Souvenirs de lettré

Opus fundatum latinitas

On connaît la maxime célèbre de Confucius à qui l’on demandait quoi faire face au désordre et à la décadence : « restaurer les dénominations ». Mais l’on pourrait citer Maurras plutôt que Confucius :

Nous devons maintenir qu’en un âge où la parole imprimée ou sonore tient une place si considérable, il importe que le plus grand nombre de Français sachent le sens des mots qu’ils emploient : cela ne se peut sans le grec et le latin. Nous devons obtenir qu’en une heure où les technicités professionnelles enfoncent de plus en plus l’esprit des hommes dans les spécialités les plus étroites, une vaste culture générale soit le plus répandue possible ou l’immense majorité ne s’entendra plus parler ni penser : cette culture ne se peut pas non plus sans latin ni sans grec.

S’entendre, c’est-à-dire se comprendre soi-même parler et penser, donc parler et penser bien, ou mieux. Propos général et vague si l’on veut, thème convenu que nous avons déjà rencontré sous la plume de Maurras. Mais le contexte l’éclaire.

Nous sommes en 1928 — notre texte d’aujourd’hui sera publié dans l’almanach pour 1929 —, à peine sortis de la vague de démagogie du Cartel des gauches quand Maurras se livre à cette apologie des humanités classiques, en reprenant des souvenirs personnels. Mais ces souvenirs sont aussi l’occasion de reprendre les choses de plus loin : 1788, la fin de l’ancien régime, où, malgré les légendes colportées, l’enseignement était généralement aussi bon et accessible qu’ailleurs en Europe, meilleur peut-être, enseignement qu’a ruiné la Révolution, par hostilité à la religion, aux congrégations enseignantes, et plus généralement par haine des ecclésiastiques qui se dévouaient pour nombre d’entre eux à enseigner les enfants. Maurras est-il excessif en décrivant une catastrophe révolutionnaire qui s’est abattue sur l’enseignement ? Nullement : on renverra le lecteur aux pages précises de René Sédillot dans son Coût de la Révolution française, au chapitre du bilan culturel.

Or entre 1924 et 1928 le Cartel des gauches avait significativement repris, sinon un combat anticlérical, du moins de vieilles postures électoralistes anti-catholiques, et elles s’étaient essentiellement traduites dans l’enseignement secondaire au détriment du latin. Aussi Maurras nous montre-t-il l’excellence du latin et du grec, mais aussi en creux l’intérêt évident de la République depuis ses origines à brouiller les mots, à mettre aussi peu d’outils intellectuels que possible à la portée de l’électeur et finalement à former non des hommes instruits capables de pensée critique, mais des citoyens dociles en proie à toutes les démagogies du suffrage. À cette « fatalité républicaine » s’ajoutent les circonstances de l’affaire Dreyfus, convoquée elle aussi.

Notre texte reparaît en 1937 dans L’Étudiant français, alors que se déchaîne une autre vague de démagogie électoraliste, pire encore, le populisme de gauche du Front populaire. Blum a remplacé Herriot, qui n’est d’ailleurs pas bien loin, mais Maurras n’a pas même à toiletter son texte : si la République démocratique poursuit les humanités de sa vindicte, les rognant et les marginalisant sans cesse, transformant en option les langues mortes, c’est bien pour les mêmes raisons qu’elle avait volé en 1790, comme biens nationaux, les biens des institutions religieuses d’enseignement ; ou qu’elle avait attaqué l’enseignement confessionnel du temps des Jules Ferry et des Émile Combes — épisodes brièvement rappelés dans une lyrique parenthèse de Maurras insérée dans le discours de l’abbé Bouchez : à un peuple d’électeurs qu’on ne manipule que par les promesses absurdes ou la désignation facile d’égoïsmes qu’il suffirait de piller pour faire advenir on ne sait quel paradis social, il faut mesurer la capacité de juger et de comprendre, ne la lui accorder qu’avec parcimonie au delà de simples enseignements généraux ou techniques.

La République ne veut pas que l’on restaure les dénominations. Elle tue donc les étymologies et tout ce qui peut aller avec. Est-ce bien fini alors que nous vous proposons à notre tour ce texte, en 2011 ?