Dieu et le Roi

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Axel Tisserand, qui a déjà publié les Lettres des Jeux Olympiques chez Garnier-Flammarion, publie chez Privat sous le titre Dieu et le Roi la correspondance de Charles Maurras avec l’abbé Penon entre 1883 et 1928.

Sans doute d’autres avant Axel Tisserand avaient exploré ce fonds, Victor Nguyen en particulier, mais c’est la première publication de cette correspondance.

Voici la présentation qu’en fait l’éditeur :

L’abbé Penon, un Provençal devenu évêque de Moulins, a été le précepteur puis le directeur de conscience du jeune Charles Maurras. Une amitié s’est nouée entre les deux hommes, qui n’a pris fin qu’à la mort de Penon en 1928. Il en reste une correspondance inédite, d’un intérêt considérable, près d’un demi siècle de l’histoire politique et intellectuelle de la Troisième République défilant sous nos yeux. Les principaux épisodes, Affaire Dreyfus, Séparation, fondation de l’Action française, Première Guerre mondiale, Bloc national et Cartel des gauches, occupation de la Ruhr, condamnation de l’Action française par Pie XI… sont abordés avec une liberté de ton absolue, aucun des deux hommes n’écrivant pour la publication. Si l’on se souvient que Maurras a été le plus important penseur de la droite française depuis Joseph de Maistre, et que les relations conflictuelles entre la République et l’Église catholique ont été une donnée essentielle de la vie nationale depuis la Révolution, on mesure mieux l’apport de ce document sans précédent, conservé jusqu’à ce jour dans la famille de Maurras.

Maurras, le fascisme et le nazisme

Merci à notre ami Tony Kunter pour sa critique détaillée de l’article précurseur d’Ernst Nolte sur l’Action française. Nous la reprenons sur notre site avec plaisir.

Cet article, publié en 1961, fut certes vivement contesté dès sa parution, tant pour des raisons d’ordre scientifique que pour ses graves lacunes documentaires ; cependant la thèse qu’il présente est généralement admise depuis, sans discussion, surtout par les historiens et commentateurs qui ne connaissent pas Maurras – c’est à dire, hélas, la majorité d’entre eux.

Pour faire court, d’après Nolte, le fascisme est né en France sous la forme de l’Action française. Et c’est celle-ci qui a inspiré, après la fin de la Grande Guerre, c’est à dire une vingtaine d’années après sa propre apparition, ses avatars italien et allemand. Elle en porte tous les excès et en préfigure toutes les déviances.

Comment une telle absurdité a-t-elle pu survivre, se répandre, prospérer, devenir une norme d’usage ? En premier lieu, bien sur, on voit tout l’avantage qu’un Allemand pouvait y trouver, pour tenter de disculper son camp, ne serait-ce qu’un peu. Mais un tel alibi n’aurait jamais pu porter bien loin s’il n’avait trouvé, en France même, un écho puissant et approbateur.

Le débat mérite certes d’être poussé bien au-delà des calculs de ces « maîtres penseurs » soucieux de n’écrire que « l’Histoire qui sert la bonne cause », c’est-à-dire leur cause à eux. Bien que souvent faiblarde, bien qu’énoncée en un temps où l’historiographie maurrassienne était encore balbutiante, l’argumentation de Nolte vaut d’être analysée et discutée au fond. Mais dans l’ordre du succès des idées, ce n’est pas le fond qui aura été déterminant ; c’est l’aubaine que représentait, pour les partis de la gauche française, la possibilité de se décharger sur un ennemi à terre, incapable de se défendre, du poids de leurs propres turpitudes.

Les communistes avaient à faire oublier un certain Pacte du 23 août 1939 et leur entrée tardive dans la résistance. Les socialistes avaient également beaucoup de choses à se faire pardonner ; la plupart des collaborationnistes n’étaient-ils pas sortis de leurs rangs ? Nolte leur apportait la clef de leurs problèmes, et en plus, c’était une parole d’Allemand ! Les vrais collabos, les seuls à stigmatiser, ce n’était pas eux, c’était l’AF ! Sur les quelques exemples qu’on pouvait trouver, il suffisait de sauter par dessus les années de Cagoule pour les faire passer directement de l’AF au fascisme. Ce qui n’était pas trop difficile à faire, pour des staliniens rompus à l’art délicat de la contrefaçon historique.

