Retour sur le Monument à la Victoire de Rouen

Voici la rentrée, déjà la quatrième pour notre site ouvert fin 2006. Avant de reprendre le fil nourri de nos publications, revenons un instant sur un événement qui nous avait alertés aux premiers jours du mois de février dernier : la chute de la tête d’une statue faisant partie du monument aux morts de Rouen, tête dont la ressemblance avec celle de Charles Maurras avait fait penser à un geste de dégradation volontaire d’inspiration politique.

C’est du moins ce que dénonçaient divers blogs, avant que la presse locale ne s’en fasse elle-même l’écho.

Rapidement, les autorités municipales rouennaises ont réagi, contestant toute hypothèse d’un acte de malveillance, et imputant l’accident à l’usure naturelle de l’ouvrage et aux conséquences d’un gel hivernal anormalement rude.

Peu après, dans une grande discrétion, la tête qui avait été récupérée par les services de la Mairie a été scellée de nouveau, permettant aux cérémonies du 8 mai et du 14 juillet de se dérouler normalement.

L’affaire en elle-même est donc classée.

Il nous reste, quant à nous, quelques questions pendantes et quelques leçons à tirer.

Commençons par l’historique et une rapide description du monument.

Celui-ci a été réalisé par Maxime Real del Sarte, et érigé place Foch, devant le Palais de justice, en 1926, d’après les documents disponibles en ligne. De taille imposante, il domine son entourage par une haute colonne surmontée d’une Victoire ailée. Au pied de la colonne, Jeanne d’Arc protégeant la veuve et l’orphelin. Le socle du monument forme comme un grand cube de pierre ; sur les côtés, des bas reliefs en hommage aux réfugiés belges accueillis en Normandie pendant la Grande Guerre (le siège du gouvernement belge en exil se trouvait à Sainte-Adresse, près du Havre). Enfin, sur la face avant, deux poilus montent la garde. Entre eux, une inscription en hommage aux victimes des deux guerres. Au dessus d’eux, en relief dans la pierre, des mots typiques de l’époque : « Ils ont des droits sur nous ».

Au début des années 1990, la construction d’une station de métro devant le Palais de Justice nécessita le transfert du monument de la Victoire qui émigra place Carnot, anciennement place Saint-Sever, de l’autre côté de la Seine.

Avant l’annonce de la décapitation de la statue, qui avait vent qu’il existait à Rouen une statue représentant Charles Maurras ? Peu de monde sans doute, et en tous cas pas nous ! Certes, nous ne savons pas tout ; cependant notre ignorance semblait bien partagée par les divers auteurs et chroniqueurs qui, depuis plus de 80 ans, ont écrit sur Charles Maurras…

Maxime Real del Sarte avait deux casquettes : celle de sculpteur et celle de chef des Camelots du Roi. La seconde, bien que fièrement et ostensiblement arborée, ne l’empêchait pas de bénéficier au titre de la première d’un statut d’artiste quasi-officiel. Familier de la commande publique, il réalisa de nombreux monuments pour des nombreuses villes, de toutes étiquettes politiques. À Rouen même, il est l’auteur de la célèbre Jeanne d’Arc au bûcher inaugurée en 1928, deux ans après le monument à la Victoire.

Un monument aux morts se doit, par définition, de transcender les divisions politiques de la population et de rassembler celle-ci dans un même hommage aux victimes du conflit, ceci à plus forte raison s’il s’agit d’un monument dédié à la Victoire. On voit mal dès lors une grande ville commander à un artiste de renom un tel monument, et laisser celui-ci y faire figurer en bonne place un personnage connu, chef d’un mouvement politique affichant ouvertement son intention d’abattre le régime en place.

Trois scénarios s’offraient dès lors à notre perplexité :

  • Soit la ressemblance entre la tête sculptée et celle de Maurras était purement fortuite et trop peu marquée pour soulever l’attention. Personne ne s’en était douté jusqu’à ce qu’un groupuscule vienne le dénoncer, cherchant sciemment à provoquer un incident ;
  • Soit Maxime Real del Sarte s’est amusé à jouer à ses commanditaires un bon tour de potache… ou de camelot du Roi. Et nul n’a relevé la supercherie. Ceci ne tient guère debout ;
  • Soit, hypothèse intermédiaire, on peut imaginer que, rencontrant souvent Maurras qu’il admire et dont il a pu réaliser maints croquis et esquisses, Maxime Real del Sarte ait inconsciemment donné à sa tête de vieux poilu quelques traits présentant une certaine analogie avec la physionomie de Maurras, et que cette ressemblance se soit accentuée au fil des ans avec l’usure de la pierre.

Maurras avait à l’époque 58 ans, et n’était plus le fougueux athlète qu’il fut au moment des aventures décrites par Le Mont de Saturne. Si Maxime Real del Sarte avait voulu évoquer ses nombreux jeunes compagnons d’armes tombés au champ d’honneur, il n’aurait certainement pas choisi ce modèle-là.

Nous en étions là lorsque nous avons découvert le texte suivant, publié par Roger Joseph dans les derniers jours de 1953 :

Visage de Charles Maurras soldat, personnage taillé dans le granit et situé à gauche du socle du Monument de la Victoire, œuvre de Maxime Real del Sarte, inauguré à Rouen le 15 novembre 1925.

