffent contre l'évidence des idées et des faits.

J'aurais été plus impérialiste, plus bonapartiste que vous, si les données du bonapartisme aboutissaient à un bilan favorable à la nation. Les faits sont les faits. Je ne puis pas les changer. Les manuels peuvent déformer ces faits et surtout leurs rapports. Il suffit d'un peu de rigueur intellectuelle dans la réflexion pour les rétablir dans leur vérité.

Certes, la guerre de Sept Ans fut un revers grave, et le traité de 1763 fut très malheureux ; mais, quelques années plus tard, la revanche commençait, et quelle revanche éclatante, préparée par Louis XV (oui, par Louis XV), achevée par Louis XVI, couronnant par la séparation de l'Amérique et de l'Angleterre un effort long, tenace et heureux. J'ajouterai que la valeur de ces faits rapprochés est accentuée et multipliée par l'attitude des avocats du système adverse ; ce n'est pas une fois, c'est dix fois que les polémistes de la démocratie ont été de prétérition pour tout ce grand œuvre de Louis XVI et de Vergennes, de Grasse et de Suffren.

Voilà les hommes de partis. Pour nous, nous rendons justice à tout le monde et hommage à qui le mérite ; c'est un fils de France, le Prince de Joinville, qui, en 1840, a ramené aux Invalides les cendres du César malheureux. Mais, entre les honneurs dédiés au génie, à la gloire, à l'héroïsme, et le jugement réfléchi porté sur l'ensemble d'une œuvre par rapport au bien que la patrie en a retiré, il y a des différences que la nature impose et que la raison vérifie.

Nous les maintiendrons.

C'est pour les maintenir que nous ne saurions varier non plus sur les effets législatifs et administratifs de ce déploiement de l'autorité politique à l'intérieur. Supprimer l'anarchie sans en atteindre les causes, c'est, comme un de nos amis regrettés, Octave Tauxier, l'avait parfaitement senti et dit, fomenter, en secret, une anarchie nouvelle et plus redoutable.

Qu'il fallût des mesures de centralisation et d'autorité en 1799, personne ne l'a nié. Qu'il fallût leur donner cette violence, cette pesanteur, cette pérennité, on le démontrerait difficilement.

Que l'égalité et les autres chimères du Contrat social fussent à la mode en 1800, pas de doute non plus. Mais que l'autorité du plus volontaire des hommes ait servi à réaliser ces lois folles, à donner chair et vie à ces imaginations subversives et dépopulatrices, il est impossible de nommer cela un bienfait.

Un ami qui voulut bien m'écrire que ce ne fut pas la faute ni l'intention de l'empereur se trompait tout à fait sur le sens de nos réflexions. Répétons qu'il ne s'agit pas en tout ceci de fautes volontaires ni d'intentions méchantes. Nous comptons des résultats. Ils sont désastreux. La France qu'il a anémiée par la guerre a souffert longtemps et profondément du régime napoléonien dans la paix. Que ce régime correspondît aux erreurs courantes, soit ! Mais, (refrain) ces erreurs n'eussent point passé dans les lois, dans les mœurs avec cette force, elles ne se fussent pas réalisées avec cette perfection douloureuse, sans le marteau d'airain de la volonté du « Titan » ; notre XIXe siècle, dont l'histoire sociale, administrative et législative, fait une longue réaction contre ces erreurs, n'aurait pas eu tant de peine à les surmonter s'il n'avait pas fallu vaincre en elles les énergies cristallisées de ce demi-dieu.

IX
La dynastie

Les membres de l'Académie française qui ont jeté les dernières fleurs sur la tombe de Frédéric Masson ne pouvaient éviter le cénotaphe des Bonaparte. Et la principale intéressée à la haute mémoire, la haute intelligence de l'Histoire de France a gagné quelque chose au témoignage des orateurs.

Résumant les innombrables volumes de Frédéric Masson, Georges Lecomte 32 a dit du grand Empereur et des siens :

Ah ! quel bon frère, messieurs, et quel fils excellent ! Jamais affection plus vigilante et plus active, jamais plus mal placée et récompensée !

Joseph, léger, paresseux, récalcitrant, vaniteux, tortueux et cupide, protecteur et jusqu'au bout des pires ennemis de Napoléon, toujours enclin à se dérober, à cabaler, à pousser la prudence jusqu'à la lâcheté, à invoquer la stricte obéissance pour colorer ses velléités de trahison.

