Du nationalisme à la laïcité

Le tome II des Œuvres capitales de Charles Maurras, sous-titré Essais politiques, s’achève par un texte court au titre prometteur : L’Avenir du nationalisme français.

En exergue, on y lit la mention suivante :

Ces pages forment la conclusion
du mémorial publié sous le titre
POUR UN JEUNE FRANÇAIS
chez Amiot Dumont, Paris, 1949

En fait, le chapitre intitulé L’Avenir du nationalisme français ne constitue pas vraiment la conclusion de l’ouvrage Pour un jeune Français, mais en est la dixième partie (sur douze). D’autre part, il y a eu une réduction significative de taille entre le texte de 1949 et celui, posthume, de 1954 : on passe de 7130 mots (43160 caractères) à 2950 (17350 caractères). Les coupures portent sur des incidentes diverses concernant l’histoire de l’Action française, dont une longue explication sur l’antisémitisme, ainsi que sur tous les passages polémiques ou évoquant des polémiques passées.

L’édition des Œuvres capitales ne mentionne pas l’existence de ces coupures et ne comporte que très peu d’ajouts destinés à en faciliter la lecture, ce qui rend parfois celle-ci malaisée, certains paragraphes encadrant les coupures se succédant sans transition évidente. Mais au moins le texte, ainsi expurgé et adouci, devient-il homogène, alors que dans la version d’origine, l’exercice de pure réflexion prospective auquel se livre Charles Maurras est sans cesse interrompu par des séquences de souvenirs ou de controverses. Le résultat en devient même presque consensuel et intemporel.

Nous avons pour notre part choisi de signaler les emplacements des coupures par des […], mais sans donner ici davantage d’indication sur leur longueur ou leur contenu.

C’est intentionnellement, et bien sûr avec une pointe de provocation, que nous utilisons ici le mot de laïcité pour désigner ce que pourrait être une incarnation moderne du nationalisme maurrassien. Certes, ce mot de laïcité est galvaudé, polysémique autant que polémique, et tient dans maints discours une fonction de totem, de « grue métaphysique » selon l’expression de Paul Lafargue. Mais pas plus que d’autres mots semblables ; et c’est celui-ci, mieux que bien commun, mieux qu’intérêt collectif, qui transcrit au plus près, d’après nous, la pensée que Maurras exprime dans son Avenir du nationalisme français.

Nous n’y pouvons rien, mais le mot de nationalisme n’a plus, et ne retrouvera certainement jamais, le sens que Barrès lui a défini dans ses Scènes et Doctrines du nationalisme (1902). Quant à l’idéal politique que Maurras construit pas à pas dans l’Enquête sur la monarchie sous le nom si souvent mal compris de nationalisme intégral, il en donne un demi-siècle plus tard dans le même Pour un jeune Français, au chapitre 8.4, cette définition éclairante :

Lorsque nous rencontrâmes cette double notion, si riche, de l’État-Un et de son autorité-née, des États multiples et de leurs libertés-nées, nous appelâmes « Nationalisme intégral » le régime qui satisfait ainsi aux deux postulats de l’existence politique (ou indépendance nationale) et de la vie sociale (ou libertés civiles), ces deux aspirations de la France contemporaine.

Définition qui nous amène bien loin de ce « nationalisme poussé à l’extrême » auquel les adversaires de Maurras ont réduit sa pensée, sachant qu’en plus, de nos jours, le nationalisme n’est lui-même qu’un « patriotisme poussé à l’extrême ». Comme l’extrême est souvent entendu au sens du pire, et que l’extrême est ici au carré, l’extrême de l’extrême, on aura vite conclu au « pire du pire ».

Dans l’Avenir du nationalisme français, Maurras ne revient pas, bien entendu, sur le mot de nationalisme. Il rappelle d’ailleurs très simplement qu’« un mouvement de nationalisme français ne sera complet que par le retour du roi. »

Mais en attendant cette échéance, lui qui a entraîné ses amis à « travailler pour 1950 », qui ne doute pas qu’ils continueront de « travailler pour l’an 2000 », ce à quoi nous pouvons ajouter, en accord purement temporel avec les zélateurs du réchauffement climatique, « et maintenant pour 2050 », en attendant donc cette échéance, quels facteurs favorables à un dépassement des antagonismes partisans Maurras voit-il poindre à l’horizon ? C’est là qu’on le voit tourner autour du mot de nationalisme, aussi bien que de l’expression nationalisme intégral, comme s’il voulait à toutes forces établir un consensus et prévenir l’image caricaturale du pire des pires. Et il va en égrener une litanie de synonymes approchants ou imparfaits : l’intérêt national, l’intérêt français, l’intérêt public, le Bien positif, tous devenus le plus indispensable des compromis.

C’est en rentrant dans l’argumentation que le substitut le plus adéquat vient s’imposer, bien que Maurras ne l’utilise pas. D’ailleurs, le terme de laïcité est rare dans toute son œuvre, et n’y est guère utilisé qu’à propos de l’éducation. Que dit-il en effet ? Que la société française est traversée de désaccords profonds sur le plan philosophique ou religieux, et par conséquent qu’aucune décision collective ralliant l’accord de tous, ou de presque tous, n’est possible si celle-ci doit se fonder sur des prémisses ou des fins dernières d’ordre moral, philosophique ou a fortiori religieux. Il ne reste dès lors que l’intérêt commun, réduit à ce qui assure un minimum nécessaire de paix sociale, enjeu bien modeste en regard des rêves de l’esprit, mais dont Maurras refuse qu’il leur soit inférieur en mérite ou en dignité.

Ce Bien ne sera point l’absolu, mais celui du peuple français, sur ce degré de Politique où se traite ce que Platon appelle l’Art royal, abstraction faite de toute école, église ou secte…

Le divorce, par exemple, étant considéré non plus par rapport à tel droit ou telle obligation, à telle permission ou prohibition divine, mais relativement à l’intérêt civil de la famille et au bien de la Cité…

Nous n’offrons pas au travail de la pensée et de l’action une matière trop inférieure ou trop indigne d’eux quand nous rappelons que la paix est une belle chose ; la prospérité sociale d’une nation, l’intérêt matériel et moral de sa conservation touche et adhère aux sphères hautes d’une activité fière et belle…

C’est ainsi que la France en sortira, et que le nationalisme français se reverra, par la force des choses…

Nationalisme, tout cela ? Au sens maurrassien, sans doute. Mais dans le langage actuel, les trois premières propositions ci-dessus relèvent de la laïcité de l’État, certes plus au sens où l’entend l’Église qu’à celui qu’emploient ou ont employé maints ministres laïcistes de l’Éducation.

Alors, une vraie laïcité, avenir du nationalisme français ? C’est en tous cas ce que Maurras semble bien nous suggérer.