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La Démocratie religieuse

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Introduction générale

Des nombreuses études que j'ai consacrées à la démocratie religieuse il a été tiré avant la guerre 1 trois volumes ; tout ce qui forme leur substance a été rassemblé ici.

Le Dilemme de Marc Sangnier est le premier-né. Il date de 1903 pour ses pages les plus anciennes, mais il n'a paru qu'en 1906. Quatre ans plus tard, une auguste et brillante vérification lui fut décernée par le désaveu que Rome donna aux thèses du Sillon 2 désormais séparées du corps de l'Église. La raison naturelle recevait sa confirmation de la théologie.

Le commun inconvénient de ces livres de controverse est qu'ils peuvent rester enchaînés à la place qu'ils ont occupée dans le Temps. Mais il arrive aussi que le Temps leur apporte un surcroît d'influence quand il chemine dans le sens des prévisions manifestées. L'avenir de la veille, revêtant la solide configuration du passé, compose alors un témoignage que rien n'altère, et les variations de l'histoire déposent en faveur de la vérité qui ne varie pas.

Je me permets de signaler à l'article sixième du Dilemme de Marc Sangnier un épisode très vivant sur lequel peuvent se juger les points débattus. On est en juin 1905. Nous discutons, Sangnier et moi, de la guerre et de la paix, de la Patrie et du genre humain, de ce qu'il appelle mon patriotisme territorial et son patriotisme idéal. Sangnier croit comme Jaurès à l'unification croissante du monde : il en déduit que les certitudes de la paix doivent se consolider chaque jour, au point de rendre inutile toute l'armature politique et militaire de notre pays. C'est ce que veut la doctrine du prophétisme démocratique. Or, au même moment, éclatent les premiers coups de tonnerre avant-coureurs du grand orage : démission Delcassé, recul de notre faiblesse, victoire de la force ennemie, effondrement de la volonté nationale la moins armée sous la menace des canons de Guillaume II. Cette épreuve ne tire pas Marc Sangnier de son erreur. Depuis, des faits immenses, orientés dans le même sens, n'ont cessé d'affirmer la multiplication constante des menaces de guerre, la préséance accrue des esprits nationaux et des passions ethniques dans l'univers.

Il y a des cas de dissolution révolutionnaire ? Mais la guerre complique la révolution qui n'est qu'une guerre intestine. Regardez la Russie ! Il est trop clair : le monde se développe de ce côté-là. Rien ne permet d'espérer qu'il renverse son mouvement, puisque toutes les causes qui l'ont déterminé sont au travail pour le presser et pour l'accélérer encore. Que la guerre soit un mal, nous le disons. Qu'il faille le combattre, c'est notre œuvre, c'est notre effort, un de nos buts. Mais on ne réussira à maîtriser ou à modérer le fléau qu'à la condition de le reconnaître tel qu'il est et de ne pas dire qu'il faiblit de lui-même alors qu'il reprend des forces. Un diagnostic faux ne conduit qu'aux mauvais remèdes. C'est l'évidence. Eh bien ! quelle que soit cette évidence, de quelque splendeur qu'aient brillé ces vérités de fait et de droit, ni les unes ni les autres n'ont convaincu M. Marc Sangnier. Sous d'autres mots, relativement aux mêmes circonstances, son langage est celui qu'il tenait il y a quinze ans…

Quelle incurable maladie! Ni la foudre de Rome, ni l'éclair, prolongé quatre ans, de la plus dure et de la plus vaste tuerie n'auront pu le guérir de son illusion. Tout paraissait dépendre de la question de fait : y aura-t-il encore une guerre ? Les faits de guerre auront parlé, crié, frappé : peine perdue ! Oui, l'immense peine perdue ! Et comment espérer que les gouttes d'encre qui conservent la lettre et l'esprit d'une controverse seront moins inutiles que le torrent de sang qui en a charrié la confirmation !

Mon livre de La Politique religieuse, paru six ans plus tard, contenait des études et des réflexions antérieures au Dilemme de Marc Sangnier. J'en ai retranché quelques pages qui ne tenaient qu'à la chronique du mouvement d'Action française. De même les vertes répliques faites à de puissants personnages aujourd'hui défunts ne m'ont pas paru mériter de charger la mémoire des survivants. Quelques amateurs nous diront : « Alors, X… n'a plus son compte ? »… Le fameux X… n'a plus son compte, en effet. Que d'autres ennemis intimes de notre action reposent dans le même tranquille oubli ! Nous le leur accordons volontiers, sans rancune, résolus à ne plus penser désormais qu'à ce qu'ils ont pu faire de bon et de beau. C'est tout ce qui dépasse le niveau sacré de la mort.

