Barbarie et Civilisation

Civilisation et Barbarie, de Philippe Wolfers, 1897-1898 (MRAH, Bruxelles)

Après l’Homme, premier étage de la construction politique maurrassienne, vient la Civilisation.

C’est du moins en cet ordre logique que ces deux textes fondateurs se succèdent, en 1931 dans le recueil Principes, en 1937 dans Mes idées politiques, plus tard dans les Œuvres capitales.

En fait, ils ont paru tous deux pour la première fois en septembre 1901 dans la Gazette de France, mais dans l’ordre inverse : le 9 pour Qu’est-ce que la civilisation ? et le 23 pour Amis ou ennemis.

Et s’ils n’ont en rien été conçus comme les attendus, les préalables d’une vaste synthèse, nous ne pouvons aujourd’hui les dissocier du meccano imaginé trente ans plus tard par Pierre Chardon, alias Rachel Stefani ; de même, nous ne pouvons nous interdire de les faire vieillir d’un bon siècle pour les confronter au monde actuel et à ses principes fondateurs, qu’ils soient explicites ou non.

Résumer d’une phrase lapidaire le credo de notre modernité finissante pourrait passer pour une simplification réductrice, voire mutilante, si cette modernité ne se voyait pas elle-même ainsi, le proclamant sans frein et sans vergogne :

Ce qui fonde la « civilisation » mondialiste actuelle, c’est la certitude d’un aboutissement proche, final et victorieux d’une longue lutte d’émancipation de l’individu, de son libre arbitre et de son génie créateur, contre les pesanteurs oppressives qui faisaient la substance et le ciment des sociétés pré-industrielles : religions, familles, nations, coutumes, hérédité.

Dans ce combat séculaire entre l’Individu et la Société, entre le vainqueur inéluctable et le vaincu qui tire ses dernières cartouches, le beau rôle est tenu par le « Moi Je », expression du Progrès, de la Liberté et de la Démocratie, tandis que le clan des « Tous », des « Eux », réunit dans un cénacle fétide les réactionnaires attardés et les défenseurs des derniers privilèges.

C’est là que les penseurs en cour, libéraux comme progressistes, situent aujourd’hui Maurras, par un réflexe automatique. Maurras est réactionnaire, puisqu’il défend aussi bien la religion que la famille, la nation aussi bien que la tradition, et que, suprême archaïsme, il réclame un pouvoir héréditaire ! Donc, s’il est réactionnaire, c’est qu’il en tient pour l’écrasement de l’individu par la société, pour l’asservissement de la liberté du « Je » par la dictature du « Tout ».

Or, de toute sa vie, Maurras n’est jamais entré dans cette opposition simpliste entre l’Homme et la Société ; ce qu’il a opposé, c’est la civilisation à la barbarie.

Maurras n’a jamais attaqué le progrès ni l’émancipation ; encore faut-il, c’est pour lui la condition d’une marche vers la civilisation, les mettre au service d’un « nous », qui n’est pas le « eux », ni a fortiori le « Moi Je », lequel nous mène immanquablement sur le chemin de la barbarie, en sa version moderne qui est « la nature insatiable d’un désir qui essaye de se satisfaire par le nombre de ses plaisirs ».

Mais que l’on revienne au texte de 1901, à sa distinction entre les civilisations et la Civilisation, pour comprendre combien le débat actuel sur la croissance et le « développement soutenable » peut (et doit !) s’inspirer de ce que Maurras exprimait alors !