Bourget, le précurseur

Paul Bourget est aujourd’hui bien oublié. Ou du moins bien peu lu si l’on considère l’immense succès qu’il recueillit de son vivant ou si on le compare avec des contemporains étrangers comme Mark Twain ou Henry James.

Littérature datée ? manque d’originalité ? ou plus cruellement manque d’importance ? Il est vrai que Bourget n’appartient pas à ces géants qui bouleversent la littérature et qu’on ne peut ignorer bien longtemps même après un relatif purgatoire. Pas plus n’appartient-il à ces auteurs novateurs qui, à défaut d’un vaste génie, jouent un rôle clef dans l’évolution des idées et des styles. Pas même n’appartient-il à ces auteurs à propos desquels on s’échange une ferveur commune entre zélateurs enthousiastes : Léon Bloy, Alexandre Vialatte, ou encore Malcolm Lowry. Le Disciple, événement considérable en son temps, est parfois encore lu. Mais c’est plus comme un témoignage d’époque que comme une œuvre littéraire à part entière, et Bourget nous dessine la figure inattendue d’un grand écrivain qui ne fut reconnu, salué et apprécié comme tel que par ses contemporains. Continuer la lecture de « Bourget, le précurseur »

Mon cœur est-il bien le centre du monde ?

Telle est la question qui sommeille en chacun de nous et dont l’éveil est mortifère. Maurras moque cet emballement de la sensibilité chez des auteurs comme la comtesse de Noailles ; il l’aura dénoncé en politique toute sa vie durant ; et dès son plus jeune âge, depuis la nuit du Tholonet, il en fait un thème récurrent de sa réflexion anthropologique.

L’un des contes du Chemin de Paradis, le second de la série « Voluptés », Eucher de l’île, est à ce propos sous-titré la naissance de la sensibilité. On y voit un rude pêcheur de Martigues nommé Eucher devenir sur le soir de sa vie un fin rhéteur, qui s’attendrit sur lui-même, puis tombe sous l’emprise totale de ses sentiments incontrôlés jusqu’à s’en donner la mort. Car, comme l’explique l’apparition marine qui le fascine :

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L’enseignement du latin

Le 3 novembre 1943, la zone Sud est occupée depuis bientôt un an. L’actualité n’est pas rose et la censure ne laisse rien passer. Maurras choisit, pour sa chronique dans Candide, d’offrir au public conservateur de ce journal un sujet qui ne fâchera personne : la défense de l’enseignement des humanités classiques, et de la langue latine en particulier.

Ce thème qui peut paraître aujourd’hui aussi décalé que la vénerie ou l’héraldique mérite d’être plus précisément resitué dans son contexte. On pourra alors remplacer « latin » par « histoire », ou par « culture générale », pour donner à ce badinage d’érudit une signification actuelle. Continuer la lecture de « L’enseignement du latin »

Rendons à Blériot ce qui est à Blériot

En publiant récemment l’article de Maurras sur l’industrie tel qu’il a été repris en 1931 dans le recueil Principes, nous confessions notre ignorance sur sa première date de parution. Tout au plus envisagions-nous qu’il ne soit pas sans rapport avec la première traversée de la Manche par Blériot, le 24 juillet 1909.

Un lecteur érudit nous a apporté la solution de l’énigme. Qu’il soit ici remercié ! L’article a été effectivement publié pour la première fois dans L’Action française du 7 août 1909, et repris en 1933, avec mention de la source, dans le Dictionnaire politique et critique — mais sous une rubrique de portée générale où nous n’avions pas eu l’idée de le chercher. En revanche il est bien absent, ce que nous nous expliquons mal, de Mes Idées politiques, et il a été explicitement composé à propos de l’exploit de Blériot, comme l’indiquent le premier et le dernier paragraphe, qui n’ont pas été repris dans Principes, ceci expliquant cela…

Premier paragraphe :

Il me faut répliquer aux taquineries amicales de quelques lecteurs un peu offusqués, disent-ils, de mon admiration désordonnée pour le vol du français Blériot sur la Manche et, généralement, pour toutes les prouesses de nos inventeurs, quels qu’ils soient. Mon péché est bien vieux, et je le commets cent fois le jour ; me sentant toujours prêt à le recommencer, mieux vaut s’en expliquer une bonne fois.

Dernier paragraphe :

Ceux qui m’ont reproché de leur faire perdre pied dans les nues avec Blériot remercieront le héros français de nous avoir menés, par un autre chemin, aux racines des choses, sujet coutumier de nos réflexions.

