De l’Ordre injuste et du devoir de rébellion

Maurras, chantre et théoricien de l’Ordre, s’efforça toute sa vie d’expliquer la différence entre l’Ordre bienfaisant exercé par un souverain légitime et sa caricature, le césarisme. Contre une tyrannie qui bafouerait les principes supérieurs, « inécrits », de la civilisation, c’est la rébellion qui devient légitime. La figure emblématique d’Antigone a souvent été mise en avant pour nous donner un Maurras faisant de l’Ordre un moyen plus qu’une fin, et justifiant l’insurrection dès lors qu’elle a pour but de rétablir l’Ordre véritable ; ce fut le discours de Pierre Boutang, repris par plusieurs de ses continuateurs.

Cependant Maurras nous a laissé très peu de textes sur Antigone. Rien de comparable avec Jeanne d’Arc ! Nous en connaissons trois : d’abord des extraits d’une lettre à Maurice Barrès, datée de décembre 1905 ; puis un article de 1944 faisant suite à la première représentation de la pièce éponyme de Jean Anouilh ; enfin deux poèmes composés à Riom en 1946.

Ces deux derniers textes ont été réunis dans une plaquette tirée à 320 exemplaires chez un imprimeur de Genève, le jour même du 80e anniversaire de Maurras, le 20 avril 1948. À cette date, Maurras a quitté Riom pour Clairvaux depuis un peu plus d’un an. Contrairement à d’autres publications de ces premières années d’emprisonnement, Antigone Vierge-Mère de l’Ordre est une édition de luxe, soignée et sans coquilles. Continuer la lecture de « De l’Ordre injuste et du devoir de rébellion »

Tir à vue sur les Barbares

Charles Maurras n’appréciait guère les Parnassiens.

Née dans les années 1860, cette école de poésie était toujours active et prolixe à l’approche des années 1900, une période où la critique littéraire constituait l’essentiel de l’activité, et des revenus, du jeune Maurras. Les jugements qu’il portait alors sur le Parnasse ne sont donc pas des études sur une œuvre passée dont le temps écoulé a pu mesurer le succès et la portée, mais des réactions à chaud sur des poèmes qui venaient d’être publiés. Et ces jugements ne sont jamais très élogieux. Continuer la lecture de « Tir à vue sur les Barbares »

Maurras et les quatre États confédérés

L’antisémitisme professé par Charles Maurras tout au long de sa vie est aujourd’hui le principal obstacle à sa réhabilitation. Nous le savons bien, et nous n’entendons pas occulter ce problème.

Il ne s’agit pas seulement de la révision de la parodie de procès qui condamna Maurras en 1945, mais de sa réhabilitation pleine et entière en tant que référence et objet de connaissance, qu’on le considère comme penseur et maître à penser, comme homme de lettres, comme polémiste ou plus simplement comme figure majeure du patrimoine intellectuel national — et international. Continuer la lecture de « Maurras et les quatre États confédérés »

Anna de Noailles

Adorée de tous, mais moins qu’elle ne s’adorait elle-même ?

Contemporaine de Maurras, dont elle est de huit ans la cadette, la comtesse Anna de Noailles connut de son vivant une grande célébrité.

La postérité lui fut moins favorable. Elle aurait pu devenir une icône incon­tournable du féminisme, des droits de l’homme, ou de l’intégration des immigrés (elle était mi-Grecque, mi-Roumaine). D’autres qu’elles aujourd’hui occupent ces places. Certes, quelques rues, quelques collèges portent son nom, mais on aurait pu s’attendre à mieux. D’où vient cette relative désaffection ? Continuer la lecture de « Anna de Noailles »

La querelle du bizuthage

Charles Maurras a quitté Martigues à l’âge de dix-sept ans, peu après avoir obtenu son baccalauréat. Il s’installe alors à Paris pour y exercer le métier de journaliste, ce qu’il fera jusqu’en 1940. À Paris, il n’a pas poursuivi d’études, du moins dans le cadre d’un cursus universitaire normal, comme il s’en explique dans sa Tragi-comédie de ma surdité.

Maurras n’a donc pas connu lui-même la vie d’étudiant, encore moins celle d’élève de grande École, et n’a donc pas eu d’expérience directe du bizuthage. Il n’en va pas de même de Marc Sangnier qui, étant passé par Polytechnique, a pu observer dans le détail, et subir, les rites initiatiques menant au concours d’entrée. Manifestement, cet épisode de sa jeunesse ne lui a pas laissé un souvenir des plus agréables. Il ne veut y voir que brimades dégradantes et vexations inutiles.