Le continuum AF-Vichy-collaboration n’était donc peuplé que de maurrassiens, alors que tous les hommes de gauche étaient dans le bon camp, mieux : ils étaient le bon camp. Ramener l’Affaire Dreyfus à une simple affaire de persécution antisémite allait de soi ; et, de vulgarisation en vulgarité, la thèse de Nolte aboutit en 1981 à celle de BHL, L’Idéologie française, par laquelle Maurras conçut Auschwitz dès avant 1900. Quand on met le doigt dans l’anachronisme, celui-ci ne connaît plus de limites.

Tout ce qui est excessif est-il nécessairement insignifiant ? Ce n’est pas certain, car l’oubli, l’inculture, l’absence de curiosité vis-à-vis des sources, le goût de la facilité et du manichéisme empêchent de voir ce qui est excessif et lui confèrent, à défaut de signifiant, du sens commun.

Aucun sujet n’est tabou, pas plus l’antisémitisme de Maurras, qu’il continua de professer bien après que Bernanos ait déclaré (en 1938) que c’était désormais « une cause qu’Hitler avait déshonorée », que le soutien qu’il apporta au Maréchal. Nous avons pris le parti, sur notre site, de publier les textes en intégralité, dans un esprit scientifique, sans les censurer ni les justifier. Mais qu’il nous soit permis d’affirmer que, par rapport au cœur de l’œuvre maurrassienne, il s’agit de sujets bien mineurs.

Nul certes ne va aujourd’hui camper sur la thèse du « bon antisémitisme », qui serait d’État, opposé au « mauvais antisémitisme », qui serait de peau. Mais qu’au moins l’on ne tombe pas dans le plus naïf des anachronismes. Au moment où Maurras s’ouvre à la vie politique, l’antisémitisme est un sentiment largement partagé, présent dans tous les partis et notamment à gauche ; et si tous les gens célèbres de gauche qui étaient antisémites en 1894 devaient être jetés aux poubelles de l’Histoire bien pensante, beaucoup de boulevards et de larges avenues de nos villes devraient être rebaptisés d’urgence. A contrario, qui pourrait contester que la France ne serait pas couverte de rues Maurras si par malheur celui-ci avait disparu en mai 1940 ?

En contribuant à diffuser l’œuvre de Maurras, nous mettons à disposition de chacun l’un des trésors de la langue et de la littérature françaises ; pourquoi nous priver de ces pages magnifiques, de cette pensée fulgurante, d’une inspiration qui a si profondément marqué son époque ? Oui, pourquoi ?

Mais il y a bien au-delà. Nolte écrivait au temps de la guerre froide. Aujourd’hui, le marxisme est mort, mais le totalitarisme demeure. Il se pare des vertus de la démocratie et de la liberté, envahit et uniformise le monde, nos existences et nos cultures. Les systèmes de pensée qui ne sont pas issus du même tronc, qui ne lui soient pas consanguins, qui peuvent lui être opposés sans vaciller ne sont pas légion. La synthèse maurrassienne, avec les excès qui lui sont consubstantiels, n’est ni holiste, ni individualiste ; c’est un hymne à l’Ordre et à la Beauté, non à l’homme ; à la civilisation, non à la masse ou au marché. Alors, oui, qu’elles sont mesquines, les réserves inspirées, sciemment ou non, par les écrits de Nolte et de ses semblables !

Théodore Aubanel

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Cette description — elle est bien sous-titrée ainsi — de Théodore Aubanel est parue en juillet-août 1889 dans la Revue indépendante. Si ce texte passe souvent pour la première œuvre de Maurras, c’est qu’il est le premier à avoir été tiré à part en volume.

Ce Théodore Aubanel valut auparavant à Maurras un prix du Ministère de l’instruction publique qui avait, sur les instances des Félibres de Paris, organisé un concours ayant pour thème « Éloge d’Aubanel ».

