Maurras privatiserait-il la Poste ?

Sans vouloir décrier les recettes de Pampille, il faut reconnaître que les Almanachs d’Action française sont remplis de textes inégaux. Si Léon Daudet arrivait à puiser dans son inépuisable fonds en donnant le plus souvent des textes de qualité et originaux, Maurras, accaparé par ses multiples activités, n’arrivait pas toujours à rendre sa copie à temps pour l’imprimeur. De là ces années où l’on ne trouve signés de lui dans l’Almanach que quelques poèmes même pas de circonstance. En revanche, quand il a pu donner un texte original qui se penche sur la politique de l’année à venir en s’appuyant sur les années passées, ses textes sont souvent d’une grande qualité et injustement ignorés. S’ils ne font pas partie des plus grands pans de l’œuvre, ils demeurent d’un intérêt certain.

C’est le cas en 1922, où Maurras signe un article sur « La Politique générale », après lequel ses collaborateurs donneront une suite d’articles sur les différents domaines politiques, des finances à la religion en passant par la politique étrangère. Traçant le vaste tableau politique d’une année où commence vraiment à se dessiner l’entre-deux-guerres avec ses ambiguïtés et ses renoncements, il a le mérite de battre en brèche quelques idées reçues.

D’abord, il n’est pas vrai que Maurras se soit désintéressé de l’économie comme on le répète parfois. Mais il avait des amis bien mieux armés que lui pour aborder ce sujet, qu’il leur abandonnait volontiers quant au détail. Reste qu’il livrait à l’occasion quelques grandes lignes fermes et claires. C’est le cas ici.

Répondons d’emblée à la question qui fait notre titre : oui, d’après Maurras qui l’écrit en toutes lettres, il faut privatiser la Poste. Et les allumettes – lesquelles l’ont d’ailleurs été sans trop d’inconvénients pour l’allumage des feux et des pipes. C’est que l’État royal a des sujets, il n’a que faire d’administrer la Poste pour démontrer son pouvoir en pesant sur des assujettis. Aussi le roi rendrait-il de grand cœur le portage des lettres à « l’initiative privée » et au « légitime profit » :

Il faut rendre à l’initiative privée, aux personnes, associations, compagnies, toutes les fonctions qui dans l’État, accomplies par l’État, font effet de parasites stérilisants : stimulées et régénérées par l’idée légitime du légitime profit, elles feront de la richesse au lieu d’en dévorer ! (…) Les politiciens crient. Ils crieraient moins s’il s’agissait de vendre Tahiti aux États-Unis d’Amérique : céder les allumettes ou les P. T. T. à une entreprise française, c’est l’abomination de la désolation. Esprit de l’étatisme qu’engendre l’élection vénale ! L’État monarchique en est libre. Il ira droit devant lui, pour éliminer les tissus adipeux qui l’engorgent et recouvrer la saine liberté des muscles et des nerfs.

Dit en termes plus familiers : en 1922 déjà, il se révélait urgent de dégraisser le mammouth.

Premier axe donc : moins d’impôts, moins de « services publics » dirions-nous, et un État recentré sur ses missions régaliennes. C’est bien du libéralisme, même si le mot fera peur à quelques gardiens du temple, même si Maurras ne l’aurait pas prononcé favorablement parce qu’il était un homme du dix-neuvième siècle et que libéralismes politique et économique avaient trop partie liée dans les années de formation du Maître.

Quelles missions régaliennes ? la défense d’abord. Vieille obsession dira-t-on, et sans surprise cette fois. Voire. On nous a si souvent décrit un Maurras qui aurait été affligé d’une anglophobie d’amiral… D’autant que la guerre suivante et l’usage immodéré fait du triste épisode de Mers-el-Kébir par la propagande maréchaliste imposeront durablement cette idée.

Nous ne le [mettre en œuvre nos moyens extérieurs] pourrons pas, non plus, tant que notre politique restera subordonnée, je ne dis pas à l’alliance anglaise, qui a ses grands avantages, mais à une alliance quelconque. Nous pouvons tout avec les autres. Sous les autres nous ne pouvons rien.

