La préoccupation sociale à vingt ans

La Réforme sociale

Le texte que nous vous proposons aujourd’hui est un texte de jeunesse paru dans La Réforme sociale en 1888, « La bienfaisance à Paris ». Le jeune Maurras a écrit quantité d’articles, et beaucoup comme cette « bienfaisance à Paris » débordent un peu la sèche fiche de lecture dont un autre se serait peut-être contenté pour rendre compte d’un ouvrage comme Paris bienfaisant de Maxime du Camp — l’ami de Flaubert devenu un sage et vieil académicien.

Bastion du catholicisme social, les thèses qui sont débattues ou défendues dans La Réforme sociale seront le ferment de toutes les ambitions sociales de l’Action française naissante.

On sépare souvent la vie de Maurras et par extension celle de l’AF en deux périodes quant à leurs préoccupations sociales : Maurras aurait d’abord été sensible à la condition ouvrière ou au sort des pauvres, avant de s’en détourner, ou de s’en désintéresser et d’en désintéresser son mouvement. On devine évidemment l’usage idéologique qui est souvent fait de cette présentation.

Comme toutes les grosses articulations, celle-ci n’est pas fausse, mais elle reste si imprécise qu’on peut la dire trompeuse : ce n’est pas qu’à proprement Maurras se soit détourné de préoccupations sociales qui l’occuperont jusqu’à la fin de ses jours comme le prouvent des textes épars jusque dans sa vieillesse.

Plusieurs phénomènes ont sans doute joué : d’abord la guerre apparaît comme une césure profonde ; à partir de l’été 14 le temps semble s’accélérer. Après la guerre viendront les combats de la victoire qui se révèle de plus en plus amère comme en témoignent par exemple les changements d’opinion à l’égard de Wilson ; puis les périls extérieurs s’accumuleront, tandis que l’AF devra mener des combats politiques et religieux d’une ampleur inédite ; la lente montée vers un nouveau conflit a ensuite d’autant plus accaparé les esprits que bien peu la voyaient clairement ; enfin arrive l’autre guerre. Contrairement à l’avant-guerre, il restait peu de place après 1914 pour les « problèmes sociaux ».

Ensuite, d’autres que Maurras, à l’Action française, s’étaient en quelque sorte spécialisés dans les questions sociales. Comme il laissera généralement l’économie à Bainville et à quelques autres, Maurras leur laissera le champ social, estimant sans doute que ses propres arguments dans ce domaine dataient d’un temps sinon révolu du moins bien lointain. Sans doute il se permettait encore à l’occasion des vues larges et l’affirmation de principes intemporels, mais le détail nécessaire à nourrir des articles sur les problèmes sociaux du temps lui échappait le plus souvent.

De plus, la transformation de l’AF en quotidien et le travail que représentaient les deux articles chaque jour, la Politique et la Revue de presse, ne laissaient plus qu’exceptionnellement le temps aux longues enquêtes, aux lectures précises de tableaux chiffrés dans des revues sociales, ou à la collection suivie des multiples livres qui traitaient de ces questions et qu’il fallait comparer précisément pour s’en faire une idée juste.

Enfin les modifications proprement politiques auront aussi leur rôle : se préoccuper du sort des ouvriers avant la Révolution d’Octobre ne revêt à l’évidence pas la même signification que le faire après elle, a fortiori après le congrès de Tours. Le débordement des radicaux par les socialistes était déjà un phénomène qui marquait profondément les esprits et les positions politiques, le débordement des socialistes à leur tour par des communistes reprenant volontiers l’internationalisme pour lui donner un sens et un souffle nouveaux renforçait encore ces difficultés qui, sans remettre en cause les grands principes de la pensée sociale royaliste, l’obligeaient à une certaine prudence et à des distinctions où elle finira par presque se perdre. La suite de l’entre-deux guerres ne fera que renforcer cette impression que le salut des prolétaires passe plus par les soviets que par le roi, les maigres troupes sociales de l’AF paraissant d’autant plus suspectes à des sensibilités avant tout nationales et droitières par la force des événements. Les temps n’étaient plus à une paradoxale révolution sociale royaliste, quelle que soit la cohérence ou même la pertinence de l’édifice théorique…

Restent ces textes de jeunesse et du début de l’âge mûr, témoins d’une préoccupation qui, dans d’autres circonstances historiques, aurait pu devenir cardinale dans l’œuvre de Maurras ; elle n’en forme qu’un pan, à la fois important et comme déséquilibré, mais il retrouvera peut-être un jour à la fois actualité et vitalité.