Ces éliminations aideront, je l'espère, à dégager le sens des études sur la libre-pensée de l'Église, sa structure aristocratique et monarchique, son Syllabus 3, sa lutte contre l'usurpation de l'État moderne, sur le caractère des « deux grandeurs ». J'y ai mis le meilleur de ma réflexion.

Serait-il ambitieux d'espérer que la partie subsistante et réimprimée de ce vieil ouvrage laisse entrevoir quelques-uns des traits intellectuels de la grande, sage, haute, lumineuse et puissante figure politique du pape Pie X ? Ou je me trompe fort ou je n'ai pas été tout à fait incompréhensif de sa méthode et de sa pensée.

Lui-même, ce grand homme, a daigné dire, à plusieurs reprises, que mon respectueux commentaire éloigné ne l'avait point trahi. C'est un grand sujet de fierté. Tant pis pour les esprits forts et pour les sots, tant pis même pour quelques contradicteurs plus sournois ! J'aperçois dans le monde religieux des esprits qui nous étaient autrefois des amis publics et qui manifestaient pour nous un enthousiasme presque indiscret, à ce point de nous recruter et de nous envoyer, disaient-ils, leurs propres élèves afin qu'ils devinssent les nôtres. Cette apologie de Pie X les a retournés. Par la fermentation prolongée d'une vive aigreur, les voilà aujourd'hui de véritables ennemis ! Leur rage n'a cédé ni à la mort du pape ni aux réconciliations de la guerre : débordant toutes nos anciennes affinités littéraires ou politiques, elle excède les convenances morales élémentaires. Ne demandons pas d'où peut venir ce désordre. Il vient de ce désordre même. Il est né d'un dégoût profond et militant de l'ordre. Jusque vers 1906 ces messieurs pouvaient croire que notre goût de l'ordre n'engageait à rien, ne gênait rien et qu'il instituait un dilettantisme nouveau, vague, superficiel et frivole comme leurs autres goûts : c'est alors qu'ils nous manifestèrent tant de faveur ! Mais à cette date, dès qu'ils nous ont vu agir et servir en ce que l'ordre « romain » comportait d'accessible pour nous, dès qu'ils ont découvert que nos idées aboutissaient à l'acte, à la discipline de l'acte, ces amis provisoires ont filé comme des moineaux. Tout naturellement, ils nous en veulent de leur panique. Cela aide à bien comprendre leurs rancunes de mauvais clercs ou de diplomates manqués : une simple émeute des nerfs.

Le troisième des volumes extraits et découpés ici, L'Action française et la Religion catholique, réfute les idées de nos agresseurs vers 1913 ; il était devenu nécessaire de nous défendre. Mais là aussi, j'ai tenu à adoucir des angles suraigus et à planter des népenthès sur les sépultures 4. Nous avons reçu cette règle de notre cœur. Il va sans dire que nous restons à la disposition de l'ennemi et, pour toute riposte, qui cherchera nous trouvera.

J'ai laissé la fin de ce livre intacte. C'est une requête élevée aux pieds du trône de Pie X à l'heure où l'on tentait de nous faire condamner par lui. La réponse sera connue peut-être un jour. Il ne m'appartient pas de la faire connaître. Mais je peux avouer qu'un regret profond est entré en moi dans la journée de janvier 1914 où je dus renoncer à aller exprimer mon sentiment direct à ce très généreux bienfaiteur de la France.

« Mieux vaut attendre, me dit-on… » J'attendis. Le 3 août suivant la guerre éclatait. Le 20, Pie X était mort.

Devant ce tombeau, l'un des plus nobles qui aient orné l'histoire du monde, et de l'un des êtres humains qui ont le mieux senti le bienfait et la difficulté de l'amitié entre nos semblables, qu'il soit permis de rappeler la grande réponse faite à cet ambassadeur du peuple agresseur qui le pressait de bénir les armes de son maître :

« Je bénis la paix.

— Mais, aurait insisté l'ambassadeur, Votre Sainteté me permettra de solliciter la bénédiction du Saint-Père pour la personne de l'Empereur.

Que l'Empereur s'estime heureux de ne pas recevoir la malédiction du Saint-Père !  »

Telle aurait été la réponse approximative. Un seul homme l'a pu entendre. Mais je sais et je pourrais nommer un témoin qui vit l'ambassadeur sortir de l'audience dans un état de désarroi et d'accablement qui ne dément point ce récit.