La suite du texte évoque assez bien une politique, d’ailleurs traditionnelle aux rois de France, où l’intérêt national commande, sans avoir de préférences ni de répugnances éternelles et irraisonnées. Au risque de faire froncer le sourcil aux prophètes d’une France dont la grandeur tiendrait à son engluement dans quelques dogmes diplomatiques intangibles, on parlera presque d’unilatéralisme et d’opportunisme :

une nation qui ne perd pas de temps en pourparlers avec l’ennemi et qui ne demande pas de permissions inutiles à ses alliés, une nation qui occupe la Ruhr quand il le faut, qui négocie, quand il le faut, par-dessus la tête du Reich avec les collectivités économiques, géographiques, politiques, dont se compose l’Allemagne vraie, une nation qui sait prendre de l’argent où il y en a, le faire revenir où il faut, qui applique ce qu’elle a de force à créer des forces nouvelles, cette nation se refait de l’autorité morale, de l’influence économique, des avantages financiers.

Oserai-je dire que cela rappelle peut-être plus la politique américaine que l’on a pu reprocher à M. Bush que la politique « française » toute en grands principes déclaratifs et effets de manche onusiens autant qu’humanistes de messieurs Chirac et Villepin ? Si l’on voulait bien me passer l’anachronisme, je dirais même que Maurras nous désigne ici la France rendue au roi comme le pays d’un peuple sûr de lui-même et dominateur…

Troisième grand axe après l’économie et la guerre : la justice. Le roi de France est avant tout justicier. La justice qui organise, qui est par excellence le chemin vers le bien-vivre hérité de l’antiquité, vraie fin dans l’ordre politique. Là dira-t-on, on retrouve le Maurras qui nous est si familier : harmonie sociale, sauvegarde de « la race » – comme on disait naïvement à l’époque – et préservation des équilibres sociaux contre les forces de décomposition.

Oui. Pourtant, même l’antisémitisme de Maurras trouve dans ce texte quelques nuances. Certes cet antisémitisme n’est pas niable, on a tout écrit à son propos, et il ne faut pas oublier de rappeler ce qu’il doit à son temps, où la gauche était elle aussi antisémite plus souvent qu’on ne le dit. Pourtant, quand Maurras évoque les suites de la guerre, l’Union sacrée qu’il faudrait prolonger, que dit-il ?

La Monarchie, qui a l’expérience des siècles, est au surplus trop sage pour confier l’avenir de la race à de simples réglementations d’intérêt matériel. Elles sont indispensables. Mais il faut les compléter par une politique morale et religieuse. Là où la République dit : Séparation, la Monarchie dit : Liaison. Liaison avec le pouvoir spirituel, entente et accord avec lui. Il existe un ordre moral où tous les pouvoirs, spirituels, curés, pasteurs, rabbins, s’accordent à peu près. Je dis : à peu près. Eh bien ! là, au lieu de les exiler et de les exclure sous prétexte de neutralité, on les appellera, comme pendant la guerre pour le maintien de l’union sacrée

Des rabbins cités en bonne part par Maurras, qui leur voit un rôle utile dans le processus qu’il met au fondement même de la société ? On ne sait pas trop si ce sont les antisémites qui s’autorisent de Maurras ou les pourfendeurs professionnels du Maurras antisémite qui vont s’en étrangler le plus bruyamment…

Bien plus : évoquant plus bas les mesures qu’il faudrait prendre contre des juifs qui auraient une influence délétère sur le corps social, on trouve Maurras d’une certaine bénignité.

