Un regard de Maurras sur sa surdité

Nous vous proposons aujourd’hui un document publié au début de 1951 sous le titre Tragi-comédie de ma surdité.

C’est une brochure à faible tirage, imprimée à Aix-en-Provence sur grand papier, ce qui contraste avec la piètre qualité de la composition qui fourmille de coquilles, de plus en plus graves à mesure qu’on s’approche des dernières pages. Manifestement, Maurras n’a pas relu les épreuves. On peut également penser qu’il n’a pu relire la fin de son manuscrit, tant la rédaction devient parfois approximative, alors que la première moitié du texte est aussi précise que limpide.

D’après Roger Joseph qui semble en avoir commandité l’édition, la Tragi-comédie aurait été rédigée fin 1944, à la prison Saint-Paul à Lyon ; en fait elle est signée du 27 Janvier 1945. Sa publication six ans plus tard fait penser au Mont de Saturne, qui a connu un calendrier similaire. Compte-tenu de ce qui précède, nous n’avons aucune garantie sur la fidélité du texte publié au manuscrit original, dont nous ignorons en quelles mains il est passé pendant ces six ans.

Ces souvenirs parfois intimes, que Maurras griffonne à la hâte juste avant son procès, craignant que peut-être il ne devienne rapidement trop tard, jettent un éclairage nouveau sur ceux qu’il a publiés quinze ou vingt auparavant, dans les Quatre nuits de Provence ou dans la préface de La Musique intérieure. Nous y découvrons également comment la direction de l’Action Française s’est tant bien que mal accommodée de l’infirmité de Maurras, et comment celle-ci s’est brusquement aggravée au moment de l’Exode de Juin 1940 — détail capital pour comprendre le comportement du chef de l’Action Française pendant les années dramatiques qui ont suivi.

L’Idée de la décentralisation

Nous vous proposons aujourd’hui un texte composé en 1898, L’Idée de la décentralisation, qui a été repris en 1919 sous la forme d’une brochure diffusée par l’Action française.

Une version électronique de ce texte existe depuis un certain temps déjà sur divers sites, dont des sites amis. Elle est d’une relative bonne qualité, contrairement à nombre de numérisations fautives de Maurras qu’on trouve çà et là, et qui polluent plus qu’elles n’informent ; elle comporte néanmoins diverses erreurs et omissions. Nous nous sommes attachés pour notre part à rester au plus près du texte de 1898, et surtout à l’annoter suffisamment pour qu’il devienne pleinement compréhensible de nos jours.

Au début de cette année 1898, Maurras va sur ses 30 ans. Le sujet n’est pas nouveau pour lui, tant s’en faut ; la fameuse Déclaration des Jeunes Félibres fédéralistes date de 1892, et c’est également en 1892 qu’au cours d’un congrès réuni à Angers, les continuateurs de Frédéric Le Play fixent la position des catholiques sociaux sur l’administration territoriale du pays, sur les libertés communales et provinciales, sur la disparition du département ; Maurras, qui à cette époque écrit de temps à autre dans leur revue La Réforme sociale, reprendra ces principes à son compte et les portera, on peut dire quasiment sans changement, jusqu’à sa mort 60 ans plus tard.

Fédéralisme provençal, institutions décentralisées ; un troisième terme s’ajoutera à la synthèse maurrassienne en fin 1894 et 1895, fruit de sa rencontre avec Maurice Barrès à La Cocarde : c’est le fait identitaire, et le dangereux néant que provoque sa négation kantienne, comme l’illustre l’histoire des Déracinés.

L’Idée de la décentralisation est le troisième ouvrage publié en librairie par Maurras, après Jean Moréas en 1891 et Le Chemin de Paradis en 1895. Avec 48 pages, il s’agit plutôt d’une brochure, éditée par la Revue encyclopédique et imprimée par Larousse. Une brochure, donc pas tout à fait un livre, mais plus cependant qu’un article ; c’est en fait doublement un texte de transition.

Transition d’une part entre le jeune Maurras d’avant la trentaine, qui se révèle peu à peu avec des articles « alimentaires » dans lesquels il répond à une demande, comme il en livre par exemple à La Réforme sociale, et le Maurras de la flamboyante décennie qui va suivre, celle des constructions intellectuelles novatrices et de l’affirmation d’un style caractéristique, sa marque personnelle, classique et épuré : la décennie qui verra paraître Anthinea, Les Amants de Venise, l’Enquête sur la Monarchie, L’Avenir de l’Intelligence et le Dilemme de Marc Sangnier. Dans L’Idée de la décentralisation, la première partie marque la fin d’une époque, celle des dossiers documentaires, et la seconde le début de l’époque suivante, celle des synthèses politiques.

