La servitude est abolie, chères ombres !

Ainsi parla Mercure, annonçant aux esclaves rassemblés aux Enfers que, là bas, dans le monde visible, la Liberté régnait désormais. Et ce, sur toute l’Humanité, anciens esclaves compris. La Liberté, c’est être le seul maître de soi, ne dépendre de personne…

Les esclaves ont reçu le gouvernement de leur âme. Ils ne sentent plus d’autres jougs que ceux de vivre et de mourir. Ils disposent de tout leur cœur.

Et il ne tient qu’à vous, ajoutait-il, de jouir de ce bienfait inestimable. Je vous offre la coupe du Léthé qui vous permettra de revenir dans le monde des vivants.

Mais les esclaves que Maurras met en scène dans son conte des Serviteurs refusent cette faveur. Ils ont retrouvé aux Enfers leur maître bien aimé. Certes, celui-ci savait parfois se montrer cruel. Mais qu’il était doux et simple de se reposer sous son autorité ! Le seule idée de devoir apprendre à se gouverner soi-même leur apparaît insupportable. D’autant qu’ils imaginent avec clairvoyance toutes les dérives de la société démocratique. Mercure en convient volontiers, et repart avec sa coupe. Les Ombres sont restées chez les Ombres. Continuer la lecture de « La servitude est abolie, chères ombres ! »

La Chair, le Scapulaire et le Suicide

La Bonne Mort est l’un des plus anciens, et en tous cas le plus mystérieux, des neuf contes du Chemin de Paradis. Il a failli donner son nom, ou presque, au recueil lui-même, qui devait à l’origine s’appeler La Douce Mort. Charles Maurras, dans un extrait de lettre cité par Roger Joseph et Jean Forges, donnait des détails sur son projet de publication.

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Quand les Sybarites périrent de plaisir

Nous commençons aujourd’hui la publication, qui se poursuivra sur plusieurs épisodes, des contes du Chemin de Paradis. Cette œuvre majeure de Charles Maurras est une collation de neuf textes publiés entre 1892 et 1894 dans diverses revues. Œuvre de jeunesse, de badinage philosophique, Le Chemin de Paradis se trouva bientôt au centre des attaques des démocrates-chrétiens qui y voyaient une entreprise païenne et blasphématoire. La réédition de 1921, et toutes celles qui suivirent, est expurgée des passages les plus « anti-chrétiens » et accompagnée d’une nouvelle préface (devenue ensuite postface) qui explique, justifie, relativise, minimise… mais cela ne fera pas taire la polémique, si bien qu’il est impossible désormais de lire ces Contes au premier degré, en faisant abstraction de toutes les interprétations que leur ont données admirateurs, contempteurs et exégètes.

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Sur un mystérieux fragment de vers

Voilà plus d’un an, nous publiions la lettre-préface donnée par Charles Maurras à Marcel Coulon pour son Raoul Ponchon, préface reprise ensuite dans le recueil Poésie et Vérité.

Un fragment de vers cité par Maurras nous laissait dubitatifs, car nous n’en avions pas retrouvé l’origine malgré des recherches attentives :

Ainsi le Centaure et sa race inutile étaient-ils priés de reprendre la route du désert avant d’avoir causé de vergogne ou d’offense à l’enfant merveilleuse qui reflorissait devant nous.

Aussi avions-nous formulé ainsi une note, ne pouvant faire mieux que livrer au lecteur nos conjectures imparfaites :

Le texte porte bien ici race inutile. La seule référence possible semble pourtant être à Mazeppa de Hugo :

Quand il s’est dans ses nœuds roulé comme un reptile,
Qu’il a bien réjoui de sa rage inutile
Ses bourreaux tout joyeux,
Et qu’il retombe enfin sur la croupe farouche (…)

Cependant Hugo ne décrit pas Mazeppa comme un centaure, même si le terme a été utilisé à son propos par de nombreux autres auteurs depuis le Mazeppa de Byron en 1819. Peut-être le souvenir imprécis de Maurras mêle-t-il deux références. Le mot race revient à plusieurs reprises dans le Khiron de Leconte de Lisle, qui serait ici plus vraisemblablement visé par Maurras comme symbolo-parnassien que Hugo, mais sans que l’on puisse expliquer plus précisément par Khiron la référence maurrassienne.