Il faut surtout compter sur l’esprit corporatif et l’esprit local pour créer la défense, imposer aux nouveaux venus une vigoureuse discipline indigène, exclure et retrancher de nos compagnies honorées les éléments les moins désirables. Cette défense à deux ou trois degrés vaudrait peut-être mieux que l’expulsion, peu réalisable, ou qu’un système de prohibition pure et simple qu’il serait difficile de maintenir et qui laisserait à l’intérieur du pays, hors des frontières morales de l’État, une population hostile comme celle dont la Russie tsariste a subi le poison. La décentralisation et l’organisation professionnelle sont des éléments de prophylaxie anti-juive ; une bonne échelle de pénalités spéciales contre les Métèques et les Juifs en serait une autre. Si enfin le rigoureux retrait de la nationalité française aux Juifs devenait, malgré tout, indispensable, des distinctions devront être faites en faveur des familles ayant rendu des services au pays.

Bien sûr tout cela est devenu inaudible depuis la Seconde Guerre mondiale, et, écrit aujourd’hui, tomberait sans doute sous le coup de la loi. Reste qu’on trouverait, à droite comme à gauche, bien des textes d’époque infiniment moins mesurés, simples appels au meurtre ou au pogrome. Maurras antisémite ? sans doute, le nier serait puéril. Maurras le pire des antisémites, l’exemplum à jamais indépassable de ce qui va mener à l’Holocauste ? c’est beaucoup moins sûr quand on regarde les textes comme celui-ci au lieu de se contenter d’une vulgate maurrassienne pas toujours compilée par des commentateurs bien intentionnés pour la vérité.

En hommage à Frédéric Amouretti

On sait que Maurras perdit très tôt son père. Son enfance fut également marquée par le souvenir d’un frère aîné, Romain, mort en bas âge. La première des Quatre nuits de Provence évoque cette absence, que l’état-civil nous restitue dans toute sa sécheresse :

  • 26 janvier 1866 : naissance de Romain Charles Aristide Maurras
  • 25 janvier 1868 : décès du précédent
  • 20 avril 1868 : naissance de Charles Marie Photius Maurras
  • 3 septembre 1872 : naissance de François Joseph Émile Maurras
  • 3 janvier 1874 : décès de Jean Joseph Aristide Maurras, père des trois précédents

On ne sait ce que fut réellement l’incidence de ces drames familiaux et de leurs réminiscences sur la vie affective et intellectuelle de Charles Maurras. Sa mère ayant choisi de rester seule après son veuvage, il dut grandir dans une famille sans homme. Ce qui est certain, c’est qu’il se chercha, et trouva un temps, des pères et des grands frères de substitution. Et ce que l’on peut constater a posteriori, c’est son incapacité à avoir des fils, même un seul ; s’il adopta ses neveux après la mort de son frère, il n’eut jamais d’enfant à élever, ni de disciple dont il aurait fait son continuateur attitré.

Les pères, Mistral, Moréas, Anatole France, Monseigneur Penon, furent plutôt, au moins pour les deux premiers, des grand-pères ; Maurice Barrès fut tout au plus un cousin ; Henri Vaugeois, grand frère tardif, arriva trop tard, quand Maurras avait atteint sa pleine maturité.

Mais avant Henri Vaugeois, Maurras vécut en compagnie et quasiment à l’ombre d’un véritable grand frère, guide et inspirateur, aussi bien de sa pensée politique, esthétique et philosophique que de son mode de vie et de ses frasques nocturnes : Frédéric Amouretti.

On sait peu de choses de ce Frédéric Amouretti (18 juillet 1863 – 25 août 1903), né et mort à Cannes où une rue porte aujourd’hui son nom, sinon qu’il se survécut en quelque sorte à travers Maurras, aussi bien par ses qualités que par ses insuffisances.

Comme plus tard Maurras, Amouretti était journaliste, avant tout journaliste, capable dans l’instant d’exprimer ses fulgurances dans une langue claire et cristalline, puis de rassembler toute l’étendue de son savoir encyclopédique dans une argumentation sans faille ; comme plus tard Maurras, c’était un militant fougueux, entier, batailleur, bondissant sur la polémique ; et comme plus tard Maurras, il éprouvait les plus grandes difficultés à composer avec les événements, à contourner les obstacles.