Transition d’autre part entre l’engagement intellectuel, volontiers exclusif et excommunicateur, et l’engagement politique, qui s’adapte aux circonstances et aux rapports de force. Maurras ne confond pas fédéralisme et décentralisation ; on lui sent bien l’envie de ne promouvoir que celui-ci et de dénoncer celle-là comme insuffisante ; mais il s’en abstient, et il présente en quelque sorte la décentralisation comme une première étape, un passage nécessaire, vers un authentique fédéralisme.

Il est intéressant par ailleurs d’observer comment Maurras analyse et hiérarchise en 1898 les arguments inverses, ceux des jacobins, ceux des divers courants centralisateurs, et quelles réponses il leur oppose.

Cinq catégories sont ainsi distinguées.

La première est celle des conservateurs qui voient dans la centralisation napoléonienne un excellent moyen de contrôler le pays et l’opinion publique. Maurras fustige ce calcul à courte vue qui fut celui du duc d’Angoulême ; et il reprend les réflexions de son neveu le comte de Chambord, expliquant l’échec de la Restauration par le fait qu’elle n’a été qu’une restauration par en haut, et que, n’ayant pas rendu à la France ses libertés organiques traditionnelles, elle n’a pas su se faire suffisamment aimer du peuple.

La seconde est celle des conservateurs qui se veulent modernes, et qui tout en s’affirmant attachés à la défense des particularismes locaux et régionaux, conviennent que ceux-ci appartiennent au passé et que l’effet normal de l’éducation et du développement économique est de conduire les hommes à s’en détacher progressivement. C’est l’opinion des libéraux de la Revue des Deux Mondes, qui opposent universalisme et enracinement. Maurras au contraire affirme que l’homme ne peut s’approcher de l’universel qu’en restant fidèle à ses racines.

La troisième est celle de nos modernes souverainistes jacobins. Maurras met l’argument dans la bouche d’Émile Faguet, qui est alors la référence incontournable de la critique littéraire : face aux menaces extérieures, ce serait affaiblir la Nation que de décentraliser l’État. Maurras n’a pas de mal à démontrer qu’il est stupide d’opposer unité et diversité, et qu’un État n’est jamais aussi fort que quand il est recentré sur ses missions essentielles et que les provinces ne le perçoivent pas comme un oppresseur.

La quatrième, toujours énoncée par Émile Faguet, est celle du déterminisme technologique et en particulier des effets du développement des transports. Le fait d’aller facilement d’un endroit à un autre conduirait immanquablement à augmenter les échanges et par voie de conséquence l’uniformisation. Pour Maurras, ce n’est pas là une fatalité, mais un risque, et une raison supplémentaire de décentraliser pour s’en prémunir.

Enfin la cinquième série d’arguments est celle véhiculée par la Revue Blanche, expression de l’intelligentsia tolstoïenne et pacifiste, du parti de l’individu libéré contre tous les partis de la société opprimante. Maurras s’en prend à son plus jeune et plus brillant représentant : Léon Blum, dont le discours semble se résumer à « Familles, je vous hais, Provinces, je vous hais, Traditions, je vous hais ! » Car Léon Blum, contrairement aux personnages précédents, a parfaitement compris et fait sienne la signification des Déracinés ; mais c’est pour s’y opposer frontalement, bloc contre bloc, système contre système. La controverse sereine est rendue impossible, surtout pour Maurras, qui vit dans sa chair l’enracinement comme condition, comme substrat indispensable à sa propre liberté, à son propre épanouissement.

Comme on le voit, ces cinq thèses opposées à la décentralisation sont toujours d’actualité !

En 2002, à l’occasion du cinquantenaire de la mort de Charles Maurras, le professeur Claude Goyard avait rédigé une présentation de L’Idée de la décentralisation dont nous reprenons l’essentiel ci dessous :

Maurras avait trente ans. Depuis dix ans il vivait du rayonnement de Mistral (rencontré en 1888) et des idées brassées avec Frédéric Amouretti.

