Maurras germanophobe : l’hubris anti-boche

Cavalerie française 1914

La germanophobie de Maurras est volontiers outrancière. On en trouve un exemple dans son article quotidien du 13 août 1914 intitulé « Le fédérateur allemand ». Rien n’y manque : l’Allemand est grossier, inculte, mesquin, barbare, fanfaron, somme toute ridicule et méprisable, et bien sûr il a la tête romantique, crime capital. On devine qu’il sent probablement mauvais et l’on se demande si quelque trait romain ne va pas ressurgir tout armé en latin pour compléter l’horreur que doivent inspirer les sombres forêts de la farouche Germanie, par principe rétives à tout ce que les Gallo-romains reçurent d’heureuse civilisation. C’est du grec qui ressort avec l’inévitable mention de l’hubris germanique dans une note du recueil de 1916, premier volume des Conditions de la victoire.

Bien entendu il faut faire la part du moment : cette germanophobie qui nous paraît outrancière avait quelques motifs évidents de s’exprimer en août 1914. Il faut faire la part du moment, du climat des journaux de l’époque — même l’honorable et compassé Temps se joint à l’exercice — la part aussi de l’éducation de toute une génération dans la détestation de l’Allemagne de 1870, et même des nécessités de l’Union sacrée que cimentait la haine colorée de l’ennemi, ou encore la part des nouvelles vraies comme fausses des premières horreurs de la guerre. Cela fait, le malaise est-il entièrement dissipé ?

Une telle accumulation de mauvaise foi nationaliste, de contre-vérités pures et simples, de clichés chauvins et naïfs débités sans ciller en les attribuant au seul ennemi semble encore assez étonnante. Elle paraît encore plus surpenante sous la plume de Maurras, habituellement plus mesuré. Il faut d’ailleurs souligner que jamais Maurras n’abandonnera de tels arguments, l’anecdote est connue du vieux Maître emprisonné qui déclarera avec quelque théâtralité à l’un de ses co-détenus un peu surpris de cette sortie qu’il n’y a « pas de villes » en Allemagne.

Comment l’interpréter ? Sans doute une part de cette fureur anti-allemande est explicable par les raisons que nous avons données. Mais sa part évidemment excessive, presque délirante, celle dont on pouvait à la rigueur comprendre qu’elle s’exprime dans les événements de 1914, mais que Maurras ne démentira jamais, jusque dans la paix ?

Il faut sans doute remarquer pour la comprendre que l’Allemagne que vise Maurras n’est pas une Allemagne réelle, qu’il aurait étudiée, fréquentée, où il aurait fait des séjours (il ne passera de toute sa vie qu’une fois la frontière pour une courte excursion demi-clandestine en automobile sur le territoire allemand, après guerre). L’Allemand de Maurras, qu’il l’appelle Boche ou Teuton, est une quasi-abstraction qu’il n’a jamais croisée en personne d’un peu près ou un peu assidûment.

On se souvient du dialogue dans Ironie et Poésie en 1901, où à certains des plus fameux vers de Heine cités par Paul, qui figure Bainville, et qui remarque « vous ne savez pas l’allemand », Pierre, qui figure Maurras, répond « Et vous le savez trop, peut-être. »

L’Allemagne de Maurras, pour tenir sa place antagoniste d’un classicisme français largement idéalisé, ne pouvait être qu’une abstraction contraire, parée de tous les défauts possibles. Cette fausse fenêtre allemande pour la symétrie est donc peu sensible à la réalité allemande telle que Maurras aurait pu la voir et la connaître. Bien plus, elle excluait cette connaissance personnelle trop précise et prochaine ; en forçant Maurras à nuancer, une Allemagne réellement connue n’aurait pu tenir son rôle, bien exprimé dans cet article du 13 août 1914 par la comparaison entre la France éternellement bénéfique en Europe et l’Allemagne qui ne saurait que la singer aussi éternellement, sans génie et pour le mal.

Est-ce à dire qu’il s’agit de raison ? nullement. Il s’agit de raisons dévoyées, d’un entraînement comme Maurras en connaît peu, où la raison déraisonne, ne veut pas comprendre qu’elle devient illégitime en prétendant à une fausse vérité de cohérence interne qui néglige la simple connaissance des faits. Le phénomène est assez rare chez Maurras pour qu’on le note ici sans fard.

Bien plus que dans son anti-sémitisme qui se voulait, lui, raisonné et nullement exterminateur, il y a du délire, de la manie au sens antique et presque sacré dans cette germanophobie rabique. On pourra y voir la preuve que Maurras n’était pas tout intellect, que la claire raison elle-même cédait parfois à la passion sous des dehors de cohérence : Maurras avait aussi son hubris qui échappait pour sa part la plus affirmée à l’expérience comme au raisonnement clair et informé, c’était sa germanophobie.

Redisons-le : en 1914, cette germanophobie avait quelques motifs de se laisser libre cours. Nous aurons donc l’occasion d’en retrouver des exemples. Et remarquons pour finir que l’Allemagne finit bien par fédérer contre elle les Alliés qui la vainquirent.