Maurras privatiserait-il la Poste ?

Ancien bureau de poste rural

Sans vouloir décrier les recettes de Pampille, il faut reconnaître que les Almanachs d’Action française sont remplis de textes inégaux. Si Léon Daudet arrivait à puiser dans son inépuisable fonds en donnant le plus souvent des textes de qualité et originaux, Maurras, accaparé par ses multiples activités, n’arrivait pas toujours à rendre sa copie à temps pour l’imprimeur. De là ces années où l’on ne trouve signés de lui dans l’Almanach que quelques poèmes même pas de circonstance. En revanche, quand il a pu donner un texte original qui se penche sur la politique de l’année à venir en s’appuyant sur les années passées, ses textes sont souvent d’une grande qualité et injustement ignorés. S’ils ne font pas partie des plus grands pans de l’œuvre, ils demeurent d’un intérêt certain.

C’est le cas en 1922, où Maurras signe un article sur « La Politique générale », après lequel ses collaborateurs donneront une suite d’articles sur les différents domaines politiques, des finances à la religion en passant par la politique étrangère. Traçant le vaste tableau politique d’une année où commence vraiment à se dessiner l’entre-deux-guerres avec ses ambiguïtés et ses renoncements, il a le mérite de battre en brèche quelques idées reçues.

D’abord, il n’est pas vrai que Maurras se soit désintéressé de l’économie comme on le répète parfois. Mais il avait des amis bien mieux armés que lui pour aborder ce sujet, qu’il leur abandonnait volontiers quant au détail. Reste qu’il livrait à l’occasion quelques grandes lignes fermes et claires. C’est le cas ici.

Répondons d’emblée à la question qui fait notre titre : oui, d’après Maurras qui l’écrit en toutes lettres, il faut privatiser la Poste. Et les allumettes – lesquelles l’ont d’ailleurs été sans trop d’inconvénients pour l’allumage des feux et des pipes. C’est que l’État royal a des sujets, il n’a que faire d’administrer la Poste pour démontrer son pouvoir en pesant sur des assujettis. Aussi le roi rendrait-il de grand cœur le portage des lettres à « l’initiative privée » et au « légitime profit » :

Il faut rendre à l’initiative privée, aux personnes, associations, compagnies, toutes les fonctions qui dans l’État, accomplies par l’État, font effet de parasites stérilisants : stimulées et régénérées par l’idée légitime du légitime profit, elles feront de la richesse au lieu d’en dévorer ! (…) Les politiciens crient. Ils crieraient moins s’il s’agissait de vendre Tahiti aux États-Unis d’Amérique : céder les allumettes ou les P. T. T. à une entreprise française, c’est l’abomination de la désolation. Esprit de l’étatisme qu’engendre l’élection vénale ! L’État monarchique en est libre. Il ira droit devant lui, pour éliminer les tissus adipeux qui l’engorgent et recouvrer la saine liberté des muscles et des nerfs.

Dit en termes plus familiers : en 1922 déjà, il se révélait urgent de dégraisser le mammouth.

Premier axe donc : moins d’impôts, moins de « services publics » dirions-nous, et un État recentré sur ses missions régaliennes. C’est bien du libéralisme, même si le mot fera peur à quelques gardiens du temple, même si Maurras ne l’aurait pas prononcé favorablement parce qu’il était un homme du dix-neuvième siècle et que libéralismes politique et économique avaient trop partie liée dans les années de formation du Maître.

Quelles missions régaliennes ? la défense d’abord. Vieille obsession dira-t-on, et sans surprise cette fois. Voire. On nous a si souvent décrit un Maurras qui aurait été affligé d’une anglophobie d’amiral… D’autant que la guerre suivante et l’usage immodéré fait du triste épisode de Mers-el-Kébir par la propagande maréchaliste imposeront durablement cette idée.

Nous ne le [mettre en œuvre nos moyens extérieurs] pourrons pas, non plus, tant que notre politique restera subordonnée, je ne dis pas à l’alliance anglaise, qui a ses grands avantages, mais à une alliance quelconque. Nous pouvons tout avec les autres. Sous les autres nous ne pouvons rien.

La suite du texte évoque assez bien une politique, d’ailleurs traditionnelle aux rois de France, où l’intérêt national commande, sans avoir de préférences ni de répugnances éternelles et irraisonnées. Au risque de faire froncer le sourcil aux prophètes d’une France dont la grandeur tiendrait à son engluement dans quelques dogmes diplomatiques intangibles, on parlera presque d’unilatéralisme et d’opportunisme :

une nation qui ne perd pas de temps en pourparlers avec l’ennemi et qui ne demande pas de permissions inutiles à ses alliés, une nation qui occupe la Ruhr quand il le faut, qui négocie, quand il le faut, par-dessus la tête du Reich avec les collectivités économiques, géographiques, politiques, dont se compose l’Allemagne vraie, une nation qui sait prendre de l’argent où il y en a, le faire revenir où il faut, qui applique ce qu’elle a de force à créer des forces nouvelles, cette nation se refait de l’autorité morale, de l’influence économique, des avantages financiers.