Explicite ou implicite, la malédiction n'a-t-elle pas suivi les auteurs de la catastrophe du monde ? Je me le suis souvent demandé. Question supra-politique qui aggrave ma peine, une peine violente, de ne pouvoir me représenter ni la physionomie vivante ni le son de la voix du céleste vieillard.

Je vois, j'entends encore, en décembre 1913 et janvier 1914, un prince de l'Église choisi et élevé par Pie X, le cardinal Sevin, archevêque de Lyon, me répéter dans son cabinet de Fourvières : « Il n'arrivera rien. Il ne pourra rien arriver. »

Je n'entends pas, je ne vois pas le pape Pie X prononcer les précieux, les sacrés encouragements dont j'ai reçu l'écho. Et je ne saurais m'en consoler qu'à moitié en me disant que ces relations extraordinaires ne devaient pas sortir du règne de l'esprit.

Il n'en est pas moins vrai qu'elles vivent dans une zone où rien n'est dit, ni vu, ni entendu qui mette en œuvre l'appareil pesant de nos corps.

Août 1921.

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Charles Maurras
  1. Depuis, un nouveau volume a été ajouté à cette série, en 1917 : Le Pape, la Guerre et la Paix. [Retour]

  2. Marc Sangnier, 1873–1950, journaliste et homme politique, est le pionnier du mouvement des Auberges de Jeunesse en France (1929). Le Sillon, dont il va être abondamment question dans les pages qui suivent, est à l'origine le journal du mouvement pour un christianisme démocratique et social, fondé par un ami de Sangnier, Paul Renaudin, en 1894, et dont l'équipe est surtout composée d'élèves ou d'anciens élèves du collège Stanislas, à Paris. La ligne du journal est celle du ralliement de Léon XIII. Le Sillon, où Sangnier a pris une part déterminante, devient en 1899 le journal du mouvement d'éducation populaire qui veut réunir la jeunesse ouvrière et les fils de notables, catholiques ou républicains, puis le nom Sillon désigne le mouvement lui-même. En s'appuyant sur les patronages catholiques, Sangnier crée en 1901 des « instituts populaires » qui donnent bientôt des cours et des conférences publiques. Lors du congrès national de 1905, près de mille cercles et instituts populaires venus de la France entière sont représentés.

    Sangnier résume dans La Croix, en 1905 : « Le Sillon a pour but de réaliser en France la république démocratique. Ce n'est donc pas un mouvement catholique, en ce sens que ce n'est pas une œuvre dont le but particulier est de se mettre à la disposition des évêques et des curés pour les aider dans leur ministère propre. Le Sillon est donc un mouvement laïque, ce qui n'empêche pas qu'il soit aussi un mouvement profondément religieux. »

    Devant le ralliement des catholiques du Sillon à la démocratie et à la République, Charles Maurras entame une vive et longue polémique avec Sangnier, publiant coup sur coup articles et pamphlets pour la défense des enseignements politiques traditionnels du catholicisme. Lui-même se définissait alors encore comme agnostique, mais voyant déjà dans l'Église et son influence des facteurs d'ordre déterminants, d'accord en cela avec la plus grande partie des militants catholiques de l'Action française.

    Le vote en 1905 de la loi de séparation des Églises et de l'État constitue un tournant qui crée un conflit entre les idées libérales du Sillon et l'épiscopat français. Si bien qu'en 1910 le pape Pie X condamne les idées des sillonistes et la « fausse doctrine du Sillon » : cela paraît au moins en partie comme une victoire des idées défendues par Maurras et l'Action française.

    Marc Sangnier se soumet à la condamnation romaine mais décide peu après d'abandonner l'action religieuse pour l'action strictement politique. (n.d.é.) [Retour]

  3. Un syllabus est un recueil de questions tranchées par le pape. La capitale mise à l'initiale par Maurras évoque celui que l'on appelle le Syllabus, du 8 décembre 1864, dont Pie IX accompagna son encyclique Quanta Cura. Il y énumère quatre-vingts propositions condamnées touchant aux idées modernes. (n.d.é.) [Retour]

  4. Cette curieuse image vient de ce que le népenthès, plante carnivore à pièges en forme d'urnes, désigne aussi le breuvage mythique qui, chez les Grecs, procurait l'oubli, dissipant la colère ou servant d'antidote à l'amour. (n.d.é.) [Retour]

Texte de 1921.

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