Lucien, dont on ne peut méconnaître ni les qualités ni, à certains moments décisifs, les services, mais brouillon, fanfaron, sec, ingrat, prodigieusement infatué de lui-même, convaincu que son génie le désigne pour le plus haut rang, ne connaissant ni règles, ni lois, ni devoirs, si ce n'est à l'égard des mères de ses enfants.

Louis, si longtemps le préféré de Napoléon et qu'il aima comme un fils, rêveur taciturne, atrabilaire, inquiet et soupçonneux, égoïstement et douloureusement replié sur lui-même, changeant sans cesse d'idée fixe ; un malade au moral comme au physique, à la fois grotesque et touchant, proie anxieuse et crédule de tous les inventeurs de remèdes, mais à travers toutes ses fugues et fantaisies thérapeutiques, invariablement et sournoisement rétif à la politique de l'empereur.

Jérôme, présomptueux, irascible, effronté, pusillanime, prodigue et libertin, qui ne racheta que sur le champ de bataille de Waterloo l'exaspérante série de ses incartades, de ses désobéissances et de ses fautes.

Chacun garde sa physionomie propre. Mais ils ont un trait commun et le plus accusé : l'envie, la jalousie, l'ingratitude. Et envers qui ? Envers leur bienfaiteur. Pas plus que du viatique prélevé sur sa maigre solde de sous-lieutenant, ils ne lui savent gré des ambassades et des ministères, des duchés et des royaumes. « Je ne puis faire plus que je ne fais pour tous », avoue Napoléon dans une heure de lassitude, et il recommence à faire davantage. Il s'irrite parfois de cette outrecuidance :

— À vous entendre, on croirait que je vous ai volé l'héritage du feu roi notre père !

La drôle de galerie ! Et l'étrange famille ! On sourit. Même on rit. Cependant le spectacle doit avoir sa leçon. Elle est, je crois, assez sensible. Elle rend compte du rapide épuisement politique des Napoléonides. Cette race si forte, et qui a donné, depuis, tant d'originaux curieux et de personnages de premier plan, n'a pas tenu, en tant que dynastie, parce qu'elle ne pouvait pas tenir.

Il lui manquait les vertus fondatrices, les vertus cardinales, qui s'imposent à la marée humaine et qui seules permettent de la dominer. Lesquelles ? Tout simplement celles qui s'opposent au chapelet de vices plaisamment soulignés par Georges Lecomte : à l'envie, à la jalousie, à l'ingratitude. Désintéressement, générosité, fidélité, honnêteté enfin, ce sont les grands traits, généraux et distinctifs, des aînés des grandes races royales. Elles peuvent, à la longue, s'affaiblir ou s'atténuer ; alors, tout roule un peu par le seul principe de la vitesse acquise, laquelle fait un des grands bonheurs des lois de la vie et de l'être, le bienfait de l'institution monarchique compensant, et de beaucoup, les faiblesses ou même parfois les indignités du monarque. Mais, au berceau, à l'origine, il faut des bons hommes, il faut des prud'hommes, il faut, je le dis tout à trac, des héros et des saints, et peut-être des saints plus que des héros.

Ouvrez dans Auguste Longnon l'admirable étude des premiers Capétiens, vous y verrez comment leur honnêteté et leur dignité personnelle florissant dans un monde où elle donnait lieu à d'étonnants contrastes, fournirent les premières bases de l'influence et de l'autorité des descendants de Robert le Pieux. Leur prestige était là, et la confiance qu'ils inspiraient ; de là sortit la forte impulsion donnée au sublime millénaire de leurs règnes constructeurs et générateurs.

Les Leçons de Fustel de Coulanges à l'Impératrice 33 confirment et prolongent ce point de vue ; la vertu de saint Louis a servi de caution religieuse et morale à sa descendance.

Si M. Georges Lecomte doit être remercié de nous avoir orientés vers cette réflexion sur la Dynastie, quelles félicitations refuser à Jean Richepin 34 pour l'idée supplémentaire qu'il nous a donnée des rêves du Dynaste ?

Oh ! une simple citation de Napoléon a suffi. Jean Richepin a cueilli cet extrait textuel des philosophies de Sainte-Hélène.