La passion de Maurras pour l’aviation ne se démentira pas par la suite, comme en témoignent nombre d’articles quotidiens du temps de la Grande Guerre, et cet extrait de la préface de La Musique intérieure de 1925 :

Tandis que ces pensées, et bientôt les vers et les strophes qui les élevaient à la dignité de la poésie, roulaient comme des astres sur les parties liantes de mon esprit, il était impossible de ne pas reconnaître qu’elles me ramenaient dans les voies royales de l’antique espérance au terme desquelles sourient la bienveillance et la bienfaisance d’un Dieu. Quelle synthèse subjective pourrait aboutir autre part ? Mais, parallèlement à ce chemin montant que suivait la méditation comme une prière, se développait, sans la contredire, autre forme du même effort, le grave cantique viril, circonspect, examinateur, mais nullement timide, jamais découragé, des entreprises de l’action et de l’invention, de l’art audacieux et de la science victorieuse. Lorsque j’étais enfant, du même esprit dont je suivais la céleste ascension des âmes et des anges, il m’était arrivé d’imaginer un type de navire volant qui tournât le dos à la nuit pour suivre, à vitesse d’étoile, le flot de pourpre et d’or de ces couchants vermeils qui font briller aux yeux, et par là même au cœur, un autre rêve d’immortalité de joie et d’amour : entre cet ancien rêve personnel ainsi ranimé et celui, plus ancien, de tous les esprits de ma race, la composition n’avait pas à choisir. Comme une barque prise entre deux mouvements trouve de la douceur à les suivre l’un après l’autre, je me confiais à ce double cours balancé, avec une espèce de foi obscure, quelque chose assurant qu’à défaut de mon âme, le Poème saurait aborder quelque part.

Citons également l’article que publie Maurras le 24 septembre 1913, lendemain de la première traversée de la Méditerranée par Roland Garros :

C’est le Temps des philosophes et des mythologues, le temps des horloges et des pendules que le splendide exploit de l’aviateur Garros semble menacer de plein cœur.

De Saint-Raphaël à Tunis, les vaisseaux mettent aujourd’hui une quarantaine d’heures environ. Garros fendant les voies de l’air a dévoré le même espace en quatre heures trois quarts. Ainsi une distance de 900 kilomètres s’est contractée au point de n’en figurer que la dixième partie au point de vue du temps.
On peut faire en 240 minutes ce qui en exigeait hier 2400. Que la même progression se poursuive, qu’un autre mode plus rapide soit découvert d’ici quelques années, le même vol s’opérerait en 24 minutes, c’est à dire en 1440 secondes et bientôt, de réduction proportionnelle en réduction proportionnelle (pourquoi pas ? ), en 144 secondes, et ces deux minutes douze secondes réduites à leur tour au dixième finiraient par composer une division du temps sensiblement égale à l’absence de temps, c’est à dire à la simultanéité ; on serait (ou bien peu s’en faudrait pour l’épaisseur de nos sens) tout à la fois à Saint-Raphaël et à Tunis, au même moment !

Voilà qui fait bondir le cœur de curiosité, d’orgueil, d’espérance, mais peut-être aussi d’inquiétude. Après avoir admiré la magnanimité héroïque de l’aviateur, aussi ingénieux et adroit qu’intrépide, il faut se représenter les conditions de vie nouvelle qui s’offrent au genre humain. On se plaint et on souffre déjà d’une vie trépidante ; que sera-ce quand la trépidation elle-même abolie, on jouira d’une espèce d’ubiquité ? Je me demande où sera la place de la pensée, de la méditation et de ses lentes mesures.
En glorifiant Vigny l’autre jour, on a généralement oublié les beaux vers gnomiques où le poète des Destinées a rappelé les conditions qui s’imposent non seulement à la Poésie, mais à la science à la sagesse et à toutes les conduites vraiment dignes de l’homme qui dirige, de haut, la Muse :

Car il faut que ses yeux sur chaque objet visible
Versent un long regard comme un fleuve épanché,
Qu’elle interroge tout avec inquiétude,
Et des secrets divins se faisant une étude,
Marche, s’arrête et marche avec le col penché…

La marche et le repos seront pratiquement abolis ; qu’en sera-t-il de la vie ?

La solution commune de tant de questions si diverses est invariable : discipline et discipline. Si, moralement, intellectuellement, socialement, les principes de l’ordre ne sont pas renforcés, l’homme ne pourra que rouler tout entier aux dissolutions.

Ici, Maurras sort quelque peu de son émerveillement devant les prouesses technologiques, et laisse sa place à l’inquiétude. S’il cite Alfred de Vigny, c’est qu’on vient de commémorer le cinquantenaire de sa mort (17 septembre 1863). Or dans son poème La Maison du Berger, on trouve de curieuses prémonitions sur les futures conquêtes de la science, notamment aux strophes 18 et 19 (sur 48) d’où est extraite la citation reprise par Maurras :

La distance et le temps sont vaincus. La science
Trace autour de la terre un chemin triste et droit.
Le Monde est rétréci par notre expérience
Et l’équateur n’est plus qu’un anneau trop étroit.
Plus de hasard. Chacun glissera sur sa ligne,
Immobile au seul rang que le départ assigne,
Plongé dans un calcul silencieux et froid.

Jamais la Rêverie amoureuse et paisible
N’y verra sans horreur son pied blanc attaché ;
Car il faut que ses yeux sur chaque objet visible
Versent un long regard, comme un fleuve épanché ;
Qu’elle interroge tout avec inquiétude,
Et, des secrets divins se faisant une étude,
Marche, s’arrête et marche avec le col penché.

