Jacques Bainville, l’infaillible précision

Moins d’un an après la mort de Jacques Bainville, au tout début de 1937, Lectures, son premier livre posthume, est publié chez Fayard. Maurras lui donne une préface que la Revue universelle fait paraître en avant-première dans son numéro du 1er décembre 1936.

Maurras est incarcéré à la Santé depuis le 29 octobre ; ce texte qui est d’abord un hommage à l’ami dont la place laissée vide ne sera jamais comblée est aussi une première et courte ébauche de La Politique naturelle qu’il rédigera en prison les semaines suivantes. L’évocation du génie de Bainville est en effet la meilleure introduction possible à des considérations sur la méthode en histoire, en politique et en sciences sociales, sur la nature des lois de la marche des sociétés et sur les méfaits de l’esprit de système.

La disparition prématurée de Jacques Bainville, cadet de onze ans de Maurras, sera pour l’Action française une perte irrémédiable. Elle est le pendant de celle d’Henri Vaugeois, survenue vingt ans plus tôt. Dans l’un et l’autre cas, Maurras décrit ces départs comme de véritables amputations personnelles. Cependant les effets ne s’en feront sentir que de manière diffuse et différée ; car dans l’immédiat, ce sont les conséquences des incidents survenus lors de l’enterrement de Jacques Bainville qui détermineront tant l’histoire que les réactions et le comportement du mouvement royaliste, face au régime, à ses dissidences et à la montée de la puissance militaire allemande.

Prodige de précision et de lucidité, et surtout de rapidité dans le diagnostic, le personnage de Bainville s’installera peu à peu dans les esprits comme un mythe associé à un âge d’or de l’Action française, une référence que chacun invoquera à l’appui de ses propres positions, et l’objet d’incessantes lamentations uchroniques : qu’eût-il fait, s’il était encore parmi nous ?

Une préface à Platon

Sans être familier pour le grand public, le nom de Léon Robin (1866–1947) reste connu des philosophes et des hellénistes : outre un Platon qui est une bonne introduction, il a signé, parmi quantité d’autres livres et articles, un ouvrage resté classique sur La Pensée grecque et les origines de l’esprit scientifique. Il fut également l’un des traducteurs importants de Platon en français.

L’Amitié de Platon fut précisément écrite par Maurras pour préfacer un volume de ces traductions de Platon : celle du Banquet suivi du Phédon, en 1933.

Cette Amitié a en outre paru à part dans la Revue universelle des 1er et 15 février 1933, puis sous forme de plaquette, puis comme livre d’art en 1936, enfin dans le recueil Les Vergers sur la mer en 1937.

Après guerre, le nom de Maurras deviendra encombrant pour les éditeurs, et l’on ne verra plus ce texte servir de préface aux traductions de Léon Robin, qui seront elles rééditées à de très nombreuses reprises ; les œuvres complètes de Platon dans la collection de la Pléiade sont encore aujourd’hui « traduites, présentées et annotées par Léon Robin ».

Le texte est révélateur de ce que Maurras, que l’on pourrait sans doute tirer sans trop de scrupules du côté de la philosophie politique ou morale, n’est cependant pas un philosophe : sa lecture de Platon reste celle d’un humaniste — certes distingué, les citations multipliées le prouveraient s’il en était besoin — ou d’un honnête homme excellemment formé dans la seconde moitié du XIXe siècle. C’est que son attention n’est pas attirée par les articulations fines des concepts platoniciens : Maurras procède par les articulations larges et parfois lâches du texte, plus proche en cela de Victor Cousin ou de Sainte-Beuve que de Léon Robin qu’il préface. Encore faut-il préciser qu’il n’était sans doute pas lui-même mécontent de ce qu’en procédant ainsi plus par les conclusions platoniciennes que par l’étude de l’élaboration proprement philosophique d’une pensée, il ne se livrait pas à une démarche philosophique : Maurras n’a jamais prétendu être métaphysicien, et il est sans doute révélateur qu’il ait préfacé le Phédon et le Banquet, non le Parménide ou le Philèbe.

Aussi on n’en sera pas étonné : c’est essentiellement à l’influence platonicienne, à sa réception et à ce qu’elle produisit dans l’histoire intellectuelle de la France que Maurras est sensible ; le tableau historique qui remplit les premières parties du texte le montre clairement, la suite le dit d’une autre manière, qui parle à grands traits, à propos du Banquet, des conceptions platoniciennes de l’amour : n’y voit-on pas Auguste Comte et Clotilde de Vaulx convoqués au détour d’un paragraphe ?

Enfin il faut remarquer à l’occasion de ce texte l’approche de l’homosexualité par Maurras : sans doute il la condamne et la voit comme une tare, fidèle en cela aux enseignements sexuels hygiénistes du dix-neuvième siècle et du premier vingtième siècle. Cependant, il faut souligner que contrairement à certains hellénistes ou érudits du moment, il ne la dissimule pas, et ne se dissimule pas la difficulté qu’elle représente dans sa vision de Platon. Si la solution trouvée par Maurras, qui revient à voir dans Platon et sa réflexion sur l’amour une préfiguration du catholicisme marial via les grandes figures féminines de la littérature occidentale, nous paraît aujourd’hui un peu naïve dans sa position toute a posteriori et son manque de problématisation, l’effort fait pour passer de la difficulté que lui pose l’homosexualité dans sa lecture des textes à une solution qui ne revient pas à balayer le problème sous le tapis est porteuse d’une certaine modernité, même si cette modernité n’est en partie plus la nôtre. Elle est en tous cas éloignée du discours académique qui était alors courant, embarrassé et puritain, voire simplement négateur de l’homosexualité antique.