Nous sommes à la fin des années 1890, période d’intense jaillissement intellectuel ; Maurras emploie ses étonnantes facultés de création à s’emparer de tout : poésie, philosophie, et au surplus la politique. Le voici qui bute sur le concept de décentralisation.

Le fait est singulier ; il nous importe et nous bouscule : Maurras médite la manière d’assurer le passage du principe fédératif, qu’il hérite de Mistral et qu’il voit exploité dans tous les sens par Amouretti, à la théorie que l’on appelle décentralisation administrative ou l’inverse.

Maurras a reçu en héritage moral le principe fédératif de Mistral, dont il serait réducteur de rappeler qu’il avait une formation universitaire de juriste, et Frédéric Amouretti, qui avait le goût de l’histoire et de la politique, a fini de le convaincre. Ce sont probablement les discussions avec Amouretti qui vont donner forme à son intelligence du fédéralisme. Les leçons d’Amouretti sont claires : il n’existe qu’un seul système qui puisse concrètement assurer la liberté d’action des provinces, des pays, des régions dans les domaines qui leur appartiennent naturellement et qui les touchent le plus : ce système c’est le fédéralisme, le seul qui garantisse la conservation de la langue maternelle et des caractères innés d’une culture nationale.

Or, le mode d’organisation de l’espace territorial et des collectivités en France depuis la fin de l’Ancien régime est le centralisme au service de l’État unitaire. Peut-on s’obstiner à défendre le principe fédéral ? Et faut-il aller jusqu’à faire éclater le cadre historique et politique français ?

Pour Amouretti, suivant le précepte de Mistral, il n’est pas brutalement question par la voie radicale du séparatisme de s’enfuir de l’ensemble français. Mais si l’on veut « garder la langue » et retrouver la clef de l’identité nationale et provençale il faut, simplement dans la logique de tout système de type fédéral, en venir à une définition des compétences qui doivent appartenir à l’État et, d’autre part, de celles de ces compétences qui doivent revenir aux organes représentatifs des entités fédérées, ou à fédérer : la culture, l’instruction publique et l’enseignement, les communications, le commerce et les services marchands.

Tel est bien l’objectif qui restera au fond de sa pensée et pendant toute sa vie, celui de Mistral, ce qu’avait perçu avec sa clairvoyance habituelle Georges Vedel. Il est temps de reprendre le magnifique exposé du doyen Vedel sur la pensée de Mistral, Le dernier témoin du Printemps des Peuples, et sur Maurras dans l’ouvrage collectif Le Fédéralisme, publié par l’Institut d’Études Juridiques de Nice, P.U.F. 1956, p. 60-63 et 66-70.

La décentralisation est la méthode d’administration territoriale qui consiste pour l’État à conférer aux organes élus par les collectivités locales des compétences juridiques et des pouvoirs de décision effectifs assortis des moyens financiers nécessaires pour l’accomplissement des tâches que les lois de l’État veulent bien laisser assumer par les collectivités. Dans l’époque à laquelle nous nous reportons, les années 1891-1898, l’on commençait à peine à parler de décentralisation.

Il n’est pas contestable qu’au moment où Maurras s’empare de la notion de décentralisation, le discours ordinaire a tendance à confondre décentralisation et régionalisme sans trop savoir par quel bout prendre le problème et surtout sans oser s’attaquer de front à la question du fédéralisme qui fait peur. En fait classe politicienne et milieu journalistique étaient d’accord pour donner l’impression qu’il n’était pas mauvais de donner un peu plus d’importance aux provinces, sans aller dans les détails.

La Déclaration de 1892 des jeunes félibres fédéralistes de Paris, inspirée par Maurras et lue par Amouretti, sans aller jusqu’aux détails, posera, elle la vraie question. L’essentiel est de savoir quels sont les droits publics collectifs que l’on veut reconnaître aux populations dans les régions : c’est ce que démontre Maurras en 1898.

Le défi est lancé ; dès lors trois attitudes vont se manifester autour de lui :

Il y aura d’abord les gens qui, par réflexe jacobin ou tétanisés à la perspective d’une remise en cause des structures territoriales de la République s’accrochent à l’unité de l’État : « Par les structures, n’est-ce pas le régime que l’on vise ? »

On rencontre aussi dans la société de plus en plus d’amateurs qui se contentent d’une aimable exaltation des charmes et des valeurs d’un régionalisme bon-enfant, le folklore, la cuisine et les produits des terroirs, un peu de patois dans les conversations sur le seuil ou au comptoir des cafés du Progrès.

