Maurras et les quatre États confédérés

L’antisémitisme professé par Charles Maurras tout au long de sa vie est aujourd’hui le principal obstacle à sa réhabilitation. Nous le savons bien, et nous n’entendons pas occulter ce problème.

Il ne s’agit pas seulement de la révision de la parodie de procès qui condamna Maurras en 1945, mais de sa réhabilitation pleine et entière en tant que référence et objet de connaissance, qu’on le considère comme penseur et maître à penser, comme homme de lettres, comme polémiste ou plus simplement comme figure majeure du patrimoine intellectuel national — et international.

Notre mission se borne à servir deux exigences : d’abord revenir aux textes d’origine, dans leur version intégrale, et les mettre à disposition de nos contemporains, chercheurs ou simples « honnêtes hommes » ; ensuite prévenir tout risque d’anachronisme, documenter et contextualiser chacun de ces textes, surtout les plus à même de susciter interrogations ou controverses.

Nous n’avons rien à justifier, rien à exhiber complaisamment, mais nous nous donnons le devoir d’expliquer et de faire comprendre.

S’agissant de l’antisémitisme, la vive émotion qui entoure aujourd’hui ce thème rend la tâche particulièrement malaisée. Il est néanmoins possible, et nécessaire, de l’aborder de sang froid. Et si nous comprenons fort bien que l’on fasse grief à Maurras des positions qu’il a tenues, ce sont celles-là qu’il convient d’analyser et éventuellement de condamner, celles-là et non d’autres qu’il n’a jamais exprimées, voire qu’il a rejetées avec force.

À la fin du dix-neuvième siècle, l’antisémitisme est surtout présent à gauche. Il est nombre de célébrités, et des plus consensuelles aujourd’hui, qui perdraient rapidement leur aura, et dont on débaptiserait séance tenante les nombreuses places et avenues qui portent leur nom, si d’aventure on exhumait certains de leurs écrits de jeunesse. Et parfois ces écrits ne sont pas seulement de jeunesse. Il suffit d’ailleurs souvent d’y remplacer « juif » par « grande banque », « finance internationale » ou « ultralibéralisme » pour retrouver presque à l’identique les discours d’une partie de la gauche contemporaine.

Dans ce paysage survient l’affaire Dreyfus. Elle va donner d’une part naissance au sionisme, et d’autre part faire basculer le sentiment antisémite de gauche à droite. Des mouvements d’une telle ampleur ne se font pas sans brouiller le paysage intellectuel et multiplier les situations particulières. Largement répandu, largement toléré, l’antisémitisme se diversifie et se nuance à l’infini. La jeune Action française s’en réclame pour deux raisons principales : d’abord, le Juif y est perçu comme l’agent de l’Allemagne ennemie, vecteur de la philosophie allemande ; ensuite, le courant national antisémite est vu comme un vivier de recrutement potentiel. C’est ce qu’exprime clairement le serment des ligueurs :

Seule, la Monarchie assure le salut public et, répondant de l’ordre, prévient les maux publics que l’antisémitisme et le nationalisme dénoncent. Organe nécessaire de tout intérêt général, la Monarchie relève l’autorité, les libertés, la prospérité et l’honneur.

Ce sera également la position défendue par le duc d’Orléans : les émules de Barrès et de Drumont ont raison de se révolter contre l’abaissement de la nation, mais ils n’ont fait qu’une partie du chemin, ils ne font que dénoncer des maux visibles, ils s’attachent aux effets et non aux causes ; il reste encore à les amener à la solution, qui est monarchique. Dans l’énoncé de la phrase du serment, la Monarchie ne se définit pas elle-même comme nationaliste et antisémite ; elle proclame au contraire que ces attitudes n’auront plus raison d’être, une fois que l’institution royale aura résolu les problèmes qui ont provoqué ces réactions de défense.

Maurras théorise cette attitude dans son analyse de l’État républicain. Celui-ci, ayant supprimé les corps intermédiaires, refusant l’existence de tout pouvoir autonome, local, social, ou professionnel, entre lui-même et le citoyen, donne libre cours à l’individualisme atavique gaulois et réduit chaque personne à un individu interdit de coalition et pesant peu face à sa toute-puissance. En revanche, les groupes sociaux liés par une solidarité naturelle s’en trouvent abusivement avantagés et deviennent de fait les meilleurs soutiens de ce régime qui les favorise : c’est la thèse maurrassienne des « quatre États confédérés » qui rassemblent Juifs, protestants, francs-maçons et étrangers, réunis sous le terme de « métèques » en référence à la « métécie » de l’Athènes antique.

Restaurer les corps intermédiaires naturels de la société française remettra tout le monde sur un même plan et rendra, de fait, l’antisémitisme caduc ; c’est le message implicite de Maurras, qui transparaît même dans l’article que nous avons publié récemment, « L’Exode moral », et qu’on peut considérer comme le texte le plus antisémite qu’il ait jamais signé.

Or il se trouve que le même jour, Alain-Gérard Slama publiait dans le Figaro magazine (page 129) un billet dans lequel il affirme que la politique juive du gouvernement de Vichy s’était directement alignée sur les thèses de Maurras et de son « idéologie de défausse sur le bouc émissaire juif ». Le jeune Alain-Gérard Slama avait été mieux inspiré dans l’intervention qu’il donna fin mars 1974 sur Maurras et la Révolution nationale lors du quatrième colloque Maurras organisé par le regretté Victor Nguyen à Aix en Provence. Slama en a bien oublié l’argumentation depuis, car s’il y a quelque chose qu’on ne trouve jamais, absolument jamais, sous la plume de Maurras, c’est le recours à la logique du « bouc émissaire ».

Aujourd’hui nous vous proposons ce qui est sans doute le texte de Maurras qui explique le mieux sa théorie des « quatre États confédérés » : c’est un document de 1905, publié en plusieurs épisodes dans La Semaine littéraire de Genève et repris avec des notes pour le lecteur français dans la Gazette de France. Le prétexte en est une réponse à un ouvrage d’un politologue suisse, Les Deux Frances, auquel Maurras répond par un éloge vibrant de l’unité française, qui le fera même qualifier plus tard de « jacobin » par certains de ses détracteurs.

Le texte sera repris en 1916, puis en 1926, sous le titre « De la liberté suisse à l’unité française » dans le recueil Quand les Français ne s’aimaient pas dont la première édition comporte quelques passages blanchis par la censure.

Maurras y est à ce point attaché à décrire les vertus de l’unité en France qu’on n’y discerne guère la thèse du Suisse, ce que sont selon lui les « deux Frances » qu’il distingue !

Mais ce qu’on en retiendra, c’est sa critique de l’idée abstraite de liberté, qui prend des sens différents selon qu’on soit en Suisse ou en France, et surtout l’explication dépassionnée de sa conception des « quatre États confédérés », expression qu’il utilise depuis quelques années déjà. L’antisémitisme y compte seulement pour un quart, englobé par une théorie plus vaste des pouvoirs et des contre-pouvoirs.

Maintenant, que le lecteur contemporain juge, textes et explications en mains, s’il y a là vérité ou erreur, éléments de leçon pour notre société contemporaine ou seulement considérations ayant valeur historique. Notre rôle s’arrête là.