Anna de Noailles

Anna de Noailles

Adorée de tous, mais moins qu’elle ne s’adorait elle-même ?

Contemporaine de Maurras, dont elle est de huit ans la cadette, la comtesse Anna de Noailles connut de son vivant une grande célébrité.

La postérité lui fut moins favorable. Elle aurait pu devenir une icône incon­tournable du féminisme, des droits de l’homme, ou de l’intégration des immigrés (elle était mi-Grecque, mi-Roumaine). D’autres qu’elles aujourd’hui occupent ces places. Certes, quelques rues, quelques collèges portent son nom, mais on aurait pu s’attendre à mieux. D’où vient cette relative désaffection ?

Cela ne résulte sans doute pas d’un réflexe de rejet de la haute aristocratie. Grande dame, certes, née princesse, la comtesse de Noailles fut surtout une figure de ce qu’on appelle de nos jours la « gauche caviar ». En 1924, on la surnomma même « l’égérie du Cartel ». Mais elle eut des admirateurs dans tous les milieux, et elle exerçait, dit-on, un rare pouvoir de fascination sur ses interlocuteurs.

Il n’y a sans doute pas d’autre explication que l’effacement du genre poétique dans nos sociétés, dont elle n’est pas, tant s’en faut, la seule victime. Elle a aussi écrit des romans ; mais sa renommée vient avant tout de la poésie, genre désormais oublié. Une Simone de Beauvoir a eu plus de chance.

Mais qui fut donc Anna de Noailles ?

Amie de Maurice Barrès, elle échangea avec lui une abondante correspondance. Ses rapports avec Charles Maurras furent beaucoup plus ténus, malgré la Grèce.

Maurras analyse l’œuvre naissante de la comtesse dans Le Romantisme féminin, où elle est la quatrième et dernière femme poète soumise au feu de sa critique. L’ouvrage connaîtra de multiples rééditions, mais sans aucune mise à jour. Anna de Noailles, sans y être éreintée, n’y est pas franchement encensée ! Lui tint-elle rigueur de la persistance de ce jugement ?

Le Romantisme féminin paraît en 1905 dans le même recueil que L’Avenir de l’Intelligence ; en fait le texte avait déjà paru dans la revue Minerva le premier mai 1903, alors que la comtesse de Noailles était à peine entrée en littérature. Elle n’avait alors publié que deux premiers recueils de poésie :

  • Le Cœur innombrable (1901),
  • L’Ombre des jours (1902),

et un premier roman, La Nouvelle espérance (1903), auquel s’en ajoutera un second en 1904, Le Visage émerveillé, que Maurras aura lu avant l’édition de 1905 de notre texte. Anna de Noailles publiera ensuite bien d’autres ouvrages jusqu’à sa mort en 1933. Maurras les aura certainement reçus, peut-être commentés dans des notes de lecture ; mais nous n’en savons pas davantage, et il nous faut rester au texte de 1903–1905.

Heureusement nous disposons d’un livre plus tardif de René Benjamin, académicien Goncourt très proche de Maurras et de ses idées, notamment littéraires : Sous l’œil en fleur de madame de Noailles, paru le premier novembre 1928. Benjamin y dépeint avec humour et indulgence un personnage assez insupportable : une petite diva aux caprices incessants, un moulin à paroles invectivant et vibrillonnant, coupant sèchement tout le monde et n’écoutant personne… on comprend que Maurras, avec sa surdité, n’ait pas cherché à la fréquenter assidûment.

Benjamin nous dévoile un caractère emporté jusqu’à la névrose par l’orgueil et l’amour de soi. Anna de Noailles ne pouvait recevoir ou rencontrer quelqu’un, surtout un admirateur, sans l’avoir au préalable fait attendre, languir, désespérer, s’angoisser, et ce pour mieux le subjuguer de son charme mystérieux au bout d’un long chemin d’épreuves rythmées par ses caprices dont on ne sait plus, à ce niveau de raffinement, s’ils étaient spontanés ou machiavéliquement calculés.

Et lorsqu’elle dissertait sur l’art, la littérature ou la politique, Anna de Noailles n’était pas loin de l’anti-Maurras absolu ! C’est dire que lorsqu’elle s’exprimait sur Maurras lui-même, il lui était difficile de manifester beaucoup de sympathie active. Et cependant le jugement était plus subtil, et la condamnation indirecte. Nous en avons retrouvé trois exemples :

  • dans le recueil d’hommages Poèmes, portraits, jugements et opinions sur Charles Maurras (1919) ;
  • dans l’enquête sur les « Maîtres de la jeune Littérature », réalisée par Pierre Varillon et Henri Rambaud (1923), à laquelle la comtesse de Noailles, tout comme Maurras lui-même d’ailleurs, n’a pas répondu directement, mais en a fait un commentaire a posteriori, après avoir pris connaissance des autres réponses ;
  • enfin dans un numéro spécial de La Muse française, Charles Maurras, poète et critique de la poésie (1927).