Marc Sangnier a la rancune tenace. Tous ses disciples démocrates-chrétiens partageront avec lui ce trait de caractère ! La mémoire des violences faites à sa liberté, qu’il a si douloureusement ressenties pendant ses études, lui fournit quelques années plus tard matière à alimenter son combat politique.

Il voit dans le bizuthage l’expression brutale et primaire de la mainmise du groupe oppresseur sur l’individu opprimé, de la tradition aliénante bafouant le droit sacré à être son propre guide, son propre libre arbitre. La description qu’il en fait n’est pas très éloignée de celle qu’en fera Sartre en 1945 dans L’Enfance d’un chef.

Au nom de son idéal démocratique, en pleine guerre scolaire, Marc Sangnier va se lancer dans une campagne pour l’interdiction du bizuthage dans les grandes écoles et leurs classes préparatoires.

Maurras au contraire juge que l’arbre ne doit pas cacher la forêt, et que s’il convient sans doute de contrôler les excès du bizuthage, il faut au contraire préserver ce qui concourt à la cohésion du groupe et à l’esprit d’appartenance qui lui est lié. Et s’il faut choisir entre l’institution protectrice et l’individu révolté, Maurras et Sangnier ne peuvent rien faire d’autre que s’opposer frontalement.

Cette querelle est racontée par Maurras dans deux articles de la Gazette de France des 12 et 16 novembre 1905. On retrouve ces documents sous le titre La Question de la Taupe en annexe du Dilemme de Marc Sangnier, publié en décembre 1906, mais ils n’ont pas été repris en 1921 dans l’édition de La Démocratie religieuse.

Bien que cet épisode soit légèrement postérieur aux trois Lettres de Marc Sangnier qui ont servi de trame au Dilemme, les relations entre le Sillon et l’Action française ne sont pas encore, à cette date, entrées dans une phase de conflit aigu. Les deux équipes se rencontreront au domicile de Maurras, le surlendemain du second article, constateront leurs désaccords mais n’iront pas plus loin.

C’est que Marc Sangnier esquive, dans sa campagne, les questions de fond, pour ne dénoncer que les paillardises et obscénités en usage dans la Taupe, où elles sont imposées aux nouveaux arrivants en guise d’épreuve initiatique. Il compte ainsi se rallier le public catholique bien pensant, mais ces arguments pudibonds toucheront peu les chefs de l’Action française, surtout ceux qui ne sont pas chrétiens.

Plus tard, les arguments des démocrates-chrétiens pour dénoncer l’Action française feront largement appel à la pudibonderie. Léon Daudet sera taxé de romancier pornographique, et quand on mettra en cause Maurras pour son Chemin de Paradis, ce sera pour en exhumer des passages libertins, non pour en discuter au fond. En 1905, Sangnier joue à fond la carte de la bienséance outragée.

Il faut ici préciser un point de vocabulaire. La Taupe, pendant de la Khâgne, désigne aujourd’hui pour tout un chacun la classe de mathématiques spéciales, faisant suite à l’Hypotaupe, classe de mathématiques supérieures. Or il semble que ce sens ne se soit répandu qu’autour de 1930.

En 1905, la Taupe n’était pas la classe elle-même, mais la société de fait constituée par ses élèves, surtout les pensionnaires. Sangnier veut l’interdire, c’est à dire sans doute interdire ses principales manifestations, ses rites, le port d’insignes… un vrai programme de tchékiste !

D’où peut venir ce mot de Taupe ? Il semble que jadis, dans le vocabulaire militaire, le mot taupin était synonyme de sapeur ; puis son sens aurait glissé, pour désigner les officiers du génie. Et comme ceux-ci étaient pour l’essentiel issus de l’école polytechnique, on aurait fini par appeler taupins les élèves qui préparent le concours de cette école.

L’explication est recevable : creuser fossés et tranchées n’est-il pas, en effet, un travail de taupe ? Cependant elle n’explique pas pourquoi les sapeurs d’abord, les officiers de génie ensuite, ont abandonné ce nom pour ne le laisser qu’aux élèves préparant Polytechnique…

Ceci dit, les indignations de Marc Sangnier étaient-elles fondées ? Il est difficile d’en juger, car nous ne disposons guère de sources sur ce qu’était le folklore de la Taupe, tradition purement orale, avant que ne soit publié le premier recueil de chansons grivoises : il s’agit de l’Anthologie hospitalière et latinesque, qui paraît sous le manteau en 1912. Et encore son auteur, personnage douteux qui se disait pharmacien, était surtout familier du folklore carabin ; ce qu’il a repris venant d’autres milieux étudiants, des casernes et des ports sont plus des reprises de seconde main que des observations prises sur le vif.