Il y a enfin le petit nombre de ceux qui vont s’engager dans le long débat d’idées (il n’est pas terminé encore en 2002) pour promouvoir le principe d’une redéfinition et d’une reconnaissance des droits fondamentaux ; d’abord l’usage et la liberté d’enseignement de la langue.

Lorsque l’on considère aujourd’hui les acquis de la décentralisation après les étapes qui ont marqué le processus de la décentralisation administrative (naissance des circonscriptions d’action régionale, consécration des régions dotées du statut constitutionnel de collectivité territoriale, apparition de la législation de 1982-83), l’on constate que l’on a oublié de réaliser une décentralisation culturelle et linguistique qui ne saurait se satisfaire du soutien publicitaire et de subventions en faveur des festivals d’été.

La décentralisation est étriquée, parce qu’elle n’est qu’administrative. C’est le fédéralisme qui change la nature de l’association entre les entités. Or une nation a une langue. Tout est là : la nation, son langage, sa culture ; et, dans cette perspective, le fédéralisme.

Comment se fait-il qu’en 1898 Maurras qui venait de nourrir pendant sept ans les concepts évoqués par Amouretti, ait décidé de lancer L’Idée de la décentralisation ? Faut-il admettre qu’il aurait conclu que, dans le fond, il n’y avait pas de différence insurmontable entre fédéralisme et décentralisation ?

Ce serait contre-sens. Maurras était connaisseur des mots ; il avait horreur d’entretenir le flou. Il fallait que les mots eussent un sens. Il a donné « le mot de la fin », l’explication, en deux occasions. L’on ne peut donc pas prétendre que pour lui en définitive, les deux notions étaient équivalentes.

Il l’a donné, le mot de la fin, dans ce qu’il appelle lui-même lou mot de Santo Claro : « Que les institutions provinciales s’épanouissent à partir de la province et soient organisées par elle ; voilà l’idée fédéraliste. Qu’elles soient expédiées de Paris ; qu’au lieu d’être semées dans leur territoire naturel, elles arrivent, toutes faites et prêtes, comme les plantes qui parfois voyagent avec leurs feuilles et leurs fleurs mais qui passent vite et meurent loin du sol où elles ont poussé : voilà la décentralisation. »

Il l’a écrit en provençal dans le texte Fédéralisme ou Décentralisation : « Pour des mots nous n’irons pas chercher querelle » : tant mieux, donc, si l’on commence par la décentralisation.

Mais Maurras était bel et bien fédéraliste : il l’exprime une nouvelle fois, dans les quatre lignes que précisément l’on trouve à la fin de L’Idée de la décentralisation : « Qui voudra réorganiser notre nation en devra recréer les premiers éléments communaux et provinciaux. Qui veut réaliser le programme nationaliste, doit commencer par une ébauche de fédération. »

Anatole France, la Paix et le désastre de 1940

Nous vous proposons un texte de novembre 1940 : Aux mânes d’un Maître.

Charles Maurras a toujours témoigné une grande admiration, une profonde connivence allant jusqu’à une sorte de reconnaissance filiale, vis-à-vis d’Anatole France qui était son aîné de 24 ans. Et pourtant, Anatole France était dreyfusard, républicain, ami des socialistes…

Maurras le sait et s’en accommode. L’indépendance d’esprit d’Anatole France le séduit, et le rassure ; il sait trouver dans l’œuvre de son Maître assez de passages réactionnaires pour en faire son miel, et il ne lui tient pas rigueur de ses engagements à gauche, qu’il assimile à des caprices sans conséquences ; mieux, il se plaît à retrouver, dans la défiance manifestée par Anatole France à l’égard du christianisme ou de la bourgeoisie, l’écho d’inspirations qu’il a lui-même cultivées au temps de sa jeunesse. Continuer la lecture de « Anatole France, la Paix et le désastre de 1940 »

Tolstoï, l’illuminé devenu anthropophage

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Cet Anthropophage est un conte sur le romancier russe Tolstoï.

