La Bataille de la Marne

Maurras décrit longuement la genèse de La Bataille de la Marne dans sa préface de La Musique intérieure et se demande s’il la finira un jour. Non seulement elle restera inachevée — la septième partie se poursuivant, après la quatrième strophe, par des pointillés suggérant que de nouveaux vers sont attendus — mais elle ne sera plus republiée en intégralité. Dans les Œuvres capitales, Maurras se contente de reprendre les quatre strophes de la première partie.

La première édition date du 1er septembre 1918, dans la revue Le Feu. Elle comprend les trois premières parties et une strophe de conclusion qui deviendra ensuite la première de la quatrième partie. La totalité des 47 strophes est publiée dans l’Almanach de l’Action française pour l’année 1919, et reprise sous forme de fac simile du manuscrit en 1923, aux éditions Édouard Champion, puis dans La Musique intérieure. La fin de la rédaction date donc des derniers jours de 1918.

La Bataille de la Marne se veut un poème épique. Maurras ne s’y contente pas de chanter la bravoure et le mérite des armées françaises, il insulte, il détruit, il anéantit l’ennemi allemand. Derrière le langage poétique, toujours plus difficile à décrypter en première lecture que ne peut l’être un article de journal, l’expression de Maurras est d’une très rare violence, d’une outrance pleinement revendiquée. L’Allemand est resté un Barbare, un être malfaisant, un bâtard, impropre à recevoir les bienfaits de la civilisation ; il fut certes jadis, grâce à la Chrétienté, sur le point d’accéder à une pleine humanité, mais la révolte nihiliste de Luther l’a fait retomber dans son Walhalla primitif d’où rien de beau, rien de construit, rien de pensé ne peut sortir.

C’est dans la troisième partie que l’attaque atteint son summum ; un seul vers sur ces soixante justifierait aujourd’hui une indignation planétaire !

Ce n’est que dans la strophe de conclusion que l’on retrouve un peu de rationalité ; comme l’a fait en d’autres temps Tyrtée le Spartiate d’adoption, le poète en armes se doit d’insuffler chez le soldat une haine inexpiable de l’ennemi. L’acte de guerre doit être sublimé en œuvre pie, en croisade civilisatrice. C’est à ce prix que le combattant pourra se surpasser.

Maurras cependant développe aussi une leçon politique ; que l’on ne s’apitoie pas sur le triste sort de l’Allemand ! Celui-ci cherchera à nous amadouer, à regagner par la négociation et la fourberie de son caractère ce qu’il a perdu sur le champ de bataille. Non, il faut être sourd à toute compassion, et ne rien lâcher.

Mais il ne faut pas que la violence du propos occulte trop, pour le lecteur d’aujourd’hui, la qualité poétique intrinsèque de l’ode. Dans son dernier article, publié dans Le Mercure de France du 1er novembre 1918, soit huit jours avant sa mort, Guillaume Apollinaire rend un vibrant hommage à l’écriture de Maurras :

(…) Ce long fragment offre d’autant plus d’intérêt qu’on y peut voir que le goût légitime de M. Charles Maurras pour les règles et la tradition ne l’aveugle point sur l’utilité de les observer superstitieusement. Ces vers ressortissent au genre de ce qu’on appelle « le vers libéré ». On y fait rimer le pluriel avec le singulier, et la rime devient parfois si faible qu’elle confine à l’assonance ; l’hiatus même y laisse se heurter deux voyelles.
Du reste, la liberté avec laquelle M. Charles Maurras a osé aborder le ton de l’ode n’ôte rien au nombre de ses strophes, à la fermeté de sa langue, à la recherche d’une pensée qui même en pindarisant sait s’exprimer simplement et harmonieusement. Ses modèles, à mon sens, ne se trouvent ni au XVIIe, ni au XIXe, ni au XXe siècle ; ce sont Pindare et Ronsard. Mais tout le monde n’a pas compris la qualité de ces divertissements. Le goût de la jeunesse est aujourd’hui si divisé ! Ils aideront toutefois à combattre la tendance que l’on a, dans certains milieux, à se laisser troubler beaucoup plus que de raison par les centons et les pastiches dont la perfection n’emporte nullement la légitimité et qui peuvent bien amuser le lecteur sans honorer leur auteur, chez qui ils décèlent plus d’habileté et de bonheur que de talent.

L’autorité d’un Maurras peut encore servir, quand on remarquera la simplicité de ses vers, à se laisser aller avec moins de complaisance et seulement en souriant, à goûter la subtilité et l’excessive afféterie des courtes pièces de vers de certains prosateurs qui gongorisent sans mallarmiser le moins du monde. Enfin, les astuces d’un maître si traditionaliste que l’est le rédacteur en chef de l’Action française, montrent assez que l’audace est bien dans la tradition des lettres françaises et que les innovations peuvent bien être et sont généralement le fait des plus cultivés, de ceux qui, tout en ayant le plus de dons ont également le plus de métier.

Quand on laboure un champ, il faut que la terre soit promptement retournée, de façon à ce que toutes les particules du sol soient tour à tour et d’année en année exposées au soleil. Il en est de même de la langue. Du moment qu’un auteur se conforme à l’usage du point de vue de la syntaxe et du vocabulaire, et sauf les exceptions qui viennent confirmer cette règle, il doit, dans une matière aussi conventionnelle que l’expression poétique, être laissé libre d’en approfondir toutes les ressources, de tout remanier à son gré, pour le plus grand bien de la langue qu’il travaille à rendre plus nette, plus claire, plus riche et plus belle, et pour le plus grand profit de l’esprit humain.

Au contraire, les prétentions des puristes et des grammairiens, quand elles vont à des excès, ne servent de rien qu’à appauvrir le langage, qu’à éteindre l’imagination des poètes et qu’à préparer la mort de la langue. Les poèmes de Maurras donnent une leçon de mesure. On peut en faire son profit dans tous les camps littéraires.

Ces lignes, écrites juste avant l’Armistice, répondaient aux seize premières strophes, parues dans Le Feu deux mois auparavant. S’il avait pu lire les trente et une suivantes, Guillaume Apollinaire n’aurait sans doute pas changé d’avis.