Retour sur Cargèse

Dans notre récente présentation du texte de Maurras sur Cargèse, nous avions mentionné qu’il est « possible que [ce texte] ait auparavant été publié dans une revue, comme plusieurs autres chapitres d’Anthinéa, mais nous n’en savons pas plus ». Un de nos correspondants, qui n’ignore rien de ce qui touche à l’île de Beauté, nous a communiqué l’information qui nous manquait : Une ville grecque et française a été publié pour la première fois sous le titre Les Cargésiennes, en novembre 1900, dans la Revue hebdomadaire. Merci pour cette précision !

Ceci nous conduit à revenir sur Roger Joseph, dont la Biblio-Iconographie de Charles Maurras, co-signée avec Jean Forges (première édition en 1953, refondue en 1980) est notre principale source d’information. Mais il nous arrive aussi d’y trouver des erreurs ou, comme pour la première publication de l’article sur Cargèse, des omissions.

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Accueil de réfugiés, intégration, assimilation

Cargese, par Renefer, 1927.
Cargese, par Renefer, 1927.

Termes modernes, débats actuels et sensibles. Faut-il accueillir tous les réfugiés qui se présentent à nos frontières ? Et une fois qu’ils sont sur notre sol, faut-il les intégrer ? Les assimiler ? Les contraindre d’emblée à adopter nos mœurs, nos institutions, à se fondre dans le peuple hôte ? Et quant à celui-ci, les gens de souche et les arrivés de plus fraîche date, faut-il lui demander son acquiescement, et se soucier de son avis ?

Prenons un exemple, car l’Histoire n’en est pas avare. Voici deux cent bougres qui fuient leur pays en proie à des troubles et des pillages. Soixante-dix familles en tout. Après avoir traversé la Méditerranée à bord d’un rafiot de fortune, ils accostent sur les rives occidentales. On les place dans un camp d’accueil où ils survivent comme ils peuvent. Puis vient une révolution qui renverse le pouvoir local. Les habitants du cru, désormais maîtres de leurs terres, s’en prennent aux réfugiés et détruisent leurs maigres biens. Mais cette révolution tourne vite court, une nouvelle puissance s’installe, et installe son administration. Le gouverneur, empli de sentiments humanitaires, accorde aux réfugiés spoliés un nouveau territoire. Les allogènes s’y installent, rebâtissent derechef une cité, et y prospèrent pendant un siècle et plus, en conservant leur langue, leur religion, leurs coutumes.

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Dispares ordines sane proprios bene constituae civitatis

Le lecteur de La Politique naturelle, préface de Mes idées politiques, remarquera, vers le milieu du troisième chapitre Hérédité et Volonté, le paragraphe suivant :

… L’étranger qui nous visitait sous l’ancien régime admirait le français délicat, pur et fin, que parlaient de simples artisans du peuple de Paris. Leur langage réfléchissait comme une surface polie un ordre de distinction naturelle inhérent aux sociétés bien construites : dispares ordines sane proprios bene constitutae civitatis, comme la sagesse catholique le constate si fortement…

On le trouve aux pages 38-39 (en chiffres romains) de l’édition originale de 1937, et à la page 201 du second tome des Œuvres capitalesContinuer la lecture de « Dispares ordines sane proprios bene constituae civitatis »

Féministe enragée et révolutionnaire fanatique

Elle s’appelait Paule Minck. Ou bien elle se faisait appeler ainsi ; cela importe peu. Qui s’en soucie aujourd’hui ? Il serait fort étonnant que les habitants de Revin ou de Narbonne, villes où une rue porte son nom, soient davantage informés.

On sait peu de choses sur elle, infiniment moins que sur sa consœur communarde Louise Michel qui bénéficie de tous les honneurs de la célébrité posthume.

Quelques moments de sa vie sont relatés à l’identique par diverses sources, sans détails ni contexte, ce qui jette le doute sinon sur leur authenticité, au moins sur leur importance réelle.

Née Paulina Mekarska, en 1839, Paule Minck consacra toute sa vie tumultueuse à l’action révolutionnaire la plus radicale. Elle fut de tous les combats, de la Commune à l’affaire Dreyfus, et de toutes les causes, à l’extrême gauche de l’extrême gauche. On raconte que c’est à la suite d’une conférence qu’elle donna en 1881 que le jeune Ravachol se convertit à l’anarchisme. Elle désirait prénommer son fils Lucifer Blanqui Vercingétorix Révolution, mais l’état civil lui refusa cette grâce.

Pour en savoir plus sur cette Paule Minck, il faudrait aller compulser quelques alcôves de bibliothèques anarchistes. Mais, comme c’est en ce genre d’endroit qu’on trouve le plus grand nombre et le plus grand choix de héros martyrs proposés à l’admiration des fidèles, et qu’ils y sont tous, égalité oblige, également saints, également dignes de dévotion, il y est malaisé d’établir leurs mérites comparés et de démêler le vrai du faux.

Mieux vaut dès lors faire confiance à un observateur de l’autre bord, et, concernant Paule Minck, nous avons la chance d’en tenir un, particulièrement avisé : Charles Maurras.