Ce petit mystère irritant est éclairci grâce aux recherches faites pour un autre texte que nous publierons bientôt. C’est du côté des amitiés poétiques du jeune Maurras qu’il fallait chercher la référence.

Le vers est de Raymond de la Tailhède et date de 1892, dans une ode à un autre poète, Maurice du Plessys.

Cette ode a été publiée dans le Premier Livre pastoral, de Maurice du Plessys, mais qui comporte à son début deux poèmes de Moréas et cette ode de La Tailhède (p.15).

Nous corrigeons donc notre note.

Et nous pouvons soupçonner d’autant mieux qui est le Centaure et sa race inutile, personnification fournie par La Tailhède à Maurras qui décrie les couplets symbolo-parnassiens : il s’agit de Leconte de Lisle, l’auteur alors fort prisé de Khiron.

La réponse d’Adolphe Retté sur Pythéas

Le Repentir de Pythéas écrit par Maurras en janvier 1892, était sévère pour Adolphe Retté et son Thulé des brumes. D’autant que Maurras était l’une des rares voix critiques dans un concert de louanges.

Adolphe Retté répondit en février 1892 dans La Plume (n° 68, 15 février) à l’article de Maurras paru dans l’Ermitage. Nous ne reproduisons ici que la deuxième partie de son article intitulé Écoles.

De par les résultats acquis, de par la valeur éprouvée de son fondateur, l’école romane est plus intéressante bien que MM. Moréas et Maurras aient fait, inconsciemment, et à maintes reprises, le possible pour empêcher qu’elle réussisse.

M. Moréas est un excellent poète ; nous l’avons dit plusieurs fois et nous nous plaisons à le répéter mais il est un exécrable théoricien absolument dépourvu d’idées générales. Les Premières armes du symbolisme, la préface du Pèlerin passionné viennent à l’appui de notre dire aussi bien que tel article du Figaro (toujours la réclame) par où M. Moréas voulut répondre aux attaques de M. Fouquier — comme si l’on répondait à un Fouquier ! Il était dit notamment dans cet article « Le symbolisme que j’ai en partie inventé…, le symbolisme est mort. »

Hé non, M. Moréas, vous n’avez rien inventé du tout. — D’abord parce que de tous les poètes qu’on s’est plu à ranger parmi les symbolistes, vous êtes bien le moins symboliste qu’on puisse voir. Allégoriste si l’on veut, oui, et rien de plus. D’abord, votre admirable rhétorique confinée dans le domaine du sentiment pur ignore trop toute émotion profonde, est trop en dehors de la sensation et de l’idée pour avoir jamais pu prétendre à ériger des symboles. Ensuite, le symbolisme comporte un trop grand nombre de personnalités divergentes et aussi intéressantes que la vôtre pour que vous ayez sujet de déclarer qu’il est mort. D’abord qu’est-ce que le symbolisme ? Si l’on interrogeait séparément chacun des poètes dits symbolistes, il est à croire qu’on obtiendrait autant de définitions qu’il y aurait d’individus interrogés. Aucun de nos confrères ne nous démentira à cet égard. Pour nous, nous ne considérons le terme de symbolisme que comme une étiquette désignant les poètes idéalistes de notre génération ; c’est une épithète commode et rien de plus. — L’art n’a rien à voir avec les étiquettes et les écoles, l’art c’est la vie vue en rêve, et non le symbolisme ou le romanisme.