Dès 1896, donc après la publication du Chemin de Paradis, Maurras écrit un conte sur Léon Tolstoï. C’est une attaque en règle contre l’humanitaire et la sensiblerie professés par le vieux gourou russe, dont Maurras peut constater et déplorer l’influence sur une grande partie des milieux littéraires français ; le pacifisme de Tolstoï agit en effet chez les dreyfusards comme un encouragement à la surenchère anti-nationale. Mais le conte n’est pas publié.

Cinq ans plus tard, le premier prix Nobel de littérature échappe à Léon Tolstoï, qui se voit préféré le poète français Sully Prudhomme, peu apprécié par la Revue blanche, organe de l’intelligentsia tolstoïenne et dreyfusienne.

En 1908, dans un article de L’Action française consacré à l’anti-militarisme, Maurras fait brièvement allusion au conte composé douze ans plus tôt. Deux ans après, Tolstoï meurt dans des conditions restées assez mystérieuses.

Et ce n’est qu’en 1931 que Maurras, retrouvant ses notes de 1896, les refond et les publie sous le titre L’Anthropophage. Il s’amuse à expliquer que, doté d’un sens aigu de la prémonition, il avait prévu avec quatorze ans d’avance les vraies raisons de la mort de l’écrivain ; ces jeux du retour sur le temps reviendront plus tard sous sa plume dans divers textes, notamment dans Le Mont de Saturne.

L’Anthropophage se donne un petit air de mystère, vite estompé : Tolstoï n’y est jamais nommé. Mais le « Comte T… » en a tous les attributs : le rang, les prénoms, la maison d’Iasnaïa. À un moment, surgit dans le récit allégorique cet autre histrion dans la philosophie que fut Marcellin Berthelot, lui aussi sous un nom à peine contrefait.

L’Anthropophage ne fut publié qu’en livre d’art sous emboîtage, tiré à un peu plus de mille exemplaires. Il est orné d’un portrait de Maurras gravé par Édouard Chimot, contient sur deux pages un fac-similé du manuscrit du début de la préface, et huit illustrations.

Pour comprendre ce qu’était l’influence de Tolstoï au temps où Maurras écrivait la première version (inconnue de nous) de son conte, voici ce qu’en écrivait Léon Daudet dans ses Souvenirs Littéraires publiés en 1925. Tolstoï y est abordé entre Wagner et Ibsen ; le commentaire, aujourd’hui impubliable mais que nous reprenons en intégralité, se termine par une évocation de la mort de Tolstoï, écrite bien avant que l’auteur ait pu prendre connaissance du texte de L’Anthropophage.

La période de l’Entre-deux-guerres, qui va de 1885 à 1898 environ, marque en littérature comme en musique un obscurcissement singulier de l’esprit français. Les plus éclairés parmi nos compatriotes se cherchent et ne se trouvent point. Une vogue excessive, dans laquelle il entre plus de snobisme que de discernement, va à quelques étrangers représentatifs ou considérés comme tels (…)

Tourgueniev, homme envieux, perfide et qui possédait de nombreuses relations en France, avait fait tous ses efforts pour tenir sous le boisseau son ancien ami et concurrent heureux Léon Tolstoï. Mon père, néanmoins, lut Guerre et Paix qu’on venait de traduire dans notre langue, et en fut enthousiasmé. Il parlait de ces trois volumes à tous ses amis. Il ne cessait de les citer. Il en savait des passages par cœur. Vers le même temps, Melchior de Voguë publiait ses études sur le roman russe. Cette admiration pour le grand écrivain et observateur de Guerre et Paix et d’Anna Karénine rencontra la vague anarchique, pacifiste et révolutionnaire qui s’attachait au genre de vie rustique, paradoxal et falot de l’apôtre d’Yasnaïa Poliana. La sottise humanitaire, conséquence de notre humiliation et du traité désastreux de Francfort, se mit sur Tolstoï, adopta, prôna, encensa démesurément, et pour tout le côté caduc et désuet de son œuvre, le grand vieillard aux yeux d’eau et de rêve. L’ancien levain des Misérables et les attardés du romantisme fermentèrent de nouveau avec Résurrection. Les pessimistes formés à l’école de la métaphysique allemande, d’Hartmann et de Schopenhauer, se ruèrent sur La Puissance des Ténèbres. Le troupeau absurde des démocrates chrétiens, en quête d’une hérésie nouvelle qui devait être, vingt ans plus tard, le modernisme, se mit à pousser, autour du faux évangéliste, des bêlements de joie.