Aux origines du long déclin des humanités classiques

Charles Maurras a beaucoup écrit sur l’enseignement, mais cela est peu connu, car ses articles sur ce sujet n’ont jamais été collationnés et aucun de ses ouvrages ne porte un titre qui y fasse penser.

En 1902, une réforme des programmes du secondaire, comme il y en a tant eu depuis, s’opère au détriment des humanités classiques et plus particulièrement du latin.

Quelques années plus tard, l’animateur de la revue Les Marges lance un cri d’alarme : quand on s’attaque au latin, c’est le français lui-même qui souffre. Et en 1910 il crée une Ligue des amis du latin et lance une campagne de pétitions. Son public est fait de conservateurs, de l’espèce des conservateurs bien sages, ceux qui acceptent de signer pour défendre la culture et le patrimoine, ou plutôt leur idée de la culture et du patrimoine, mais qui ne veulent à aucun prix s’engager plus loin, ni surtout, horreur suprême, donner un tour politique à leur action.

Situation récurrente, qui ressemble tant à ce que nous pouvons observer aujourd’hui !

Dans un article de L’Action française du 11 mai 1911, Maurras répond à Eugène Montfort, le fondateur des Marges qui fut aussi celui de la NRF, avant de s’en faire promptement éjecter par André Gide : non, lui explique-t-il en substance, l’abaissement du latin et des humanités classiques n’est pas une bévue d’un pouvoir plein de bonne volonté auquel il suffirait d’ouvrir les yeux pour lui faire comprendre combien le savoir encyclopédique est utile à la société. C’est au contraire une politique cohérente, voulue et déterminée par les principes mêmes du parti républicain. Et Maurras décrit par le menu ce que sera, quarante ans plus tard, le plan Langevin-Wallon et le collège unique.

De vives réactions de conservateurs surpris par cette attaque parviennent alors au journal. Eugène Monfort avait-il pensé que L’Action française allait soutenir son initiative ? Il persiste et signe : oui, nous sommes profondément démocrates ! Et partisans du latin en même temps. Nous n’y voyons aucune contradiction.

Du latin pour le peuple, en quelque sorte ? Maurras alors enfonce le clou, et dans un second article paru le surlendemain 13 mai 1911, il s’attache à montrer à ces « démocrates latinistes » leur triste rôle d’idiots utiles, fossoyeurs malgré eux de ce qu’ils pensent défendre, attachés qu’ils sont à stigmatiser les effets tout en nourrissant les causes.

Les deux articles, réunis en un seul, ont été repris en 1931 dans le petit livre d’art Principes, puis dans le Dictionnaire politique et critique de Pierre Chardon (à l’article « Humanités »).

Décernez-moi le prix Nobel de la Paix

Décernez-moi le prix Nobel de la paix. Tel est bien le titre du second volume d’une série de trois, publiés en 1931 par les éditions du Capitole.

Ce sont trois petits livres à tirage limité (1500 exemplaires), sur grand papier. Si le premier – Sur la Cendre de nos Foyers – et le troisième – Les Lumières de la Patrie – ont été composés pour la circonstance, celui-ci est une sélection d’articles parus entre 1904 et 1928, tous sur le thème de la Paix, du pacifisme et des rapports entre la guerre et les sociétés, que nous reproduisons en intégralité, dans l’ordre de la mise en page qui ne se confond pas totalement avec l’ordre chronologique.

On y trouvera entre autres une présentation très précoce des principes d’anthropologie que Maurras développera plus tard dans Mes idées politiques, et des chroniques plus directement liées à l’actualité avant, pendant et après la Grande Guerre, dans lesquelles on sent monter en puissance la rage de Maurras contre les penseurs pacifistes – quel contraste, il est vrai, entre Jaurès et Briand !

Les pages concernant le revanchisme et le réarmement allemand ont été à ce point confirmées par l’Histoire qu’on a du mal à imaginer qu’elles aient pu être écrites pendant les années 20. Quant à celles où Maurras exécute les démocrates chrétiens, après avoir réglé leur compte aux internationalistes de tous types, c’est à une période encore plus récente qu’elles semblent s’appliquer…

Ceci étant, la réalité de l’initiative en faveur de la candidature de Maurras au Prix Nobel de la Paix, que la préface situerait en 1919, reste pour moi nimbée de mystère. Pourquoi Maurras n’en dit-il pas plus long en 1931 ?

Car c’est plus tard, le 7 mai 1936, que fut effectivement lancé un « Comité Inter-universitaire pour le Prix Nobel de la Paix à Charles Maurras », sous la présidence de Fernand Desonay, Professeur à l’Université de Liège. Parmi les autres fondateurs, des universitaires de Londres, Montréal, Anvers et Wilno (alors en Pologne, aujourd’hui Vilnius). Rapidement ce Comité reçut de nombreuses adhésions ; le 9 octobre 1937, la liste en était publiée par L’Action française, et on y dénombrait quarante universités de seize pays différents. À titre individuel, derrière la France comptant 33 adhésions, venait la Roumanie avec 23.

Mais peu après ce fut Munich, et l’attribution du Prix Nobel de la Paix fut suspendue pendant un certain temps.