Maurras tenta quelques synthèses dont on peut regretter qu’elles ne soient que tardives ou partielles. Amouretti n’en eut pas le temps ; il ne sut jamais prendre le recul nécessaire pour s’échapper de l’actualité, et il ne nous laisse que des articles épars.

Maurras l’évoque abondamment. En plus de l’histoire, maintes fois racontée, de leur commune Déclaration des jeunes Félibres fédéralistes de 1892, il lui dédie la préface du Chemin de Paradis, composée en mai 1894, et consacre Kiel et Tanger à sa mémoire, reconnaissant en lui son initiateur à la politique étrangère :

À
FRÉDÉRIC AMOURETTI
PATRIOTE FRANÇAIS
FÉDÉRALISTE DE PROVENCE
ROYALISTE DE RAISON ET DE TRADITION
1863–1903

À L’AMI DISPARU
QUI M’INITIAIT À LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE

À
SON ESPRIT
À
SA MÉMOIRE

AU LIVRE QU’IL AURAIT ÉCRIT
À L’ACTION QU’IL AURAIT CONDUITE

SI
LE DESTIN DE L’HOMME
ET
LA COURSE DES CHOSES
NE S’ÉTAIENT PAS CONTRARIÉS

Héritier spirituel de Fustel de Coulanges dont il accompagna les derniers instants, Amouretti est de ce fait cité par Maurras à de nombreuses reprises, lorsqu’il est question de « remettre l’histoire de France à l’endroit » ou de traiter de nos rapports avec l’Allemagne.

Enfin, Maurras évoque abondamment Amouretti dans Le Mont de Saturne, sous son vrai nom et certainement à travers d’autres allusions et anecdotes.

Amouretti, qui fut l’aîné de cinq ans de Maurras, se retrouve donc en grande partie dans l’œuvre de son illustre cadet. Mais tout n’y est sans doute pas. Marras eut son Pierre Chardon ; Amouretti ne bénéficia de rien de comparable, mais un universitaire, André Cottez, publia en 1937 chez Plon la liste des titres et références de ses articles, accompagnée d’un essai de biographie. Il ressort de ces travaux qu’Amouretti ne limitait pas ses centres d’intérêt à la Provence, au fédéralisme, à Fustel de Coulanges et à la diplomatie ; il était également un observateur attentif de la question sociale et de la vie ouvrière, et il publia de nombreuses études sur les coopératives. Cet aspect « traditionaliste et proudhonien » de son œuvre mériterait d’être retrouvé !

Maurras et Amouretti se rencontrèrent aux fêtes félibréennes de Sceaux en juillet 1889 (on relira dans Dante et Mistral l’histoire de leur fausse première rencontre), et ils ne se quittèrent plus jusqu’en 1901 lorsqu’Amouretti, miné par la maladie, se retira de toute activité et retourna dans sa ville de Cannes où il devait mourir deux ans plus tard.

Dans le court article du 3 septembre 1905 que nous publions aujourd’hui, Maurras écrit qu’il est « indispensable de publier tout Frédéric Amouretti ». Le besoin de cette somme qui n’a jamais vu le jour, c’est aussi celui de la sienne propre, qui deviendra à son tour un leurre sans cesse poursuivi, toujours hors d’atteinte.

Une préface à Platon

Sans être familier pour le grand public, le nom de Léon Robin (1866–1947) reste connu des philosophes et des hellénistes : outre un Platon qui est une bonne introduction, il a signé, parmi quantité d’autres livres et articles, un ouvrage resté classique sur La Pensée grecque et les origines de l’esprit scientifique. Il fut également l’un des traducteurs importants de Platon en français.

L’Amitié de Platon fut précisément écrite par Maurras pour préfacer un volume de ces traductions de Platon : celle du Banquet suivi du Phédon, en 1933.

Cette Amitié a en outre paru à part dans la Revue universelle des 1er et 15 février 1933, puis sous forme de plaquette, puis comme livre d’art en 1936, enfin dans le recueil Les Vergers sur la mer en 1937.