Dans le monde des gens de lettres, des professeurs d’université, des politiciens, des magistrats, des journalistes et des oisifs, ce fut à qui réhabiliterait la prostituée, le souteneur, la proxénète et le malandrin. Ce fut, pour employer le jargon de l’époque, à qui se pencherait sur les enfers de la société, en extrairait et en chérirait les plus sordides et les plus flasques échantillons. Le bagnard prit une auréole. Les déclassés des deux sexes devinrent des sujets d’attendrissement, des dessus de pendules moscovites. Il n’y eut plus de franches canailles, mais de pauvres gens, précocement dévoyés et que de bonnes paroles, des conférences appropriées, auraient tôt fait de remettre dans le droit chemin. Maurice Pujo, dans sa belle pièce satirique Les Nuées, a fait un véridique tableau de ces aberrations d’après ses souvenirs de l’Union pour l’Action Morale. Il y eut là, en effet, pendant plusieurs années, une source jaillissante de comique. Le gobe-mouches Henri Bauer, invraisemblable primaire à tête de Dumas père, qui pontifiait à l’Écho de Paris de Valentin Simond, alignait des colonnes de prêche laïque sur la non-résistance au mal par la violence, qu’il interrompait soudainement pour éreinter une pauvre vieille actrice du nom de Léonide Leblanc.

De cette non-résistance au mal, il n’était pas un banquier, pas un pilleur d’épaves, pas un déchet de tripot, pas un usurier de Paris, qui ne parlât avec les larmes aux yeux. Les frères Natanson, Alexandre et Thadée (il fallait entendre Forain prononcer, en accentuant le T, ce prénom de Thadée !), étaient directeurs d’une Revue blanche où ces insanités faisaient florès. Thadée avait une barbe noire, un masque empâté de sémite gras. Alexandre avait les yeux blancs d’un lapin albinos, le poil sec d’un Hébreu employé de banque. Ils s’étaient adjoints :

– un phénomène anarchiste à tête de Yankee de caricature, du nom de Félix Fénéon ;

– Lucien Mühlfeld ;

– un sémite jouant les jolis garçons avec un chapeau mou à l’artiste et un tout petit nez droit dans une physionomie trop régulière (cette sous-variété est horrible) appelé Léon Blum ;

– l’absurde logicien Rémy de Gourmont et quelques autres symbologhettos.

Tout ce monde-là pontifiait, dogmatisait, tolstoïsait, s’apitoyait, Ysnaïait-Polianait en cadence, déclarait qu’on ne verrait plus jamais, jamais la guerre, qu’il était absolument inutile de s’y préparer, que l’on se foutait de l’Alsace-Lorraine, qu’elle ne valait pas le petit doigt de pied, que les militaires étaient les plus bêtes des hommes, que la patrie était un mythe et un mythe odieux, etc., etc. Il y aurait un choix effarant à faire de ces insanités, qui s’abritaient sous la grande renommée du bonhomme Tolstoï. Le pauvre vieux fou, par ses disciples, aura certainement contribué à notre manque de préparation à la guerre. Méfions-nous du millionnaire et aristocrate en sabots, qui retape sa blouse et son pantalon lui-même. Méfions-nous des loups ravisseurs qui viennent vêtus de peaux de brebis, dit le véritable Évangile.

Périodiquement, afin de réchauffer le zèle des prosélytes, un enfant de chœur du tolstoïsme faisait le voyage d’Yasnaïa et rapportait, au retour, ses impressions et celles du maître. Léon Nicolaïevitch semblait avoir gardé toute sa géniale ironie pour ses œuvres, tant ses appréciations sur la littérature française étaient absurdes et enfantines. Je ne me rappelle pas le détail. Mais, sollicité par son interlocuteur, il ne manquait pas d’attribuer une grande importance, dans le mouvement des esprits contemporains, à Rémy de Gourmont, à Léon Blum et aux frères Natanson. Ensuite il recommandait de boire de l’eau, de ne pas fumer, de s’abstenir de viande rouge, de faire comme les frères Doukhobors et de refuser le service militaire. Henri Bernstein, dramaturge selon l’éthique de la revue des Natansons, a suivi ce conseil, mais ça ne lui a pas trop bien réussi.