Ceci étant, plusieurs chansons de cette anthologie y sont explicitement désignées, en 1912, comme « chansons de la Taupe ». Et parmi elles le classique Artilleur de Metz, auquel Sartre fait également une part, et dont le finale habituel « Vivent les artilleurs, les femmes et le bon vin » se lit « Vivent les artilleurs, la Taupe et les Taupins », ce qui confirmerait la filiation militaire du mot Taupe.

D’autres refrains sont plus spécifiquement écoliers. Ainsi du Taupin français, qui commence ainsi :

Le taupin n’a qu’une maîtresse
L’inconnue de son équation
S’il ne peut baiser la bougresse
Il n’est pas de la promotion…

et se poursuit par des couplets sur les bizuths, les « carrés », « cubes » et « bicas », puis sur les artilleurs, les sapeurs et enfin l’ingénieur des Mines dont on imagine aisément le mot qui lui fournit la rime.

Ou a fortiori ceci :

L’école polytechnique
Qui conduit à Bleau
Est une sale boutique
On dirait du veau !

suivent des couplets chacun consacré à un professeur de l’époque, aux allusions incompréhensibles aujourd’hui.

Taupins et autres élèves de classes préparatoire se désignaient par des surnoms aux significations mystérieuses, en fonction de leur provenance ou de l’école préparée :

Un éléphant se masturbait
Derrière un casier à bouteilles
Un crocodile qui passait
Reçut le foutre dans l’oreille

Espèce de grand dégoutant,
Dit le crocodile en colère,
Si t’as du foutre de restant,
T’as qu’à baiser la cantinière…

L’éléphant, le crocodile, comme le chimpanzé du Pou et de l’Araignée étaient autant de catégories rivales. Un sobriquet particulier désignait-il, dans un refrain de ce genre, les élèves issus du collège Stanislas, principal foyer de rayonnement du Sillon ? Nous l’ignorons ; en tous cas il en était bien ainsi pour ceux venant de Sainte Geneviève, aujourd’hui la Ginette de Versailles, qui était jadis établie à Paris au 18 rue des Postes, d’où le surnom de « postards » :

Par ces cochons d’postards
La Taupe est envahie
Ils s’astiquent le dard
Font d’la pédérastie.

Le père Montalembert
M’a passé des tuyaux
Paraît qu’à Lacordaire
Tous les types sont puceaux.

Ritournelle qui se termine par un parcours initiatique aux quatre destinations fort peu dévotes :

Nous irons au bordel
Nos pères y allaient bien
Engrosser les maquerelles
Baiser tout’ les putains.

Nous irons à l’hospice
Nos pères y allaient bien
Soigner les chaudes pisses
Les chancres et les poulains.

Nous irons à l’école
Nos pères y allaient bien
Attraper la vérole
Des morpions, des poulains.

Nous irons à l’église
Nos pères y allaient bien
Baiser la sœur Élise
Enculer l’sacristain.

Voilà effectivement de quoi mettre à rude épreuve les bizuths issus de familles de calotins bien pensants.

Pauvre Marc Sangnier !

En hommage à Frédéric Amouretti

On sait que Maurras perdit très tôt son père. Son enfance fut également marquée par le souvenir d’un frère aîné, Romain, mort en bas âge. La première des Quatre nuits de Provence évoque cette absence, que l’état-civil nous restitue dans toute sa sécheresse :

  • 26 janvier 1866 : naissance de Romain Charles Aristide Maurras
  • 25 janvier 1868 : décès du précédent
  • 20 avril 1868 : naissance de Charles Marie Photius Maurras
  • 3 septembre 1872 : naissance de François Joseph Émile Maurras
  • 3 janvier 1874 : décès de Jean Joseph Aristide Maurras, père des trois précédents

On ne sait ce que fut réellement l’incidence de ces drames familiaux et de leurs réminiscences sur la vie affective et intellectuelle de Charles Maurras. Sa mère ayant choisi de rester seule après son veuvage, il dut grandir dans une famille sans homme. Ce qui est certain, c’est qu’il se chercha, et trouva un temps, des pères et des grands frères de substitution. Et ce que l’on peut constater a posteriori, c’est son incapacité à avoir des fils, même un seul ; s’il adopta ses neveux après la mort de son frère, il n’eut jamais d’enfant à élever, ni de disciple dont il aurait fait son continuateur attitré.