Après guerre, le nom de Maurras deviendra encombrant pour les éditeurs, et l’on ne verra plus ce texte servir de préface aux traductions de Léon Robin, qui seront elles rééditées à de très nombreuses reprises ; les œuvres complètes de Platon dans la collection de la Pléiade sont encore aujourd’hui « traduites, présentées et annotées par Léon Robin ».

Le texte est révélateur de ce que Maurras, que l’on pourrait sans doute tirer sans trop de scrupules du côté de la philosophie politique ou morale, n’est cependant pas un philosophe : sa lecture de Platon reste celle d’un humaniste — certes distingué, les citations multipliées le prouveraient s’il en était besoin — ou d’un honnête homme excellemment formé dans la seconde moitié du XIXe siècle. C’est que son attention n’est pas attirée par les articulations fines des concepts platoniciens : Maurras procède par les articulations larges et parfois lâches du texte, plus proche en cela de Victor Cousin ou de Sainte-Beuve que de Léon Robin qu’il préface. Encore faut-il préciser qu’il n’était sans doute pas lui-même mécontent de ce qu’en procédant ainsi plus par les conclusions platoniciennes que par l’étude de l’élaboration proprement philosophique d’une pensée, il ne se livrait pas à une démarche philosophique : Maurras n’a jamais prétendu être métaphysicien, et il est sans doute révélateur qu’il ait préfacé le Phédon et le Banquet, non le Parménide ou le Philèbe.

Aussi on n’en sera pas étonné : c’est essentiellement à l’influence platonicienne, à sa réception et à ce qu’elle produisit dans l’histoire intellectuelle de la France que Maurras est sensible ; le tableau historique qui remplit les premières parties du texte le montre clairement, la suite le dit d’une autre manière, qui parle à grands traits, à propos du Banquet, des conceptions platoniciennes de l’amour : n’y voit-on pas Auguste Comte et Clotilde de Vaulx convoqués au détour d’un paragraphe ?

Enfin il faut remarquer à l’occasion de ce texte l’approche de l’homosexualité par Maurras : sans doute il la condamne et la voit comme une tare, fidèle en cela aux enseignements sexuels hygiénistes du dix-neuvième siècle et du premier vingtième siècle. Cependant, il faut souligner que contrairement à certains hellénistes ou érudits du moment, il ne la dissimule pas, et ne se dissimule pas la difficulté qu’elle représente dans sa vision de Platon. Si la solution trouvée par Maurras, qui revient à voir dans Platon et sa réflexion sur l’amour une préfiguration du catholicisme marial via les grandes figures féminines de la littérature occidentale, nous paraît aujourd’hui un peu naïve dans sa position toute a posteriori et son manque de problématisation, l’effort fait pour passer de la difficulté que lui pose l’homosexualité dans sa lecture des textes à une solution qui ne revient pas à balayer le problème sous le tapis est porteuse d’une certaine modernité, même si cette modernité n’est en partie plus la nôtre. Elle est en tous cas éloignée du discours académique qui était alors courant, embarrassé et puritain, voire simplement négateur de l’homosexualité antique.

Barbarie et Civilisation

Après l’Homme, premier étage de la construction politique maurrassienne, vient la Civilisation.

C’est du moins en cet ordre logique que ces deux textes fondateurs se succèdent, en 1931 dans le recueil Principes, en 1937 dans Mes idées politiques, plus tard dans les Œuvres capitales.

En fait, ils ont paru tous deux pour la première fois en septembre 1901 dans la Gazette de France, mais dans l’ordre inverse : le 9 pour Qu’est-ce que la civilisation ? et le 23 pour Amis ou ennemis.

Et s’ils n’ont en rien été conçus comme les attendus, les préalables d’une vaste synthèse, nous ne pouvons aujourd’hui les dissocier du meccano imaginé trente ans plus tard par Pierre Chardon, alias Rachel Stefani ; de même, nous ne pouvons nous interdire de les faire vieillir d’un bon siècle pour les confronter au monde actuel et à ses principes fondateurs, qu’ils soient explicites ou non.