1919 :

J’étais presque encore une enfant quand j’entendis Anatole France parler de Charles Maurras avec délectation, amitié et préférence.

Il le préférait, ce qui est la pleine manière d’aimer.

Il le préférait à des écrivains plus proches de sa pensée et moins éloignés de ses convictions, parce que le soleilleux enfant des Martigues, né dans l’arôme de la mer fortunée, représentait à son esprit ravi « l’homme grec », l’harmonieux et farouche chèvre-pied des coteaux pierreux, le jeune érudit attaché à ses innombrables lectures comme la cigale aux feuilles de la mélisse odorante, et aussi le soldat résolu des antiques cités. Bien des années ont passé. Les saisons, les jours, les luttes de l’esprit n’ont pas pu affaiblir ce haut attrait réciproque.

Nous mettons sous l’invocation d’Anatole France, qui séduit notre raison et s’accorde avec notre tendresse humaine, l’admiration que nous vouons à Charles Maurras.

Brûlant, fidèle, poignant, injuste et passionné, ce merveilleux guerrier fait combattre en lui-même les pensers, les faits, les arguments ; on entend sans cesse, dans sa phrase rapide et métallique, le heurt de la lance contre le bouclier. Ses habiles victoires, radieuses ou retorses, enchantent et consternent tour à tour la déesse au clair visage, Pallas Athéné. Tantôt elle le reconnaît, ce fils attentif à ses vœux, et qui la révèle ; tantôt il l’afflige, et elle incline avec mélancolie son pur visage. Telle je la vois ce matin, ornant et illuminant ma chambre ; le front appuyé contre sa main repliée, elle médite et soupire. Comme elle est grave ! Ô tristesse de la Sagesse parfaite ! Son beau profil, net et sans faiblesse, est comme un mur qui sépare équitablement deux enclos.

Charles Maurras… combien est grande, il me semble, la solitude d’un tel homme ; solitude entourée et retentissante ! Nul ne porte en son cœur un plus profond secret. Quand il choisit, comme il se prive ! Quand il se borne, comme il se contraint ! La part qu’il rejette, comme elle le tenterait encore s’il n’avait assigné à son ardeur des limites, hors desquelles il veut être sans curiosité et sans amour.

Et pourtant, c’est dans l’abondance et le tumulte que les forces s’organisent ; quel ordre dans l’infini ! Turbulence et mélodie des sphères, que percevait Pythagore, vous étendez la puissance de l’intelligence sans troubler le familier et silencieux aspect de la géométrie étoilée.

Nous savons que Charles Maurras a composé des poèmes. Nous ne les connaissons pas ; nous les pressentons, nous les aimons. Nous lui demandons de nous livrer ces belles strophes, secrètes encore, filles du génie de Malherbe. Et qu’ainsi puissent se réjouir, sans nul serrement de cœur, ceux qui révèrent en Maurras un des plus grands écrivains de France.

1923 :

Messieurs, bien qu’une œuvre en prose me soit aussi chère que la poésie, laissez-moi choisir de vous exprimer les pensées que m’ont inspirées les réponses des poètes à votre intéressante enquête. Je me souviens d’avoir lu dans Montaigne cette phrase que je reproduis de mémoire : La pensée, pressée aux pieds nombreux de la poésie, élance mon âme d’une plus vive secousse.

Aussi partagerai-je aujourd’hui cette préférence.

Je commencerai ma lettre en citant la déclaration parfaite que fît dans la Revue hebdomadaire M. Tristan Derème : Il est agréable, il est consolant de songer que la poésie n’a guère plus varié au cours des siècles que la marche à pied, et qu’elle ne peut varier davantage. Je veux dire que l’homme étant demeuré et demeurant toujours le même, à quelques nuances près et qui sont, en l’affaire, complètement dénuées d’intérêt, il fait des vers et marche en 1922, comme il marchait et faisait des vers il y a 6000 ans.