Dans une lettre du 16 mai 1888 à son ami René de Saint-Pons, Maurras annonce son succès :

Bibi aussi a eu son petit laurier, premier prix du ministre de l’Instruction Publique. J’avais eu le temps de griffonner cette étude les trois derniers jours d’avril. Le 30 avril, j’avais tout à recopier car c’était l’indéchiffrabilité même. À 8 heures 1/2 du matin, j’ai mis la plume au poing. Dîner à midi. Demi-heure déambulatoire au Luxembourg et nouvel affolement devant mon bureau, et la plume de courir jusqu’à 8 heures. Encore avais-je à recopier toute la Vénus d’Arles en provençal et en français et je doutais de l’orthographe de certains mots. Il fallut aller à la Bibliothèque Sainte-Geneviève compulser Lou Tresor et pendant ce temps, ma mère, au logis, achevait la copie. À 9 heures je prenais l’omnibus Bastille-Grenelle. À 10 heures je tapais chez le portier du président des Félibres, lequel (pas le portier) était en soirée. Et quand aura-t-il ce paquet, alors ? Pas avant demain matin… (Horripilement, la limite du concours était à minuit !) Et alors, de ma voix la plus pathétique : « Ô portier de mon cœur, mets ceci sous le paillasson de Monsieur Sextius Michel, en rentrant il heurtera là contre et, s’il se casse le nez, l’organe endommagé sera un document pour attester le dépôt du document à l’heure due. » Le portier adouci par cette perspective (voir son bourgeois bifurqué, quant au nez) prit mon manuscrit et me certifia qu’ainsi il ferait. J’ignore où en est le nez de Monsieur Sextius Michel mais mon factum est arrivé à temps puisqu’on l’a lauré. Ces bons félibres qui n’ont pas le moindre abonnement à L’Observateur français et ne soupçonnent pas la réalité objective de l’Instruction Publique, imaginaient que Maurras était une créature fantastique imaginée par un bonhomme connu en velléité d’incognito. Ils m’ont unanimisé premier prix. respecte-moi ! Et il paraît, d’après Fournier, que l’honnête jury a fait un beau vacarme quand on est arrivé à la fin : Théodore Aubanel en cagoule de flagellant agenouillé devant la Vénus d’Arles…

Dans une lettre au même en date du 4 juin :

Ce que j’ai reçu de congratulations ! Ce que j’ai répondu de nigauderies sur des cartons carrés ! (…) Et je voulais causer à plume débridée car de tout cet arrivage de Provence, ce sont tes lignes, celles de Signoret et celles de l’abbé Penon qui m’ont fait le plus de plaisir ! (…) Je veux te dire encore ce qui m’a le plus plus dans l’honneur dont on m’a couvert ! Mon étude a scandalisé une partie du jury… Le prix d’honneur lui a été décerné unanimement, mais quelques-uns refusèrent de donner leur vote si le rapporteur ne s’engageait pas à insérer dans son factum des réserves sur les licences incorrectes du style. Or, ces réservistes étaient tous des bourgeois. Le rapporteur, un jeune poète, Gayda, relit mon étude, puis refuse net de faire les réserves demandées, donne ses raisons à une séance suivante et tous les « littérateurs » se rangent à son avis. Eh bien ce scandale-là, la conscience d’avoir été discuté, le plaisir d’avoir horripilé des commis de ministères et des professeurs, toutes ces choses me sont mille fois plus précieuses que le prix lui-même car elles me laissent espérer que je finirai par donner une empreinte personnelle à ma façon d’écrire. Or, des réalités sublunaires, il n’y a que celle-là qui soit digne d’envie. Qu’en penses-tu ? (…) Et la lettre de Mistral ? Car j’ai reçu une lettre de Mistral pour deux articles parus dans L’Observateur français à propos du Pain du péché. Aubanel me porte bonheur. pour ne pas te faire concevoir des idées trop hautes de ce billet, je t’envoie un morceau d’Observateur français où mes collaborateurs ont voulu le publier. (…) « Excellente, Monsieur, votre étude sur Malandran, c’est-à-dire sur Aubanel, que vous jugez en homme étonnamment au courant. Merci pour le grand félibre mort et triomphant dans la mort et merci pour la cause. Veuillez, à l’occasion, nous aider à sauver notre âme : … Amo de moun païs, Tu que dardaies, manifesto, E dins sa lango e dins sa gesto… Vous êtes bien aimable de m’avoir fait lire ces pages viriles et profondes. Je vous salue de bon cœur. F. MISTRAL Maillane le 18 mai 1888. »