Résumer d’une phrase lapidaire le credo de notre modernité finissante pourrait passer pour une simplification réductrice, voire mutilante, si cette modernité ne se voyait pas elle-même ainsi, le proclamant sans frein et sans vergogne :

Ce qui fonde la « civilisation » mondialiste actuelle, c’est la certitude d’un aboutissement proche, final et victorieux d’une longue lutte d’émancipation de l’individu, de son libre arbitre et de son génie créateur, contre les pesanteurs oppressives qui faisaient la substance et le ciment des sociétés pré-industrielles : religions, familles, nations, coutumes, hérédité.

Dans ce combat séculaire entre l’Individu et la Société, entre le vainqueur inéluctable et le vaincu qui tire ses dernières cartouches, le beau rôle est tenu par le « Moi Je », expression du Progrès, de la Liberté et de la Démocratie, tandis que le clan des « Tous », des « Eux », réunit dans un cénacle fétide les réactionnaires attardés et les défenseurs des derniers privilèges.

C’est là que les penseurs en cour, libéraux comme progressistes, situent aujourd’hui Maurras, par un réflexe automatique. Maurras est réactionnaire, puisqu’il défend aussi bien la religion que la famille, la nation aussi bien que la tradition, et que, suprême archaïsme, il réclame un pouvoir héréditaire ! Donc, s’il est réactionnaire, c’est qu’il en tient pour l’écrasement de l’individu par la société, pour l’asservissement de la liberté du « Je » par la dictature du « Tout ».

Or, de toute sa vie, Maurras n’est jamais entré dans cette opposition simpliste entre l’Homme et la Société ; ce qu’il a opposé, c’est la civilisation à la barbarie.

Maurras n’a jamais attaqué le progrès ni l’émancipation ; encore faut-il, c’est pour lui la condition d’une marche vers la civilisation, les mettre au service d’un « nous », qui n’est pas le « eux », ni a fortiori le « Moi Je », lequel nous mène immanquablement sur le chemin de la barbarie, en sa version moderne qui est « la nature insatiable d’un désir qui essaye de se satisfaire par le nombre de ses plaisirs ».

Mais que l’on revienne au texte de 1901, à sa distinction entre les civilisations et la Civilisation, pour comprendre combien le débat actuel sur la croissance et le « développement soutenable » peut (et doit !) s’inspirer de ce que Maurras exprimait alors !

Après la mort de Mallarmé

Génie ou mystificateur ? Ou les deux à la fois ? Cette question, qui aura tant de fois été posée à propos de Picasso, de Roland Barthes et de bien d’autres, ne saurait s’appliquer à quiconque mieux qu’à Stéphane Mallarmé.

Mais il ne sert plus à rien de la poser aujourd’hui. Mallarmé est oublié, il ne représente aucun enjeu pour personne. De son vivant, il était célèbre, autant que Wagner dont il fut l’un des principaux exégètes, plus que les peintres impressionnistes qui étaient ses amis proches. Un siècle plus tard, tout le monde connaît Wagner, et des foules compactes se pressent chaque jour devant les portes du Musée d’Orsay. Mais qui saura restituer de mémoire une seule strophe de Mallarmé ?

Alors, génie ou mystificateur ?

À la fin de sa vie, sa poésie était devenue à ce point obscure que le monde littéraire en était par force partagé en deux camps : les admirateurs inconditionnels et les détracteurs systématiques.

Ferdinand Brunetière, dans la 15e leçon de son « Évolution de la poésie lyrique au XIXe siècle », se contente d’écrire dans la Revue Politique et littéraire du 17 juin 1893 :

D’autres raisons nous ont empêché de parler de M. Stéphane Mallarmé, dont la première est celle-ci, que nous n’avons pas réussi à le comprendre.