C’est le fédéralisme qui les fait se rencontrer. Il a alors 26 ans, elle 55. Ils sont de l’équipe de La Cocarde de Maurice Barrès. D’emblée ils s’affrontent, et peu à peu ils vont s’estimer.

Paule Minck mourut le 28 avril 1901. Elle fut incinérée au Père-Lachaise le 1er mai, mais l’urne contenant ses cendres a été perdue depuis, privant ainsi féministes et anarchistes d’un lieu de pèlerinage. La légende raconte que ses amis venus lui rendre hommage ce soir-là en profitèrent pour manifester bruyamment et se heurter à la police. Mais nous en apprendrons plus aujourd’hui sur Paule Minck, sur sa pensée et sur la logique de cette pensée, en lisant le bref article de souvenirs que Maurras lui consacre, le matin de ce premier mai, dans la Gazette de France, et qui sera repris en 1916 dans le recueil Quand les Français ne s’aimaient pas.

En hommage à Frédéric Amouretti

On sait que Maurras perdit très tôt son père. Son enfance fut également marquée par le souvenir d’un frère aîné, Romain, mort en bas âge. La première des Quatre nuits de Provence évoque cette absence, que l’état-civil nous restitue dans toute sa sécheresse :

  • 26 janvier 1866 : naissance de Romain Charles Aristide Maurras
  • 25 janvier 1868 : décès du précédent
  • 20 avril 1868 : naissance de Charles Marie Photius Maurras
  • 3 septembre 1872 : naissance de François Joseph Émile Maurras
  • 3 janvier 1874 : décès de Jean Joseph Aristide Maurras, père des trois précédents

On ne sait ce que fut réellement l’incidence de ces drames familiaux et de leurs réminiscences sur la vie affective et intellectuelle de Charles Maurras. Sa mère ayant choisi de rester seule après son veuvage, il dut grandir dans une famille sans homme. Ce qui est certain, c’est qu’il se chercha, et trouva un temps, des pères et des grands frères de substitution. Et ce que l’on peut constater a posteriori, c’est son incapacité à avoir des fils, même un seul ; s’il adopta ses neveux après la mort de son frère, il n’eut jamais d’enfant à élever, ni de disciple dont il aurait fait son continuateur attitré.

Les pères, Mistral, Moréas, Anatole France, Monseigneur Penon, furent plutôt, au moins pour les deux premiers, des grand-pères ; Maurice Barrès fut tout au plus un cousin ; Henri Vaugeois, grand frère tardif, arriva trop tard, quand Maurras avait atteint sa pleine maturité.

Mais avant Henri Vaugeois, Maurras vécut en compagnie et quasiment à l’ombre d’un véritable grand frère, guide et inspirateur, aussi bien de sa pensée politique, esthétique et philosophique que de son mode de vie et de ses frasques nocturnes : Frédéric Amouretti.

On sait peu de choses de ce Frédéric Amouretti (18 juillet 1863 – 25 août 1903), né et mort à Cannes où une rue porte aujourd’hui son nom, sinon qu’il se survécut en quelque sorte à travers Maurras, aussi bien par ses qualités que par ses insuffisances.

Comme plus tard Maurras, Amouretti était journaliste, avant tout journaliste, capable dans l’instant d’exprimer ses fulgurances dans une langue claire et cristalline, puis de rassembler toute l’étendue de son savoir encyclopédique dans une argumentation sans faille ; comme plus tard Maurras, c’était un militant fougueux, entier, batailleur, bondissant sur la polémique ; et comme plus tard Maurras, il éprouvait les plus grandes difficultés à composer avec les événements, à contourner les obstacles.

Maurras tenta quelques synthèses dont on peut regretter qu’elles ne soient que tardives ou partielles. Amouretti n’en eut pas le temps ; il ne sut jamais prendre le recul nécessaire pour s’échapper de l’actualité, et il ne nous laisse que des articles épars.

Maurras l’évoque abondamment. En plus de l’histoire, maintes fois racontée, de leur commune Déclaration des jeunes Félibres fédéralistes de 1892, il lui dédie la préface du Chemin de Paradis, composée en mai 1894, et consacre Kiel et Tanger à sa mémoire, reconnaissant en lui son initiateur à la politique étrangère :

À
FRÉDÉRIC AMOURETTI
PATRIOTE FRANÇAIS
FÉDÉRALISTE DE PROVENCE
ROYALISTE DE RAISON ET DE TRADITION
1863–1903

À L’AMI DISPARU
QUI M’INITIAIT À LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE

À
SON ESPRIT
À
SA MÉMOIRE

AU LIVRE QU’IL AURAIT ÉCRIT
À L’ACTION QU’IL AURAIT CONDUITE

SI
LE DESTIN DE L’HOMME
ET
LA COURSE DES CHOSES
NE S’ÉTAIENT PAS CONTRARIÉS

Héritier spirituel de Fustel de Coulanges dont il accompagna les derniers instants, Amouretti est de ce fait cité par Maurras à de nombreuses reprises, lorsqu’il est question de « remettre l’histoire de France à l’endroit » ou de traiter de nos rapports avec l’Allemagne.