La guerre va devenir anachronisme. Si nous avons livré des batailles sur tout le continent, c'est que deux sociétés étaient en présence, celle qui date de 1789 et l'ancien régime. Elles ne pouvaient subsister ensemble ; la plus jeune a dévoré l'autre. Je sais très bien qu'au bout du compte la guerre m'a renversé, moi, le représentant de la Révolution française et l'instrument de ses principes, mais n'importe ! C'est une bataille perdue pour la civilisation ; la civilisation, croyez-moi, prendra sa revanche. Il y a deux systèmes, le passé et l'avenir ; le présent n'est qu'une transition pénible. Qui doit triompher ? L'avenir, n'est-ce pas ? Eh bien, l'avenir, c'est l'intelligence, l'industrie, la paix ; le passé, c'était la force brutale, les privilèges et l'ignorance. Chacune de nos victoires a été un triomphe des idées de la Révolution. Les victoires s'accompliront un jour sans canons et sans baïonnettes.

Ainsi parla le promoteur de ces Guerres d'enfer qu'a fortement décrites Alphonse Séché 35 ! Ainsi pensa l'homme qui ouvrait le XIXe siècle au déluge des guerres nationales qui n'ont cessé de l'ensanglanter. Personne n'aura pensé plus clairement contre l'avenir ; un avenir où l'industrie devait fabriquer surtout des canons ; où la paix ne devait fleurir que sous les trois rois Louis XVIII, Charles X, Louis-Philippe, donnés ici pour représentants du passé ; où l'intelligence devait subir, et justement par la guerre et par l'industrie, la plus profonde humiliation, le plus impur abaissement, le dernier recul.

Conclusion, qui ne varie guère : la monarchie royale des Capétiens s'était montrée, dès son aurore, l'initiatrice des temps nouveaux. Elle avait marché en avant des peuples, à la pointe du mouvement des esprits, et l'on peut dire que, de Louis VI à Louis XIV et Louis XV, jusqu'à Louis-Philippe, son occupation du présent s'est doublée d'une véritable et constante anticipation d'avenir. Elle était prévision, elle était mouvement, progrès, en même temps qu'ordre. En travaillant à rendre prospère et heureux ce qui était, la troisième dynastie s'efforçait de deviner et d'accentuer ce qui devait être, ce qui allait être. On ne peut accorder le même éloge à celui que nos petits traités d'histoire de France appellent le chef de la quatrième race. Il n'y a qu'un homme qui se soit plus mépris que Napoléon dans l'art de qualifier et de juger la suite des choses et c'est son poète, le poète de Plein ciel, c'est Victor Hugo.

Quels réactionnaires, tous deux !

X
Ce qui reste vivant de la tradition napoléonienne

Le 5 mai 1921, M. Louis Barthou 36 a prononcé sous l'Arc de Triomphe son discours du Centenaire.

En même temps que de louables et banales maximes de continuité françaises, on a dû prendre acte des paroles précieuses par lesquelles un représentant du gouvernement de la République ratifia les rapprochements qui ont été faits par nous, Action française, entre la Prusse de 1807 et celle de 1918 :

Il a cru, en septembre 1806, museler l'armée prussienne par une convention militaire qui limite ses forces. Mais il a compté sans l'hypocrisie prussienne et, il faut le dire, sans la ténacité d'un peuple qui ne s'avoue jamais vaincu. Scharnhorst 37, pour venger léna, s'était, dès 1807, mis à l'œuvre. Il fit si bien que, réduite à 42 000 hommes par les conditions du traité, l'armée prussienne n'en avait pas, en août 1813, moins de 280 000. Par quels moyens ? Il est inutile de le rechercher dans l'histoire d'hier ; celle d'aujourd'hui suffit. La Prusse a plus de ténacité que d'imagination ; elle ne met aucune coquetterie à ne pas se répéter, quand la répétition d'un procédé sert ses desseins. Ludendorff copie Scharnhorst ; il lui emprunte ses moyens de dissimulation, ses combinaisons obliques, ses instructions et jusqu'à ses expressions. La Prusse, vaincue, prépare, sous ses ordres, la revanche dont il fixera l'heure et dont elle acclamait, à Potsdam, la menace et l'espoir. Nous ne la laisserons pas recommencer. L'erreur de Napoléon doit nous être une suffisante leçon.

Cette leçon politique est souvent donnée par l'Action Française.

Seulement les rapprochements constatés par M. Barthou, ces imitations de Scharnhorst par Ludendorff étaient chez nous pronostiqués et annoncés bien avant la fin de la guerre, alors qu'il était temps de s'en apercevoir et de les prévenir.