Après la mort de Verlaine, c’est Stéphane Mallarmé qui est élu Prince des Poètes. Le camp des admirateurs triomphe. La poésie, expliquaient-ils, doit s’affranchir des contraintes du sens et de la clarté pour mieux atteindre le sublime.

Trente mois plus tard, Mallarmé meurt à son tour. Et comme il est arrivé pour nombre de poètes et de littérateurs, c’est la critique post mortem, le bilan d’une vie dressé quelques jours plus tard par Charles Maurras qui constitue aujourd’hui la source la plus complète, la plus équilibrée, pour comprendre l’œuvre du défunt.

Maurras le contemporain manquait-il de « distanciation » ? En tous cas cela ne l’a pas empêché d’aller à l’essentiel et de savoir mettre pleinement en regard les deux termes de l’alternative. Même si on ne sait rien de Mallarmé, on comprend en lisant l’article de Maurras publié en 1898 ce que Mallarmé avait de réel génie poétique, et ce en quoi il mystifiait son monde.

Ce que les auteurs récents sont bien en mal de faire. Abscons en diable, Mallarmé est en effet une pâture rêvée pour tout ce que l’Université compte de Trissotins, un pensum classique pour tout mandarin désireux de torturer ses étudiants. Il lui a donc été consacré une multitude de thèses et de synthèses. On n’étudie plus Mallarmé, mais les études qui lui ont été consacrées ; plus tard, on en étudie les études d’études. On n’est pas dans la distanciation, mais dans le pur rite académique.

Donner un sens plus dur aux maux de la tribu…

Les résumés biographiques actuels de Mallarmé sont consternants. Comment le décrire avec les critères d’aujourd’hui ? Ce jouisseur ne fréquentait que les bordels les plus bourgeois ; difficile d’en faire un poète maudit, un réprouvé de la société, un persécuté. Oui, mais il était le familier des peintres d’avant garde, il avait des amis à la Revue blanche ? Alors le voici catalogué communard, républicain, dreyfusard. Il est incompréhensible ? Normal, c’était le fondateur de l’Art Moderne…

À côté de ces balourdises, le texte de Maurras nous vient comme une bouffée de fraîcheur et de lumière.

Publié le 5 novembre 1898 dans la Revue encyclopédique, alors que Maurras avait trente ans, il sera repris en 1923 dans le recueil Poètes édité par la revue Le Divan, enfin inclus dans le tome III des Œuvres capitales. Plus de cinquante ans après, Maurras revient sur Mallarmé dans la préface de La Balance intérieure :

Je ne fus nullement un négateur de Mallarmé et ne le deviendrai pas sur mes vieux jours. Mais j’ai le devoir de dire que l’inflation mallarméenne n’est pas non plus mon fort et j’aime mieux ne pas me ronger les pattes à déchiffrer des sens difficiles. La musique des mots y est toujours d’une extrême euphonie. Est-il nécessaire de la gonfler d’une philosophie qui en est trop absente ?

Jacquard, une préface en passant

Il y a peu de biographies de Joseph-Marie Jacquard, l’inventeur du métier à tisser. Si vous en recherchiez une, vous aurez de bonnes chances de tomber sur un livre édité à Genève en 1943. L’auteur en est un certain François Poncetton, et la préface est de Charles Maurras.

Mais que faisait donc Maurras en cette affaire ? C’est d’autant moins clair qu’il ne s’en explique guère, et qu’il précise au début de son texte qu’il n’est ni Lyonnais, ni en rien spécialiste du tissage, donc doublement peu qualifié pour cet exercice. Quant à François Poncetton, son nom est bien oublié aujourd’hui. On ne trouve pas trace de lui dans d’autres textes de Maurras, du moins dans les plus connus et accessibles.

Il se trouve que la Société des Gens de Lettres distribue chaque année un Prix Poncetton. Mais la documentaliste de cette Société s’est avérée incapable de nous en dire davantage sur cet auteur, sinon que son Prix avait été institué en 1970 à la suite d’un legs fait par sa veuve, suivant en cela ses dernières volontés testamentaires. Et aucune des références habituelles en matière de littérature ne semble contenir d’article Poncetton.