Les pères, Mistral, Moréas, Anatole France, Monseigneur Penon, furent plutôt, au moins pour les deux premiers, des grand-pères ; Maurice Barrès fut tout au plus un cousin ; Henri Vaugeois, grand frère tardif, arriva trop tard, quand Maurras avait atteint sa pleine maturité.

Mais avant Henri Vaugeois, Maurras vécut en compagnie et quasiment à l’ombre d’un véritable grand frère, guide et inspirateur, aussi bien de sa pensée politique, esthétique et philosophique que de son mode de vie et de ses frasques nocturnes : Frédéric Amouretti.

On sait peu de choses de ce Frédéric Amouretti (18 juillet 1863 – 25 août 1903), né et mort à Cannes où une rue porte aujourd’hui son nom, sinon qu’il se survécut en quelque sorte à travers Maurras, aussi bien par ses qualités que par ses insuffisances.

Comme plus tard Maurras, Amouretti était journaliste, avant tout journaliste, capable dans l’instant d’exprimer ses fulgurances dans une langue claire et cristalline, puis de rassembler toute l’étendue de son savoir encyclopédique dans une argumentation sans faille ; comme plus tard Maurras, c’était un militant fougueux, entier, batailleur, bondissant sur la polémique ; et comme plus tard Maurras, il éprouvait les plus grandes difficultés à composer avec les événements, à contourner les obstacles.

Maurras tenta quelques synthèses dont on peut regretter qu’elles ne soient que tardives ou partielles. Amouretti n’en eut pas le temps ; il ne sut jamais prendre le recul nécessaire pour s’échapper de l’actualité, et il ne nous laisse que des articles épars.

Maurras l’évoque abondamment. En plus de l’histoire, maintes fois racontée, de leur commune Déclaration des jeunes Félibres fédéralistes de 1892, il lui dédie la préface du Chemin de Paradis, composée en mai 1894, et consacre Kiel et Tanger à sa mémoire, reconnaissant en lui son initiateur à la politique étrangère :

À
FRÉDÉRIC AMOURETTI
PATRIOTE FRANÇAIS
FÉDÉRALISTE DE PROVENCE
ROYALISTE DE RAISON ET DE TRADITION
1863–1903

À L’AMI DISPARU
QUI M’INITIAIT À LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE

À
SON ESPRIT
À
SA MÉMOIRE

AU LIVRE QU’IL AURAIT ÉCRIT
À L’ACTION QU’IL AURAIT CONDUITE

SI
LE DESTIN DE L’HOMME
ET
LA COURSE DES CHOSES
NE S’ÉTAIENT PAS CONTRARIÉS

Héritier spirituel de Fustel de Coulanges dont il accompagna les derniers instants, Amouretti est de ce fait cité par Maurras à de nombreuses reprises, lorsqu’il est question de « remettre l’histoire de France à l’endroit » ou de traiter de nos rapports avec l’Allemagne.

Enfin, Maurras évoque abondamment Amouretti dans Le Mont de Saturne, sous son vrai nom et certainement à travers d’autres allusions et anecdotes.

Amouretti, qui fut l’aîné de cinq ans de Maurras, se retrouve donc en grande partie dans l’œuvre de son illustre cadet. Mais tout n’y est sans doute pas. Marras eut son Pierre Chardon ; Amouretti ne bénéficia de rien de comparable, mais un universitaire, André Cottez, publia en 1937 chez Plon la liste des titres et références de ses articles, accompagnée d’un essai de biographie. Il ressort de ces travaux qu’Amouretti ne limitait pas ses centres d’intérêt à la Provence, au fédéralisme, à Fustel de Coulanges et à la diplomatie ; il était également un observateur attentif de la question sociale et de la vie ouvrière, et il publia de nombreuses études sur les coopératives. Cet aspect « traditionaliste et proudhonien » de son œuvre mériterait d’être retrouvé !

Maurras et Amouretti se rencontrèrent aux fêtes félibréennes de Sceaux en juillet 1889 (on relira dans Dante et Mistral l’histoire de leur fausse première rencontre), et ils ne se quittèrent plus jusqu’en 1901 lorsqu’Amouretti, miné par la maladie, se retira de toute activité et retourna dans sa ville de Cannes où il devait mourir deux ans plus tard.

Dans le court article du 3 septembre 1905 que nous publions aujourd’hui, Maurras écrit qu’il est « indispensable de publier tout Frédéric Amouretti ». Le besoin de cette somme qui n’a jamais vu le jour, c’est aussi celui de la sienne propre, qui deviendra à son tour un leurre sans cesse poursuivi, toujours hors d’atteinte.