Léon Tolstoï, personnage amer et tragique, que de fois j’ai songé à toi, à ce mélange de sublimité et de sottise qui fit ta profonde originalité, et à ta funeste influence ! Ô fils métaphysique de Rousseau, bien plus noble certes que ton père, comment alliais-tu la perspicacité la plus aiguë quant aux hommes, et le plus noir aveuglement quant aux idées ? Comment te retrouvais-tu toi-même, lorsque tu te cherchais âprement, ô solitaire ? C’est surtout ta fin qui me hante, ta fin errante et désespérée, où tu fus poursuivi, j’en suis sûr, par tous tes fantômes contradictoires, ta propre pitié muée en colère et ton humilité muée en orgueil.

La Revue blanche a existé de 1889 à 1903. Alexandre Natanson en assura la direction entre 1891 et 1902.

Corps glorieux

Corps glorieux ou Vertu de la Perfection est un livre d’art édité en 1928 chez l’imprimeur Léon Pichon, puis l’année suivante chez Flammarion. Maurras présente ce texte comme un prolongement immédiat de la préface de La Musique intérieure ; c’est également une suite au Tombeau du Prince puisque Maurras précise qu’il en a rédigé l’essentiel lors de son passage à Rome, au retour de Palerme où il s’était rendu pour les funérailles du duc d’Orléans.

Un large extrait en avait déjà été publié dans le numéro de Noël de L’Illustration du 4 décembre 1926. Le texte sera ensuite repris, en 1937 dans Les Vergers sur la Mer, en 1939 dans Le Voyage d’Athènes, puis dans les Œuvres capitales. Il ne sera donc livré au grand public que plus de dix ans après son écriture ; peut-être faut-il y voir un effet de la condamnation vaticane de fin 1926. En effet, cette réflexion philosophique sur la Mort, écho lointain de la découverte d’Athènes que fit Maurras en 1896, n’est pas explicitement anti-chrétienne, mais n’aurait pas manqué de passer pour telle dans le climat de polémique avivée qui suivit immédiatement la condamnation. Maurras préféra dès lors une diffusion confidentielle à ses amis bibliophiles.

Très court (moins de 5 200 mots) par rapport à sa densité, truffé de citations mythologiques, poétiques et littéraires, Corps glorieux ne fait aucune incursion dans l’actualité ni dans la modernité. Mais il suffit d’un peu d’attention au lecteur d’aujourd’hui pour en saisir toute la charge subversive, et mesurer toute la distance entre la Mort athénienne que chante Maurras et la « fin de vie » proposée par notre actuel modèle social hédoniste et mercantile.

xx legend : Le bas relief mortuaire d’Heghêso évoqué par Maurras

La Bataille de la Marne

Maurras décrit longuement la genèse de La Bataille de la Marne dans sa préface de La Musique intérieure et se demande s’il la finira un jour. Non seulement elle restera inachevée — la septième partie se poursuivant, après la quatrième strophe, par des pointillés suggérant que de nouveaux vers sont attendus — mais elle ne sera plus republiée en intégralité. Dans les Œuvres capitales, Maurras se contente de reprendre les quatre strophes de la première partie.

La première édition date du 1er septembre 1918, dans la revue Le Feu. Elle comprend les trois premières parties et une strophe de conclusion qui deviendra ensuite la première de la quatrième partie. La totalité des 47 strophes est publiée dans l’Almanach de l’Action française pour l’année 1919, et reprise sous forme de fac simile du manuscrit en 1923, aux éditions Édouard Champion, puis dans La Musique intérieure. La fin de la rédaction date donc des derniers jours de 1918.

La Bataille de la Marne se veut un poème épique. Maurras ne s’y contente pas de chanter la bravoure et le mérite des armées françaises, il insulte, il détruit, il anéantit l’ennemi allemand. Derrière le langage poétique, toujours plus difficile à décrypter en première lecture que ne peut l’être un article de journal, l’expression de Maurras est d’une très rare violence, d’une outrance pleinement revendiquée. L’Allemand est resté un Barbare, un être malfaisant, un bâtard, impropre à recevoir les bienfaits de la civilisation ; il fut certes jadis, grâce à la Chrétienté, sur le point d’accéder à une pleine humanité, mais la révolte nihiliste de Luther l’a fait retomber dans son Walhalla primitif d’où rien de beau, rien de construit, rien de pensé ne peut sortir.

C’est dans la troisième partie que l’attaque atteint son summum ; un seul vers sur ces soixante justifierait aujourd’hui une indignation planétaire !