Enfin, Maurras évoque abondamment Amouretti dans Le Mont de Saturne, sous son vrai nom et certainement à travers d’autres allusions et anecdotes.

Amouretti, qui fut l’aîné de cinq ans de Maurras, se retrouve donc en grande partie dans l’œuvre de son illustre cadet. Mais tout n’y est sans doute pas. Marras eut son Pierre Chardon ; Amouretti ne bénéficia de rien de comparable, mais un universitaire, André Cottez, publia en 1937 chez Plon la liste des titres et références de ses articles, accompagnée d’un essai de biographie. Il ressort de ces travaux qu’Amouretti ne limitait pas ses centres d’intérêt à la Provence, au fédéralisme, à Fustel de Coulanges et à la diplomatie ; il était également un observateur attentif de la question sociale et de la vie ouvrière, et il publia de nombreuses études sur les coopératives. Cet aspect « traditionaliste et proudhonien » de son œuvre mériterait d’être retrouvé !

Maurras et Amouretti se rencontrèrent aux fêtes félibréennes de Sceaux en juillet 1889 (on relira dans Dante et Mistral l’histoire de leur fausse première rencontre), et ils ne se quittèrent plus jusqu’en 1901 lorsqu’Amouretti, miné par la maladie, se retira de toute activité et retourna dans sa ville de Cannes où il devait mourir deux ans plus tard.

Dans le court article du 3 septembre 1905 que nous publions aujourd’hui, Maurras écrit qu’il est « indispensable de publier tout Frédéric Amouretti ». Le besoin de cette somme qui n’a jamais vu le jour, c’est aussi celui de la sienne propre, qui deviendra à son tour un leurre sans cesse poursuivi, toujours hors d’atteinte.

Barbarie et Civilisation

Après l’Homme, premier étage de la construction politique maurrassienne, vient la Civilisation.

C’est du moins en cet ordre logique que ces deux textes fondateurs se succèdent, en 1931 dans le recueil Principes, en 1937 dans Mes idées politiques, plus tard dans les Œuvres capitales.

En fait, ils ont paru tous deux pour la première fois en septembre 1901 dans la Gazette de France, mais dans l’ordre inverse : le 9 pour Qu’est-ce que la civilisation ? et le 23 pour Amis ou ennemis.

Et s’ils n’ont en rien été conçus comme les attendus, les préalables d’une vaste synthèse, nous ne pouvons aujourd’hui les dissocier du meccano imaginé trente ans plus tard par Pierre Chardon, alias Rachel Stefani ; de même, nous ne pouvons nous interdire de les faire vieillir d’un bon siècle pour les confronter au monde actuel et à ses principes fondateurs, qu’ils soient explicites ou non.

Résumer d’une phrase lapidaire le credo de notre modernité finissante pourrait passer pour une simplification réductrice, voire mutilante, si cette modernité ne se voyait pas elle-même ainsi, le proclamant sans frein et sans vergogne :

Ce qui fonde la « civilisation » mondialiste actuelle, c’est la certitude d’un aboutissement proche, final et victorieux d’une longue lutte d’émancipation de l’individu, de son libre arbitre et de son génie créateur, contre les pesanteurs oppressives qui faisaient la substance et le ciment des sociétés pré-industrielles : religions, familles, nations, coutumes, hérédité.

Dans ce combat séculaire entre l’Individu et la Société, entre le vainqueur inéluctable et le vaincu qui tire ses dernières cartouches, le beau rôle est tenu par le « Moi Je », expression du Progrès, de la Liberté et de la Démocratie, tandis que le clan des « Tous », des « Eux », réunit dans un cénacle fétide les réactionnaires attardés et les défenseurs des derniers privilèges.

C’est là que les penseurs en cour, libéraux comme progressistes, situent aujourd’hui Maurras, par un réflexe automatique. Maurras est réactionnaire, puisqu’il défend aussi bien la religion que la famille, la nation aussi bien que la tradition, et que, suprême archaïsme, il réclame un pouvoir héréditaire ! Donc, s’il est réactionnaire, c’est qu’il en tient pour l’écrasement de l’individu par la société, pour l’asservissement de la liberté du « Je » par la dictature du « Tout ».

Or, de toute sa vie, Maurras n’est jamais entré dans cette opposition simpliste entre l’Homme et la Société ; ce qu’il a opposé, c’est la civilisation à la barbarie.

Maurras n’a jamais attaqué le progrès ni l’émancipation ; encore faut-il, c’est pour lui la condition d’une marche vers la civilisation, les mettre au service d’un « nous », qui n’est pas le « eux », ni a fortiori le « Moi Je », lequel nous mène immanquablement sur le chemin de la barbarie, en sa version moderne qui est « la nature insatiable d’un désir qui essaye de se satisfaire par le nombre de ses plaisirs ».

Mais que l’on revienne au texte de 1901, à sa distinction entre les civilisations et la Civilisation, pour comprendre combien le débat actuel sur la croissance et le « développement soutenable » peut (et doit !) s’inspirer de ce que Maurras exprimait alors !