Et j’accompagnerai ces paroles si justes, si sages, de la réflexion que provoquent en moi quelques déclarations formulées avec volubilité par M. Jacques Reynaud, et je dis : il est malheureux, il est désolant, d’entendre un jeune écrivain affirmer en des pages par ailleurs excellemment écrites : « Il fallait être bête comme Hugo… Hugo, comme tous les sots, même de génie… Je prends Hugo comme type de plusieurs générations de stupides… »

Depuis le temps que Victor Hugo est, pour toujours, le plus grand des poètes français, avec, dans leur gloire égale et différente, Ronsard, Racine, bien des esprits se sont acharnés sur cette inattaquable matière de marbre et d’or, sur cet aspect de la nature entière qu’est le génie de Hugo, dont on pourrait traduire la sereine et immortelle jeunesse par ces vers de Paradis terrestre qui ne pouvaient naître que de lui :

Jersey rit, terre libre au sein des sombres mers ;
Les genêts sont en fleurs, l’agneau paît les prés verts ;
L’écume jette au roc ses blanches mousselines ;
Par moments apparaît, au sommet des collines,
Livrant ses crins épars au vent âpre et joyeux,
Un cheval effaré qui hennit dans les cieux !

Depuis le temps, dis-je, que Hugo est ce lyrique incomparable, il est intéressant de voir que nul poète de bon sens, une fois passées les grandes audaces paradoxales de la jeunesse, ne peut se retenir de lui assigner la première place, fut-ce à son cœur défendant, avec des réserves toujours admissibles, souvent sagaces, et en signalant sa prédilection pour d’autres poètes.

Je ne crois pas qu’on puisse en trouver un seul, ou du moins plusieurs, en défaut ; j’ose dire en défaut !

Pour ce qui est du vers libre, du verset, que préconisent M. Jules Supervielle, poète dont le talent original me fut précieux dès son premier livre, et M. de Montherlant, l’auteur des magnifiques pages lyriques d’un roman intitulé Le Songe, il m’est impossible de comprendre leur inclination, que je considère non comme libératrice, mais comme destructrice.

Il y a la prose, il y a les vers, et les lois intangibles qui les constituent.

Désarticuler et défigurer le vers pour ne point écrire de bonne prose, puisqu’une contrainte arbitraire et sans nécessité empêche la pensée soit de bénéficier des chances du rythme et de la rime, soit de conserver la netteté du naturel, voilà ce qui me semble le type même de l’erreur.

1927 :

Charles Maurras et moi possédons et vénérons en commun deux patries, l’Hellade et la France. Il retourne sans cesse en esprit vers la terre d’où je suis venue par mes aïeux. Cet été, en apercevant les étangs de Berre, je compris que ce compact et submergeant azur avait jadis formé un enfant grec. Qu’importe, dès lors, que l’on diffère d’opinion sur les hommes, les événements, les idées, si l’on est d’accord sur les dieux ?

Le dernier jugement est bref, sans appel ; nous divergeons sur tout. Dans les deux premiers, Anna de Noailles s’abrite derrière un tiers personnage. C’est d’abord Anatole France, puissance tutélaire et conciliante, puis Jacques Reynaud, poète aujourd’hui bien oublié, qui fut un disciple fervent de Maurras et dont elle se sert comme cible de substitution. Ici, la comtesse regrette que Maurras ne soit pas resté un homme de lettres, regrette son engagement politique et et va jusqu’à évoquer la déesse Pallas qui ne manquerait pas, comme elle le fait elle-même, d’y voir une impasse mortifère. Là, elle éreinte ce pauvre Reynaud, et pour clamer son culte hugolien, elle choisit comme par une provocation calculée des vers que Maurras aurait certainement jugés affreux !

Quant à la citation de Tristan Derème, que la comtesse reprend à son compte, le moins qu’on puisse en dire est que l’avenir lui a donné, hélas !, entièrement tort.

Note pour le lecteur :

Les livres de Maurras sont quasiment tous des recueils d’articles qui ont subi peu de retouches depuis leur première publication. Tel n’était pas le cas de L’Avenir de l’Intelligence en 1905. Maurras avait du temps, à cette époque… si bien qu’entre la version parue en 1903 dans Minerva et celle publiée dans l’ouvrage de 1905 il y a plus que des différences de détail. Si les paragraphes se retrouvent pour l’essentiel, chacune des phrases qui les composent a été retravaillée, parfois totalement reformulée. Nous avons dès lors choisi de publier les deux textes successivement, en ne supprimant que les doublons de notes.

Le texte de 1905 n’a plus été modifié par la suite. Il a été repris dans toutes les rééditions de L’Avenir de l’Intelligence (1909, 1917, 1919, 1927, 1942), dans Romantisme et Révolution (1922 et 1928), enfin dans Le Romantisme féminin (1926), une édition de luxe qui contient le portrait qui accompagne cette note.

Anna de Noailles dans l'édition du Romantisme féminin de 1926
Anna de Noailles dans l'édition du Romantisme féminin de 1926.