Ce n’est que dans la strophe de conclusion que l’on retrouve un peu de rationalité ; comme l’a fait en d’autres temps Tyrtée le Spartiate d’adoption, le poète en armes se doit d’insuffler chez le soldat une haine inexpiable de l’ennemi. L’acte de guerre doit être sublimé en œuvre pie, en croisade civilisatrice. C’est à ce prix que le combattant pourra se surpasser.

Maurras cependant développe aussi une leçon politique ; que l’on ne s’apitoie pas sur le triste sort de l’Allemand ! Celui-ci cherchera à nous amadouer, à regagner par la négociation et la fourberie de son caractère ce qu’il a perdu sur le champ de bataille. Non, il faut être sourd à toute compassion, et ne rien lâcher.

Mais il ne faut pas que la violence du propos occulte trop, pour le lecteur d’aujourd’hui, la qualité poétique intrinsèque de l’ode. Dans son dernier article, publié dans Le Mercure de France du 1er novembre 1918, soit huit jours avant sa mort, Guillaume Apollinaire rend un vibrant hommage à l’écriture de Maurras :

(…) Ce long fragment offre d’autant plus d’intérêt qu’on y peut voir que le goût légitime de M. Charles Maurras pour les règles et la tradition ne l’aveugle point sur l’utilité de les observer superstitieusement. Ces vers ressortissent au genre de ce qu’on appelle « le vers libéré ». On y fait rimer le pluriel avec le singulier, et la rime devient parfois si faible qu’elle confine à l’assonance ; l’hiatus même y laisse se heurter deux voyelles.
Du reste, la liberté avec laquelle M. Charles Maurras a osé aborder le ton de l’ode n’ôte rien au nombre de ses strophes, à la fermeté de sa langue, à la recherche d’une pensée qui même en pindarisant sait s’exprimer simplement et harmonieusement. Ses modèles, à mon sens, ne se trouvent ni au XVIIe, ni au XIXe, ni au XXe siècle ; ce sont Pindare et Ronsard. Mais tout le monde n’a pas compris la qualité de ces divertissements. Le goût de la jeunesse est aujourd’hui si divisé ! Ils aideront toutefois à combattre la tendance que l’on a, dans certains milieux, à se laisser troubler beaucoup plus que de raison par les centons et les pastiches dont la perfection n’emporte nullement la légitimité et qui peuvent bien amuser le lecteur sans honorer leur auteur, chez qui ils décèlent plus d’habileté et de bonheur que de talent.

L’autorité d’un Maurras peut encore servir, quand on remarquera la simplicité de ses vers, à se laisser aller avec moins de complaisance et seulement en souriant, à goûter la subtilité et l’excessive afféterie des courtes pièces de vers de certains prosateurs qui gongorisent sans mallarmiser le moins du monde. Enfin, les astuces d’un maître si traditionaliste que l’est le rédacteur en chef de l’Action française, montrent assez que l’audace est bien dans la tradition des lettres françaises et que les innovations peuvent bien être et sont généralement le fait des plus cultivés, de ceux qui, tout en ayant le plus de dons ont également le plus de métier.

Quand on laboure un champ, il faut que la terre soit promptement retournée, de façon à ce que toutes les particules du sol soient tour à tour et d’année en année exposées au soleil. Il en est de même de la langue. Du moment qu’un auteur se conforme à l’usage du point de vue de la syntaxe et du vocabulaire, et sauf les exceptions qui viennent confirmer cette règle, il doit, dans une matière aussi conventionnelle que l’expression poétique, être laissé libre d’en approfondir toutes les ressources, de tout remanier à son gré, pour le plus grand bien de la langue qu’il travaille à rendre plus nette, plus claire, plus riche et plus belle, et pour le plus grand profit de l’esprit humain.

Au contraire, les prétentions des puristes et des grammairiens, quand elles vont à des excès, ne servent de rien qu’à appauvrir le langage, qu’à éteindre l’imagination des poètes et qu’à préparer la mort de la langue. Les poèmes de Maurras donnent une leçon de mesure. On peut en faire son profit dans tous les camps littéraires.

Ces lignes, écrites juste avant l’Armistice, répondaient aux seize premières strophes, parues dans Le Feu deux mois auparavant. S’il avait pu lire les trente et une suivantes, Guillaume Apollinaire n’aurait sans doute pas changé d’avis.