Depuis, l'événement a vérifié ce que nous prévoyions. On a vu et touché la nullité certaine de toute convention militaire faite avec la Prusse. Mais comme Ludendorff a plagié ainsi Scharnhorst, l'inconsistante République qui ne rêve que d'inventions originales, aura plagié les conventions napoléoniennes, et cela suffisait à dispenser notre ennemi de se mettre en frais d'imagination. Nos fats à la Tardieu n'ont pas voulu écouter un avis raisonnable. Ils se sont rués dans le système d'idées dont le grand empereur, avec tout son génie, n'avait tiré que des déboires. Ce qui avait échoué, ce qui avait dû échouer, ils ont voulu l'essayer une fois encore, et l'on peut encore douter que ce piteux échec redoublé leur ait rien appris. En revanche, ils ont absolument refusé d'accorder un instant d'attention à une autre méthode, celle qui avait réussi depuis Jules César jusqu'à M. de Talleyrand.

Un grand spécialiste de l'art militaire n'est pas nécessairement un grand politique, malgré les ressemblances fréquentes de ces deux arts.

Ni Rome, ni le Capétien n'imposait à la Germanie de vains traités, limitant son pouvoir militaire ; on la divisait politiquement, la réduction de ses moyens belliqueux s'en suivait de façon presque automatique.

« L'erreur de Napoléon doit nous être une suffisante leçon », estime M. Barthou.

Doublée de l'erreur de Tardieu, la leçon est surabondante, en effet. L'erreur n'a pas cessé d'être recommencée de 1921 à 1930, jusqu'à l'évacuation de Mayence et même au delà.

« Napoléon n'est plus une tradition politique », a dit M. Barthou. Je lui demande bien pardon. Napoléon est resté une tradition de politique extérieure. Cette tradition est la tradition de la troisième République. La tradition de M. Barthou. À la différence de M. Barthou, nous la voyons et nous la jugeons. Et plus que lui, nous la payons. Jusques à quand ?

Charles Maurras
  1. En fait, le Prince impérial a été tué l'année suivante, le 1er juin 1879, au combat contre les Zoulous.

    Comme celle-ci, les notes suivantes sont des notes des éditeurs.[Retour]

  2. Tiré du poème de François Coppée Une lettre de Christmas, au début de la troisième partie :

    D'un geste, l'Empereur interrompt la lecture.
    Il est debout. Il pense à son fils, — ô torture ! —
    À l'enfant dérobé qu'il ne reverra pas.
    Les mains jointes au dos, tête basse, à grands pas,
    Il marche. Qu'a-t-on fait du roi de Rome, à Vienne ?
    Il l'ignore, et pourtant il faut qu'il se souvienne
    Que le pauvre petit pleurait, les bras au cou
    Du digne Menneval et criait : « Maman Quiou ! »
    Quand on chassa ses seuls amis venus de France.

    [Retour]

  3. D'après Le Bateau ivre de Rimbaud (strophe 22, sur 25). Dans le texte d'origine, le mot million est au singulier, et la phrase a une forme interrogative :

    J'ai vu des archipels sidéraux ! Et des îles
    Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur ;
    — Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,
    Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?

    [Retour]

  4. Albert Mathiez (1874–1932), professeur et historien franc-comtois, spécialisé dans la période révolutionnaire, lui-même ardent robespierriste. Après avoir été exclu du parti communiste, il évolua à la fin de sa vie vers le pacifisme. [Retour]

  5. Peu après la mort de Pierre Laffitte en 1903, l'Église positiviste se scinda en deux branches rivales. Émile Corra (1848–1934) prendra la tête de l'une d'elles, la Société positiviste internationale. Il conservera cette position jusqu'en 1925. Auguste Keufer (1851–1924), secrétaire général du syndicat du livre, et Périclès Grimanelli (1847–1932), préfet et ancien directeur de l'administration pénitentiaire, furent deux de ses principaux collaborateurs. [Retour]

  6. Marseille, où Adolphe Thiers naquit en 1797. [Retour]

  7. Louis-Stanislas de Girardin (1762–1827), préfet d'Empire, intime de la famille Bonaparte, qui eut comme parrain le roi Stanislas et comme précepteur Jean-Jacques Rousseau (voir la note 13 de notre édition de L'Avenir de l'intelligence). [Retour]

  8. Des relations de la France avec l'Allemagne sous Napoléon III. Cette brochure fut publiée à Bruxelles à la fin de l'année 1870. Elle est signée du marquis de Gricourt, sénateur de l'Empire et fidèle soutien de Napoléon III ; en fait tout laisse penser qu'elle a été écrite par l'empereur déchu lui-même. [Retour]