Nous n’avons pu réunir, par d’autres sources, que peu d’éléments. François Poncetton aurait été un médecin, né en 1875 et mort en 1950. Sa production littéraire est assez abondante ; outre Jacquard, il écrivit une biographie relativement connue de Duguay-Trouin, et de nombreux ouvrages traitant d’art ou d’ethnologie. Plus d’autres, sous des pseudonymes divers. Et, au milieu de tout cela, un opuscule paru en 1926, Paradoxes royalistes. Voilà qui nous rapproche du but.

Ces Paradoxes sont un dialogue entre deux interlocuteurs qu’il appelle « Moi » et « Mon Maître ». Sans préjuger davantage, on peut imaginer que les débatteurs y expriment des idées entre lesquelles l’auteur balance. Il y est question de la personnalité de Maurras, de la nature de la royauté, de la stratégie poursuivie par l’Action française et de son efficacité. Poncetton maîtrise parfaitement tous ces thèmes, montrant qu’il s’en tient informé, et qu’il a sans doute participé de près, mais on ne sait quand, aux activités du mouvement royaliste.

Ceci dit, Maurras ne s’en sort pas à son avantage. Certes, son génie est reconnu, de même que le courage et la droiture de ses compagnons ; mais en gros, Poncetton lui reproche de faire passer la France avant la royauté et d’avoir ainsi renforcé la République. Maurras n’aura sans doute que modérément apprécié la critique, même si Poncetton prend toutes les précautions nécessaires en la faisant endosser par le mystérieux « Mon Maître ».

En 1943, les nuages ont eu le temps de se dissiper et Poncetton, à la recherche d’un préfacier prestigieux pour son Jacquard, obtient l’accord de Maurras. Et celui-ci, qui ne peut ou ne veut se dédire, s’acquitte de sa promesse.

Mais on sent bien qu’il ne le fait pas avec le même enthousiasme qu’il mettra, quelques mois plus tard, à préfacer le Groumanduji de Maurice Brun. Un détail montre même qu’il n’a pas lu le livre, ne faisant que le feuilleter de loin ; lorsqu’il évoque le retour de Jacquard de l’armée, Maurras le décrit « heureux de retrouver sa chère Claudine », alors qu’il rentre désespéré par la mort de son fils qu’il avait accompagné au front. Et comme on comprend Maurras ! Le livre de Poncetton est fort médiocre. Si le style en est parfois brillant, ce style n’est mis au service d’aucun plan, d’aucune idée qui vaille. Les phrases s’allongent et s’égarent en festons inutiles ; ici l’on invente le détail d’un décor, là d’un paysage, ou même du temps qu’il fait. Ces images parfaitement inutiles et superflues n’ajoutent rien au sens, et ne parviennent pas à cacher la maigreur et les lacunes criantes de la documentation réunie.

Triste corvée dès lors, que d’écrire tout le bien qu’on pense d’un livre quand on n’en pense pas un mot ! Maurras ne se montre pas à son meilleur dans cet exercice de flagornerie. Et ceci nous renvoie bien entendu au contexte de cette fin de 1943, quand la guerre fait rage partout dans le monde, mais que la France, bien qu’entièrement occupée, semble rester miraculeusement en dehors du cœur du conflit. Maurras jouit d’un prestige inégalé, et les événements l’autorisent toujours à défendre, envers et contre tous, sa théorie de la ligne de crête, de la seule France, ni Axe ni Alliés ; isolé par sa surdité, par son entourage, par les hommages qu’il reçoit, ne voit-il pas que le monde bascule ?

Nous ne le saurons jamais, et nous ne connaissons que la suite de l’Histoire. Mais la voie reste libre, pour la fiction, pour l’uchronie. La préface du Jacquard nous en donne un petit élément.