Oserai-je dire que cela rappelle peut-être plus la politique américaine que l’on a pu reprocher à M. Bush que la politique « française » toute en grands principes déclaratifs et effets de manche onusiens autant qu’humanistes de messieurs Chirac et Villepin ? Si l’on voulait bien me passer l’anachronisme, je dirais même que Maurras nous désigne ici la France rendue au roi comme le pays d’un peuple sûr de lui-même et dominateur…

Troisième grand axe après l’économie et la guerre : la justice. Le roi de France est avant tout justicier. La justice qui organise, qui est par excellence le chemin vers le bien-vivre hérité de l’antiquité, vraie fin dans l’ordre politique. Là dira-t-on, on retrouve le Maurras qui nous est si familier : harmonie sociale, sauvegarde de « la race » – comme on disait naïvement à l’époque – et préservation des équilibres sociaux contre les forces de décomposition.

Oui. Pourtant, même l’antisémitisme de Maurras trouve dans ce texte quelques nuances. Certes cet antisémitisme n’est pas niable, on a tout écrit à son propos, et il ne faut pas oublier de rappeler ce qu’il doit à son temps, où la gauche était elle aussi antisémite plus souvent qu’on ne le dit. Pourtant, quand Maurras évoque les suites de la guerre, l’Union sacrée qu’il faudrait prolonger, que dit-il ?

La Monarchie, qui a l’expérience des siècles, est au surplus trop sage pour confier l’avenir de la race à de simples réglementations d’intérêt matériel. Elles sont indispensables. Mais il faut les compléter par une politique morale et religieuse. Là où la République dit : Séparation, la Monarchie dit : Liaison. Liaison avec le pouvoir spirituel, entente et accord avec lui. Il existe un ordre moral où tous les pouvoirs, spirituels, curés, pasteurs, rabbins, s’accordent à peu près. Je dis : à peu près. Eh bien ! là, au lieu de les exiler et de les exclure sous prétexte de neutralité, on les appellera, comme pendant la guerre pour le maintien de l’union sacrée

Des rabbins cités en bonne part par Maurras, qui leur voit un rôle utile dans le processus qu’il met au fondement même de la société ? On ne sait pas trop si ce sont les antisémites qui s’autorisent de Maurras ou les pourfendeurs professionnels du Maurras antisémite qui vont s’en étrangler le plus bruyamment…

Bien plus : évoquant plus bas les mesures qu’il faudrait prendre contre des juifs qui auraient une influence délétère sur le corps social, on trouve Maurras d’une certaine bénignité.

Il faut surtout compter sur l’esprit corporatif et l’esprit local pour créer la défense, imposer aux nouveaux venus une vigoureuse discipline indigène, exclure et retrancher de nos compagnies honorées les éléments les moins désirables. Cette défense à deux ou trois degrés vaudrait peut-être mieux que l’expulsion, peu réalisable, ou qu’un système de prohibition pure et simple qu’il serait difficile de maintenir et qui laisserait à l’intérieur du pays, hors des frontières morales de l’État, une population hostile comme celle dont la Russie tsariste a subi le poison. La décentralisation et l’organisation professionnelle sont des éléments de prophylaxie anti-juive ; une bonne échelle de pénalités spéciales contre les Métèques et les Juifs en serait une autre. Si enfin le rigoureux retrait de la nationalité française aux Juifs devenait, malgré tout, indispensable, des distinctions devront être faites en faveur des familles ayant rendu des services au pays.

Bien sûr tout cela est devenu inaudible depuis la Seconde Guerre mondiale, et, écrit aujourd’hui, tomberait sans doute sous le coup de la loi. Reste qu’on trouverait, à droite comme à gauche, bien des textes d’époque infiniment moins mesurés, simples appels au meurtre ou au pogrome. Maurras antisémite ? sans doute, le nier serait puéril. Maurras le pire des antisémites, l’exemplum à jamais indépassable de ce qui va mener à l’Holocauste ? c’est beaucoup moins sûr quand on regarde les textes comme celui-ci au lieu de se contenter d’une vulgate maurrassienne pas toujours compilée par des commentateurs bien intentionnés pour la vérité.