  9. Le château de Wilhelmshöhe, près de Cassel, dans la province de Hesse, était au temps du premier Empire la résidence du roi Jérôme. C'est là que Bismarck envoya Napoléon III séjourner après Sedan. Le 8 février 1871, jour des élections en France, l'ancien empereur adresse depuis Wilhemshöhe une « proclamation au peuple français ». Mais seulement cinq députés bonapartistes seront élus, et le 1er mars, l'assemblée prononce la déchéance de Napoléon III et de sa dynastie. Le 6 mars, avant de partir pour l'Angleterre, Napoléon III fait sa seconde déclaration de Wilhemshöhe, qui est une « protestation auprès du président de l'assemblée nationale ». Bainville aura appelé « testament » la réunion de ces deux documents. [Retour]

  10. Marcellin Marbot (1782–1854) participa à la bataille de Waterloo, dont il fut l'un des chroniqueurs, avec le grade de colonel. Il poursuivit sa carrière et fut nommé général en 1830. Ses Mémoires ont été écrits à partir de 1847 et s'arrêtent en 1814 ; ils ne seront publiés qu'en 1891 et connaîtront alors un vif succès. [Retour]

  11. Ouvrage paru en 1930. [Retour]

  12. Le général Bonnal (1844–1917) fut entre autres l'auteur en 1911 d'un Voyage d'histoire militaire de Mgr le duc d'Orléans en Bohême qui contient une préface et une conclusion de Charles Maurras. [Retour]

  13. Philipp-Heinrich Scheidemann (1865–1939), député socialiste puis ministre dans le dernier gouvernement impérial. C'est lui qui proclama la fin du Deuxième Reich le 9 novembre 1918. Brièvement chef du gouvernement, il démissionna pour ne pas avoir à signer le traité de Versailles. [Retour]

  14. Matthias Erzberger (1875–1921), député au Reichstag depuis 1903, fut le négociateur et signataire allemand de l'armistice de Rethondes. Il devint ensuite ministre des finances et mourut assassiné par un groupe extrémiste. [Retour]

  15. Albert, comte Vandal (1853–1910), historien, élu à l'Académie française en 1896. [Retour]

  16. Jean-Baptiste Colbert de Torcy (1665–1756), grand diplomate, surintendant des Postes de 1699 à 1721, négociateur des traités de Ryswick (1697), d'Utrecht (1713) et de Rastatt (1715). [Retour]

  17. Édouard Drouyn de Lhyus (1805–1881), plusieurs fois ministre des Affaires étrangères de Louis-Napoléon Bonaparte, puis du même devenu Napoléon III. [Retour]

  18. Robert Stewart, marquis de Londonderry (1769–1822), devenu lord Castlereagh en 1796, riche gentilhomme irlandais, ami de Pitt, ministre de la Guerre en 1805, puis des Affaires étrangères en 1812. Ennemi juré des idées de la révolution française, et de Napoléon en qui il voyait son continuateur, il fut l'inspirateur acharné de la coalition européenne contre la France, puis négociateur britannique au congrès de Vienne. Revenu ensuite au pouvoir à Londres, il y devint très impopulaire en raison de son caractère taciturne, de ses mœurs et de sa politique de répression, et finit par se suicider d'un coup de rasoir. [Retour]

  19. Antoine-Henri de Jomini (1779–1869), général d'origine vaudoise, servit dans de multiples campagnes jusqu'à devenir chef d'état-major du maréchal Ney. Après la défaite de Napoléon, il rallie l'armée russe et se consacre à l'écriture. Ses ouvrages d'histoire et de théorie militaires l'ont fait comparer à Clausewitz. [Retour]

  20. Lamartine, Nouvelles Méditations poétiques (1823). La septième de ces méditations est consacrée à Bonaparte. C'est un poème de 30 strophes qui s'ouvre sur une évocation du tombeau de l'Empereur à Sainte-Hélène. La dernière strophe s'achève sur les mots cités par Maurras :

    Son cercueil est fermé ! Dieu l'a jugé ! Silence !
    Son crime et ses exploits pèsent dans la balance ;
    Que des faibles mortels la main n'y touche plus !
    Qui peut sonder, Seigneur, ta clémence infinie ?
    Et vous, fléaux de Dieu ! Qui sait si le génie
    N'est pas une de vos vertus ?