Quelques jours plus tard, Maurras écrivait à un autre correspondant :

Imprimerai-je mon Aubanel ? Le directeur de l’Instruction Publique m’offre d’insérer mon étude et de me la tirer gratis au nombre d’exemplaires que je voudrais. Mais il paye trop mal. J’aimerais mieux une grande revue où l’on pourrait me rendre le même service et en me rémunérant davantage. Car je deviens très positif. Puis, cette étude sur Aubanel est écrite dans un style trop rutilant et trop voulûment incorrect pour passer dans ce paisible bouillon Duval de l’Université. Enfin, je ne sais pas du tout ce que cela vaut, l’ayant livré dans le coup de feu de la composition ; ceci arrivera, je n’aurai pas le cœur de l’imprimer tel quel et je n’ai pas l’énergie nécessaire à un remaniement. Je l’ai bien vu pour mes félibres entêtés. Là je n’avais qu’à couper. Deux ou trois soirs de suite, à la requête du bon sens et de ma mère ligués, j’avais fait comparaître mon manuscrit, et puis zut…

Le tirage à part de cinquante exemplaires fut finalement réalisé en 1889, à la Nouvelle Librairie Parisienne-Albert Savine, après la publication en revue. Presque tous les exemplaires furent dédicacés et offerts par Maurras.

L’engagement politique et la peine de mort

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Dans un article d’actualité publié le 12 octobre 1909, veille de l’exécution de l’anarchiste catalan Francesco Ferrer, Charles Maurras se livre à une réflexion morale sur la responsabilité du penseur politique vis-à-vis des violences que ses paroles ou ses écrits auront pu contribuer à provoquer, et par delà, l’invite à regarder la mort comme un risque pleinement accepté :

Mourir pour une idée ne peut pas être un mal

écrit-il en conclusion. Maurras percevait vraisemblablement l’« Affaire Ferrer » comme un écho, une réplique, de l’« Affaire » tout court : que de similitudes, en effet ! Mais il avait aussi dans l’esprit l’évocation des journées de juin 1848 et de la Commune.

Cette fois, les émeutes et le procès se tiennent à Barcelone. Quel parti prendra le roi Alphonse XIII ? Clémence, ou rigueur ? Dans toutes les capitales d’Europe, et même aux États-Unis, le parti des droits de l’homme est mobilisé, les libelles circulent, le héros est proclamé innocent, prêt à revêtir ses habits de martyr. Voilà une situation bien actuelle. Maurras, qui a connu Ferrer parmi ses adversaires irréductibles, car celui-ci a passé l’essentiel de sa vie militante à Paris, est néanmoins prêt à lui accorder sa sympathie, à condition qu’il joue le jeu et accepte la mort comme le terme normal de son combat.

Attitude difficile à tenir de nos jours ; mais l’était-elle bien davantage il y a un siècle ? Maurras stigmatise la toute-puissance de la sensibilité et de l’émotion parmi ses contemporains ; n’aurions-nous donc rien inventé depuis ?

Maurras aura vécu ensuite la guerre d’Espagne, les procès de Moscou, les fusillés de la Résistance et de l’épuration, et son propre procès. Après lui, la peine de mort a été abolie, ravalée au rang de cruauté archaïque et incongrue. Et l’oublié Ferrer reste, pour quelques nostalgiques, l’innocente victime de la répression aveugle, le bon éducateur qui ne voulait faire que le Bien autour de lui. Sic transit…