Et si le président devient fou ?

À la fin de l’année 1918, le président des États-Unis Woodrow Wilson est le personnage le plus puissant du monde. Il est aussi le plus prestigieux, le plus populaire, celui dont on espère tout, dont on attend tout. L’intervention massive de ses armées a assuré la victoire. Désormais apôtre de la paix, il dicte ses conditions aux pays de la vieille Europe. Il est écouté comme on écoute un oracle. Seulement voilà ; ses succès, sa toute-puissance lui montent à la tête. Faute de contre-pouvoirs, rien ne vient obliger son orgueil à composer. Et en quelques mois, il perd toute mesure, tout jugement.

Pas de contre-pouvoirs, mais des réalités qui s’obstinent à ne pas suivre ses rêves. Et qui, de petites difficultés peu à peu accumulées, se transforment en gros problèmes. Mais Woodrow Wilson n’est plus à même, désormais, de seulement les percevoir. Il les refuse ; il tempête, vocifère, s’emporte, impose ses vues contre vents et marées. Il en perd la santé, la popularité, la raison, puis le pouvoir. Il laisse le monde dans un état critique, lourd de menaces de nouvelles guerres, et reçoit alors le Prix Nobel de la paix. Il meurt quatre ans après son départ de la Maison Blanche, ressassant ses chimères dans un état proche de la folie.

L’histoire que Maurras raconte dans Les Trois Aspects du président Wilson s’arrête à la fin 1919. Au moment où paraît le livre, Wilson est encore président pour un an. Il n’a plus beaucoup de partisans, ni en Amérique, ni en France où pourtant il bénéficiait d’une popularité touchant au fanatisme. Mais il détient toujours le pouvoir, un pouvoir quasi-absolu, devenu pouvoir de nuisance.

L’ouvrage de Maurras reprend la collection des chroniques quotidiennes de guerre parues dans L’Action française, du moins celles où est analysée, au fil des événements, l’action du président Wilson. On y lira aussi de nombreuses considérations sur l’Amérique et l’amitié franco-américaine, le tout sur un fond de dénonciation permanente de l’Allemagne et de sa barbarie.

Leur lecture ne manque pas de nous renvoyer l’écho de la seconde guerre mondiale qui suivra un quart de siècle plus tard. Dans son épilogue composé en décembre 1919, Maurras juge inéluctable l’éclatement d’un second conflit, dès lors que le traité de Versailles aura conservé à l’Allemagne son unité. Or on sait qu’en janvier 1945, Maurras sort de sa cachette à Lyon pour répondre à l’invitation de journalistes américains. Nul doute que le souvenir de Wilson ait été très présent dans son esprit en ces instants qui précédèrent son « arrestation » par une police supplétive…

Le livre nous présente donc trois « aspects » : la neutralité, l’intervention, l’armistice ; en fait il y en a plutôt quatre, le dernier se décomposant en deux phases, d’abord la victoire, ensuite le règlement de la paix.

La neutralité (5 chroniques, la première d’avril 1915, les autres de 1917), c’est la période du premier mandat de Wilson ; pour conserver ses chances de réélection, il se tient à l’écart du conflit. Et pour justifier cette neutralité, pour renvoyer dos à dos l’agresseur pangermanique et l’agressé français, il va utiliser un argumentaire inspiré de Kant, ce qui met Maurras en fureur.

L’intervention, ce sont 11 chroniques, toutes pleines d’espoir. Maurras minimise, explique, excuse, tout ce qui pourrait l’énerver chez Wilson, son pathos moralisateur, ses prêches continuels. Il ne veut voir que sa volonté, son charisme, son réalisme. Dans une page éblouissante, il va jusqu’à comparer le président américain à Mistral. Surtout, Maurras apprécie chez Wilson son engagement personnel ; quand la nécessité commande, le pouvoir devient autocratique, et Wilson l’assume sans états d’âme.

L’armistice, c’est-à-dire la victoire, puis le règlement de la paix, ce sont 19 chroniques allant de fin novembre 1918 à début mars 1919. La bascule se fait vers la mi-janvier. Avant, l’espoir demeure, même si les mises en garde se succèdent. Wilson vient en Europe, et à chaque étape tout doit être fait pour « expliquer M. Wilson à la France, expliquer la France à M. Wilson ». Après, les désillusions se succèdent, jusqu’au moment où il faut se résigner : Wilson a pris le parti allemand.

Ces quatre phases sont parfaitement résumées et mises en perspective dans le prologue et l’épilogue de l’ouvrage. On pourra regretter, car on voudrait tout avoir, de ne pas disposer d’un texte plus tardif, postérieur en tous cas à la mort de Wilson, où l’analyse psychologique et politique de son déclin auraient été développées jusqu’au bout… car à la fin de 1919, Maurras ne pouvait avoir tout le recul nécessaire.

Lloyd George, Orlando, Clemenceau et Wilson, à Paris en 1919
Lloyd George, Orlando, Clemenceau et Wilson, à Paris en 1919 pour la Conférence de la Paix.

En effet, tout au long des articles de Maurras, la personnalité de Wilson, à la fois fin politique et manœuvrier, et idéaliste quasiment illuminé, nous apparaît dans toute son ambivalence ; nous voyons la manière dont ce personnage joue des institutions de son pays et chante les vertus de la démocratie tout en s’attribuant un pouvoir mondial sans partage. Sa chute a un air, pour le malheur du monde, de châtiment de Prométhée ; contrairement au souverain héréditaire, l’Imperator issu du suffrage n’a plus, une fois qu’il a atteint le stade de la toute-puissance, les garde-fous nécessaires à lui éviter de tomber dans la paranoïa.