Ni Anatole France ni Racine

Le prétexte est en effet bien mince pour intituler ce texte Anatole France et Racine. Quiconque y chercherait une étude précise sur le sujet — l’influence de Racine sur Anatole France — ne pourrait qu’être déçu. Sans doute le livre de Gabriel des Hons dont Maurras feint de parler aborde ce sujet, mais le véritable propos est tout autre. Maurras n’avoue-t-il pas à la fin de son texte n’avoir pas dit encore grand-chose de « la difficulté que l’on peut croire maîtresse »… croire seulement.

De quoi est-il donc question ? et que fait ce texte dans Poésie et Vérité, dont nos lecteurs doivent commencer à entrevoir l’unité de propos sous les divers sujets littéraires qu’il réunit en un faisceau ?

Il s’agit d’abord d’une anecdote : un emprunt de Bossuet à Horace, emprunt que Maurras a repéré au détour d’une conversation dans le salon de Jacques Bainville.

L’image empruntée par Bossuet à Horace, qui sera empruntée à son tour à l’un ou l’autre par Musset, qui l’a été par Horace à quelqu’un d’autre — peut-être Homère —, quel est donc son statut littéraire ? Est-il légitime pour un poète de s’emparer ainsi du bien d’autrui et d’en faire des vers plutôt que de les tirer de son fonds propre et original ? Oui répond Maurras, non sans égratigner le vieil Hugo au passage.

Cette idée d’un bien commun littéraire, d’images, de thèmes, de formules qui ne sont la propriété de personne mais qui la sont de tous pour peu que l’emprunteur ait du talent pour se les approprier, c’est incontestablement pour Maurras l’une des conceptions constitutives de son classicisme. Non pour perpétuer des formes sanctionnées par une autorité, mais bien parce que ces formes sont autant que la réalité matérielle et observable des sujets littéraires.

Autant dire tout net qu’il n’y a point de véritable différence entre la rose des jardins et celle qui, fleurie dans l’imagination des hommes anciens…

On retrouve bien ici la réflexion centrale de Poésie et Vérité, son souci du rapport entre la vérité et son expression poétique ou littéraire.

Ce petit texte dira-t-on alors ne va pas bien loin, affublé de son titre à demi trompeur. Voire.

D’abord cette conception selon laquelle l’emprunt est légitimé par le talent de l’emprunteur rappellera quelques formules heureuses de politique : il en est du pouvoir comme d’un champ à l’abandon : le prend qui veut, le tient qui peut. Il ne serait peut-être pas trop hardi de voir dans le roi légitime le seul qui puisse tenir le champ, et le seul qui ait assez de talent pour emprunter à l’histoire légitimement, comme le poète véritablement doué peut et doit s’approprier tel ou tel héritage poétique sans qu’on s’en scandalise.

Ensuite, ce petit texte montre l’air de rien combien Maurras n’était pas étranger aux recherches poétiques du vingtième siècle. Qu’est-ce à dire quand il prétend que la rose qui s’épanouit dans le jardin est la même qui s’épanouit dans Ronsard ? sinon dire que la littérature peut et doit se prendre elle-même pour sujet légitime, aussi légitime que le monde matériel ou moral qui nous entoure ? que l’écriture peut, sans se trahir ni s’appauvrir ou s’exténuer, s’engendrer elle-même. Sans doute Maurras n’a pas pratiqué lui-même les formes littéraires que ces conceptions porteront au vingtième siècle. Pour cette raison il serait excessif de faire plus que simplement citer les noms d’auteurs aussi fondamentaux et contemporains que Maurice Blanchot ou Roger Laporte. Mais cette limite affirmée, il faut alors bien dire que Maurras n’a nullement été aveugle aux mouvements de l’esprit qui les annoncaient, et que loin d’un passéisme excessivement formel où certains voudraient l’enfermer, il a pleinement participé aux réflexions littéraires de son temps, à sa manière et avec sa sensibilité d’homme né en 1868.