« Notre Stendhal »

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On pourrait croire que certaines associations d’auteur sont devenues étranges à la faveur des excommunications, des procès d’épuration ou du raidissement des démocraties modernes promouvant une vulgate bien-pensante de plus en plus pauvre et niaise.

Ainsi Claude Roy — qui fut Camelot du roi avant guerre et devint communiste après guerre — veut-il nous faire croire, peut-être pour justifier ses propres contorsions, que c’est un syncrétisme bizarre qui aurait présidé à ses lectures de jeunesse :

Je m’organisais, dans ma province et dans la solitude puis au Quartier latin, un bizarre syncrétisme de philosophe brouillon et autodidacte, bouillie pour jeune chat enragé : j’empruntais à Baudelaire, Georges Sorel et Maurras la critique de la démocratie, à Nietzsche, Barrès et Stendhal le « culte de l’énergie », à Rimbaud et Vallès la révolte contre les assis, à Proudhon et Malraux l’idée vague et violente du socialisme et aux Nourritures terrestres de Gide la permission d’un plaisir.
(Moi je, 1969)

Que faudrait-il imaginer alors ? que ce syncrétisme décrété a posteriori monstrueux et bizarre a pourtant touché toute une génération. Qu’il a cependant nourri des écrivains dont les admirateurs de Claude Roy, s’il s’en trouve encore, nous pardonneront de dire qu’ils sont mineurs, aussi bien que des auteurs essentiels : Maurice Blanchot n’avoue-t-il pas le même genre de lectures dans Les Intellectuels en question ?

On reste alors étonné qu’une telle bouillie pour jeunes chats enragés ait nourri tant d’amis de la science et de la volupté…

C’est que l’étrangeté à laquelle veut nous faire croire Claude Roy a toujours été : ainsi est-elle d’autant plus vraisemblable quand il l’affirme. Mais elle a toujours été fausse : c’est ce que nous dit Maurras dans son Stendhal contemporain.

Car les royalistes eux-mêmes, ou les catholiques — bref tous ceux qui se révèlent au début du vingtième siècle trop étroitement héritiers des déterminations du dix-neuvième — sont portés à voir dans Stendhal une sorte d’ennemi naturel, anticlérial ou suspect de fautes politiques dont le bona­partisme n’est pas la moindre :

Mais votre Beyle, ah ! non. Trop est trop. Avec lui, on se lasse et l’on s’impatiente d’un excès cruel, odieux. Et, en fin de compte, on s’en va…

À ces symétriques de Claude Roy dans le temps comme dans l’espace politique, Maurras répond tranquillement :

Eh ! bien, non : l’on ne s’en va pas, ou l’on revient.

Laissons le lecteur suivre les raisons qu’avance Maurras dans ce texte complexe, parfois presque jusqu’au tortueux.

Mais au principe de ce retour, de ce refus de condamner Stendhal, qu’y a-t-il finalement ? « Fête Galante (…) dialogue platonicien » : on aura vite compris que Stendhal est pour Maurras un autre rameau de ce classicisme que nous avons exploré dans Poésie et Vérité. Mais quel rameau ? par où y tient-il ? C’est l’amour qui in fine sauve Stendhal. Sans doute sa finesse et son intelligence ont-elles part au sauvetage. Mais c’est à sa conception de l’amour toute italienne, toute méditerranéenne, toute provençale au sens de Pétrarque et des pages les plus passionnées de Mistral ou d’Aubanel que Stendhal doit son salut :

Il n’est pas un cœur d’homme ou de femme qui n’y distingue quelque chose de soi, et la raison universelle en reste éblouie et comblée comme il arrive chaque fois que l’esprit de l’homme se fait servir, se fait traduire par l’heureux choix des nobles matières appropriées. Leur clarté ajoutée à la sienne la multiplie comme un corpuscule dans une flamme.

Devant Maurras, la claire lumière du sud est un viatique suffisant pour être lavé de tous les péchés d’un temps où Stendhal était né sans y rien pouvoir, comme aux yeux du Martégal l’aspiration vers le pays où fleurissent les citrons sanctifiait Goethe, pourtant Allemand et père du romantisme.