Prié par les auteurs de la présente bibliographie de bien vouloir à ce propos interroger l’artiste, Georges Calzant recevait de ce dernier la réponse que voici, datée du 18 septembre 1953 :

— Mon cher ami, oui, j’avais représenté Maurras sous les traits du soldat de gauche du Monument de la Victoire de Rouen, qui était en granit et a été très abîmé par les bombardements de la dernière guerre. J’avais tenu à associer notre Maître à l’hommage de la Victoire car, certes, il en était l’un des grands serviteurs et des grands artisans. Mais, à vrai dire, je crois bien ne le lui avoir jamais dit, car je craignais la réaction qu’il eut risqué d’avoir en s’imaginant revêtu d’un costume militaire, lui qui avait, je le savais, tant souffert de ne jamais pouvoir le porter. Il me semble que cette subtilité n’a plus cours et qu’une iconographie peut le mentionner hardiment.

Après avoir lu et relu ce texte, nous devons avouer que notre perplexité demeure. À la date citée, Maxime Real del Sarte était à quelques mois de sa mort. Il était très diminué et ne pouvait plus se déplacer. Sa déclaration transite ensuite par Georges Calzant, puis par Roger Joseph, deux fidèles d’entre les fidèles, mais qui avaient l’un et l’autre une propension avérée à enjoliver, à fantasmer, à tirer la couverture à eux. Comment penser que Maxime aurait pu cacher son tour de passe-passe à Maurras, et que personne d’autre ne l’ait averti ? Si quelqu’un, entre 1925 et 1952 (et il faudra vérifier si c’est 1925 ou 1926…) avait su, écrit, comment Maurras n’en aurait-il pas été prévenu ? Et s’il ne l’a pas été, c’est que personne ne savait. Tout cela ressemble à un montage hâtif et maladroit.

Quoi qu’il en soit, 80 ans après son inauguration, un groupuscule d’extrême gauche affirme que la tête est bien celle de Maurras, et dénonce ce fait comme un scandale, dans un galimatias débordant d’anachronismes. Scandale qui est d’ailleurs étendu à Maxime Real del Sarte qui, en raison du combat politique qui fut le sien, doit être éradiqué de la mémoire collective, et ses œuvres retirées de la voie publique. Si bien que, lorsque la tête disparaît, on pense immédiatement que les auteurs de l’appel à l’autodafé sont passés à l’acte.

La Mairie de Rouen dément, mais, du coup, la tête disparue puis réapparue est maintenant, pour tout le monde, la tête de Maurras. Que cela ait été voulu ou non par Maxime Real del Sarte, c’est devenu une vérité consensuelle, comme l’indiquent les termes de la réponse que la Mairie de Rouen nous a fait parvenir le 7 février dernier :

Pour faire suite à votre courriel, la direction du développement culturel de la Mairie de Rouen vous informe que la « décapitation » de la tête de Maurras située sur le monument aux morts n’est pas un fait de vandalisme.

 En effet, tout porte à croire que cette partie de la statue soit déjà tombée une première fois, et sa repose n’a certainement pas dû supporter le gel et dégel de ces dernières semaines.

 Nous vous assurons que la tête de Maurras a été conservée soigneusement dans les services municipaux qui procèderont prochainement à sa nouvelle pose. Nous vous tiendrons d’ailleurs informé de cette intervention.

 Espérant avoir répondu à vos inquiétudes, nous vous prions, Monsieur, d’agréer nos salutations distinguées.

X… Assistante de Sophie ROUSSEAU


Directrice Adjointe de la Direction

du Développement Culturel
MAIRIE DE ROUEN

Nous regrettons que la Mairie n’ait pas donné suite à la proposition que nous lui avons faite en réponse, au nom de l’AAMCP (Association des Amis de la Maison du Chemin de Paradis, propriétaire de notre site), d’organiser en liaison avec les associations d’anciens combattants une cérémonie pour la remise en état de la statue. Mais nous comprenons aisément que la sombre bêtise des premiers « dénonciateurs » ait incité à la prudence et à la discrétion.

Certes, ces considérations « franco-françaises » ne doivent pas retenir notre attention plus qu’il n’est nécessaire, c’est à dire fort peu. Car, outre que l’objet de notre site est explicitement limité à la connaissance historique de l’œuvre de Charles Maurras et que nous nous interdisons toute intrusion dans la vie politique actuelle, notre public de lecteurs se trouve sur les cinq continents et, d’un mois sur l’autre, la proportion des connexions venant de France ne dépasse jamais 40%. C’est dire que la majorité de notre lectorat n’est en rien concernée par des polémiques ayant eu cours sur des micro-blogs normands.

Néanmoins, il entre dans notre mission de rectifier les anachronismes et les erreurs historiques lorsque leur auteur est de bonne foi, qu’il s’agisse de Charles Maurras lui-même ou de son entourage immédiat, dont Maxime Real del Sarte fait bien entendu partie. Et cela nous ramène, chaque fois, à la même évidence : il faut absolument pousser à la révision du procès inique qui condamna Charles Maurras en 1945. Car l’on n’y peut rien, le verdict existe ; c’est une réalité objective, et tout commentateur est en droit légitime de s’appuyer sur ce jugement pour ranger d’office Charles Maurras dans la catégorie des réprouvés, se privant et privant ainsi son public d’une clef incomparable de compréhension du monde contemporain et de son histoire.

L’incident de Rouen nous aura rappelé ce devoir impératif, et nous aura appris qu’il existe désormais, en France, à Rouen plus précisément, une statue de Charles Maurras, née de toutes pièces d’un fait divers 82 ans après son inauguration.

Nous sommes preneurs de toute information, ancienne ou récente, qui puisse apporter un peu de lumière dans ce dossier encore bien mystérieux du monument de Rouen. Merci d’avance à tous ceux de nos correspondants qui pourront mettre des éléments nouveaux à notre disposition.