    Le crime de Bonaparte, qui équilibre ses exploits sur la balance, est l'assassinat du duc d'Enghien, auquel sont consacrées les sept strophes précédentes, soit un quart du poème. [Retour]

  21. Georges Lacour-Gayet (1856–1935), historien, notamment auteur d'un Talleyrand en plusieurs volumes dont seuls les premiers étaient parus au moment où Maurras publie son Napoléon. [Retour]

  22. Tiré de l'Ecclésiaste, 3, 19 :

    Idcirco unus interitus est hominis et jumentorum, et aequa utriusque conditio. Sicut moritur homo, sic et illa moriuntur.

    « Car le sort des hommes est identique à celui des bêtes ; ainsi que les uns meurent, les autres meurent de la même façon. » [Retour]

  23. Henry Houssaye (1848–1911), historien prolixe, fut élu à l'Académie française en 1894 au fauteuil de Lecomte de Lisle. [Retour]

  24. Albert Sorel (1842–1906), historien spécialiste de l'histoire diplomatique, élu à l'Académie française en 1894 au fauteuil de Taine. [Retour]

  25. Le baron prussien Friedrich Wilhelm von Humboldt (1767–1835) fut un lettré et un poète qui se révéla, en politique, un ennemi inexpiable de la France, où pourtant il avait séjourné de 1797 à 1801, et dont il revint pétri des idées de la révolution. Au congrès de Vienne, il réclama sans succès la cession de l'Alsace. Tombé en disgrâce quelques années plus tard, il consacra la fin de sa vie à ses études de philologie comparée. [Retour]

  26. Friedrich von Gentz (1764–1832) était un Prussien polyglotte et lettré, doublé d'un grand séducteur. Libéral, mais à la britannique, peu à son aise dans le milieu berlinois, il se mit en 1812 au service de Metternich dont il devint le principal conseiller pendant une dizaine d'années. [Retour]

  27. Il s'agit de Paul Bourget. [Retour]

  28. La première édition de ce livre de Charles Maurras, qui traite de la période 1895–1905, date de 1916. [Retour]

  29. La Révolte des faits contre le Code, par Gaston Morin, ouvrage paru en 1920 chez Grasset. [Retour]

  30. Frédéric Masson (1847–1923), historien spécialiste de l'ère napoléonienne, élu à l'Académie française en 1903. [Retour]

  31. Dans Les Destinées, le poème des Oracles, strophe 10 (sur 13) :

    Maîtres en longs discours à flots intarissables !
    Vous qui tout enseignez, n'aviez-vous rien appris ?
    Toute Démocratie est un désert de sables
    Il y fallait bâtir, si vous l'eussiez compris.
    Ce n'était pas assez d'y dresser quelques tentes
    Pour un tournoi d'intrigue et de manœuvres lentes
    Que le souffle de flamme un matin a surpris.

    [Retour]

  32. Georges Lecomte (1867–1958), romancier et historien, élu à l'Académie française en 1924. [Retour]

  33. Les Leçons à l'Impératrice sur les origines de la civilisation française venaient d'être publiées, en 1930, chez Hachette. Fustel avait effectivement donné, aux Tuileries, des leçons d'histoire à l'impératrice Eugénie. [Retour]

  34. Jean Richepin (1849–1926), l'un des principaux représentants du naturalisme littéraire, élu à l'Académie française — où il est reçu par Barrès — en 1909, son revirement nationaliste à la faveur de la guerre en fit une cible des milieux pacifistes. [Retour]

  35. Alphonse Séché (1876–1964), poète, critique littéraire et moraliste, qui avait sans doute atteint vers 1930 le sommet de sa célébrité. [Retour]

  36. Né en 1862, ce grand notable de la Troisième République n'est plus guère connu aujourd'hui que pour avoir perdu la vie en 1934 dans l'attentat de Marseille contre le roi de Yougoslavie. [Retour]

  37. Gerhardt von Scharnhorst (1755–1813), originaire du royaume de Hanovre, se mit en 1801 au service de la Prusse dont il réorganisa les forces armées après Iéna. Il mourut à la bataille de Lützen, sans voir le triomphe de sa politique. [Retour]

Ce texte est paru en 1932 après une première version en 1929, il sera repris ensuite dans Jeanne d’Arc, Louis XIV, Napoléon, que l'on retrouve à son tour dans les Œuvres capitales.

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