La tentation de l’Orient

Charles Maurras, dont le frère cadet fut médecin militaire en Indochine et mourut à Saïgon, n’a jamais lui-même visité l’Orient, qu’il soit proche, moyen ou extrême. Tout ce qu’il en a vu se limite à la contemplation, depuis le sommet du mont Hymette, des îles de la mer Égée. Et ceci se passa une seule fois, en 1896. Au sens propre, c’est un Orient bien limité, bien occidental, même si la ligne d’horizon lui évoque, par delà les Cyclades, la côte de l’Asie Mineure et, encore au-delà, toute la litanie des peuples et des empires de l’Est du monde méditerranéen.

Cependant cet Orient, tout virtuel qu’il soit, prend alors une place précise dans l’esprit de Maurras. Ce qu’il voit d’un côté, au nord-ouest, c’est l’Attique, qu’il vient de visiter, et c’est la civilisation : l’ordre, la régularité, la mesure et la beauté. Et voici que de l’autre côté, au sud-est, lui apparaît un monde on ne peut plus différent ; l’Orient immense, fascinant mais flou, nimbé de mystère, barbare, inorganisé. Le dangereux Orient qui, tel Baudelaire, sera toujours pour Maurras une tentation, qu’il rejettera avec toutes les forces de la raison sans jamais pouvoir l’éradiquer tout à fait.

Le récit de l’ascension du mont Hymette ne figure pas dans Anthinéa ; il paraît cinq ans après le voyage de Maurras à Athènes, dans la Gazette de France du 14 novembre 1901, sous le titre L’Orient. Maurras qui a passé la trentaine atteint la plénitude de son art littéraire et, s’il est déjà fortement engagé en politique, il n’y consacre pas encore tout son temps ; la critique et la littérature restent son activité première.

Anthinéa connaîtra de nombreuses éditions, mais L’Orient n’y sera jamais intégré, sinon en 1918 sous le titre L’Hymette, dans Athènes antique, un ouvrage illustré de grand luxe qui reprend quelques passages d’Anthinéa. Entre temps, il aura été publié en 1916 dans Quand les Français ne s’aimaient pas, sous le titre Le Mystère d’Orient ; puis repris en 1937 dans Les Vergers sur la mer, cette fois appelé L’Orient du Mont Hymette, enfin au tome I des Œuvres capitales.

Décernez-moi le prix Nobel de la Paix

Décernez-moi le prix Nobel de la paix. Tel est bien le titre du second volume d’une série de trois, publiés en 1931 par les éditions du Capitole.

Ce sont trois petits livres à tirage limité (1500 exemplaires), sur grand papier. Si le premier – Sur la Cendre de nos Foyers – et le troisième – Les Lumières de la Patrie – ont été composés pour la circonstance, celui-ci est une sélection d’articles parus entre 1904 et 1928, tous sur le thème de la Paix, du pacifisme et des rapports entre la guerre et les sociétés, que nous reproduisons en intégralité, dans l’ordre de la mise en page qui ne se confond pas totalement avec l’ordre chronologique.

On y trouvera entre autres une présentation très précoce des principes d’anthropologie que Maurras développera plus tard dans Mes idées politiques, et des chroniques plus directement liées à l’actualité avant, pendant et après la Grande Guerre, dans lesquelles on sent monter en puissance la rage de Maurras contre les penseurs pacifistes – quel contraste, il est vrai, entre Jaurès et Briand !

Les pages concernant le revanchisme et le réarmement allemand ont été à ce point confirmées par l’Histoire qu’on a du mal à imaginer qu’elles aient pu être écrites pendant les années 20. Quant à celles où Maurras exécute les démocrates chrétiens, après avoir réglé leur compte aux internationalistes de tous types, c’est à une période encore plus récente qu’elles semblent s’appliquer…

Ceci étant, la réalité de l’initiative en faveur de la candidature de Maurras au Prix Nobel de la Paix, que la préface situerait en 1919, reste pour moi nimbée de mystère. Pourquoi Maurras n’en dit-il pas plus long en 1931 ?

Car c’est plus tard, le 7 mai 1936, que fut effectivement lancé un « Comité Inter-universitaire pour le Prix Nobel de la Paix à Charles Maurras », sous la présidence de Fernand Desonay, Professeur à l’Université de Liège. Parmi les autres fondateurs, des universitaires de Londres, Montréal, Anvers et Wilno (alors en Pologne, aujourd’hui Vilnius). Rapidement ce Comité reçut de nombreuses adhésions ; le 9 octobre 1937, la liste en était publiée par L’Action française, et on y dénombrait quarante universités de seize pays différents. À titre individuel, derrière la France comptant 33 adhésions, venait la Roumanie avec 23.

Mais peu après ce fut Munich, et l’attribution du Prix Nobel de la Paix fut suspendue pendant un certain temps.