Mais vous, mal content de n’être qu’un très bon poète vous avez cru devoir vous affubler d’un plumet roman. — Parce que vous vous efforcez à une laborieuse marqueterie où des mots du XVIe siècle s’enchâssent de mots du XIIIe parce que vous déployez à nouveau les guenilles de la défroque mythologique ; parce que vous restituez aux fleuves de la Russie méridionale leurs noms anciens ; parce que, surtout, vous avez dévoyé quelques charmants poètes non dépourvus de talent mais qui depuis qu’ils vous fréquentent refont Galatée, et emploient comme vous les vocabulaires périmés, les paillons mythologiques l’Arax et le Strimon, pour toutes ces raisons, ne croyez pas avoir fondé une école. — Tout au plus restera-t-il de votre tentative une sorte de Parnasse plus ennuyeux et plus mort que le premier. Quant à vos disciples quand ils seront las de vous donner du laurier et de clamer que si vous les accueillez au rang de vos poètes, leur front démesuré atteindra jusqu’aux cieux, ceux qui auront quelque fleur bien personnelle à cultiver retourneront dans leur jardin et vous laisseront seul animer les échos de votre Olympe déserté, — Les autres…, ce n’est pas la peine d’en parler ; ils seront votre école.

On est particulièrement peiné de voir M. Maurras employer son talent juvénil au los de l’école romane d’autant que cet écrivain aggrave son cas d’un rêve d’alliance entre M. Moréas et le félibrige.

M. Maurras, dernièrement, dans l’Ermitage nous prit à partie au sujet de nos prétendues tendances germaniques. Il négligea du reste de réfuter les arguments d’un article sur la question que nous avons publié ici-même en août dernier, et s’est contenté d’affirmer à nouveau et sans démonstration probante que Shakespeare représentait évidemment l’aboutissement de la Renaissance italienne et de déplorer notre penchant vers Siegfried et Brunehild. Il crut aussi pouvoir s’autoriser de certaines réponses de M. Oscar Wilde à un journaliste pour déclarer que ce poète applaudissait au romanisme. Comment M. Maurras ne s’est-il pas aperçu que M. Wilde avait très spirituellement plaisanté son interlocuteur ? Quant à l’opinion de M. Wilde sur l’école romane, nous pouvons avec presque certitude, nous porter garant qu’elle est loin de lui être sympathique. M. Maurras n’a sans doute jamais entendu dire, à M. Wilde parlant des théories de M. Moréas : « Oh ! ce n’est pas intéressant ! »

Nous concéderons à M. Maurras ceci : actuellement, un écrivain de talent ou de génie et de sang plus ou moins germanique n’est tout à fait complet que par une éducation gréco-latine ; mais de la plus forte part de son talent ou de son génie, il sera toujours redevable à son origine d’homme du nord. — Le midi pur ne donne (toujours actuellement et à peu d’exceptions prés) que des rhéteurs ou des adaptateurs habiles. Quant aux félibres, on peut les diviser en deux catégories. Les uns, patoisants honorables, produisent des poèmes égaux en intérêt aux poèmes bretons ou picards. Les autres ne sont que des entrepreneurs de tutupanpan.

Il n’y a qu’une langue en France, le Français. Et la meilleure preuve, c’est que M. Maurras lui-même écrit en français les Quatre âmes de mon pays qui sont une chose exquise.

M. Maurras devrait donc parachever cette œuvre au lieu de s’employer à réunir des brebis derrière la houlette de ce pasteur de l’Hymette : notre ami Moréas. Qu’il se pénètre de cette vérité au Nord comme au Midi, il n’y a pas d’écoles, il y a des individus.

M. Maurras a interrogé Pythéas afin de nous confondre ; nous, nous avons interrogé la grande Muse éternelle : « Déesse, lui disions-nous, est-il vrai que désormais les poètes devront élire l’un d’entre eux pour roi afin que celui-ci leur départisse les vêtements dont il ne voudra plus et les fasse obéir au geste de son sceptre ? Est-il vrai qu’il faut fonder des écoles ? »

Mais la grande Muse étoilée ne répondit rien. Un sourire dédaigneux fleurissait sur ses lèvres et ses regards terribles restèrent perdus vers les profondeurs éthérées.

Adolphe Retté.