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Lorsque Hugo eut les cent ans

I. Avant la fête

17 novembre 1901.

Victor Hugo est mort depuis dix-sept ans, et sa renommée a subi des variations et des discussions inouïes. Déjà, à la date de 1887, deux esprits de la même génération, par conséquent soumis aux mêmes influences, Jules Tellier 1 et Charles Morice 2, rendaient sur Victor Hugo des jugements aussi contraires que possible. Morice l'appelait le second dans tous les genres, Tellier le préférait à tous les poètes du siècle. On se dira : comment M. Charles Morice pouvait-il se refuser à toute l'évidence et traiter comme négligeable le plus vaste fleuve de mots qui ait passé jamais sur le monde ? Comment peut-il lui refuser ce qu'on ne peut lui contester, la supériorité de la masse et du poids, la majesté physique de l'énergie ? Mais, d'autre part, comment un esprit de la force et de la finesse de Jules Tellier pouvait-il se complaire exagérément chez Victor Hugo ?

Nous avons assez étudié Jules Tellier pour avoir reconnu dans ce génie précoce, étouffé à vingt-six ans, la survivance d'un de ces nobles rhéteurs de la décadence latine qui, naissant d'ordinaire en pays espagnol ou gaulois, venaient mourir à Rome sans avoir tout à fait franchi le seuil du mystère de l'atticisme. Grande affinité de cette nature avec la nature de Hugo, frère intellectuel des Sénèque et des Lucain. Quant à M. Charles Morice, le goût qu'il a de dénaturer le réel lui défend d'oser dire devant le soleil qu'il fait jour ; plutôt que de l'avouer, il fera la nuit en lui-même. Il s'est efforcé de parler de Hugo sans songer du tout à Hugo. Mais un fait reste sûr : la poésie de Hugo choque l'essentiel de la conception qu'il se fait de la poésie.

M. Charles Morice, et je veux entendre par là toute une catégorie de vives intelligences, souffre du vide hugolien et de l'étrange disparate qui éclate, à chaque instant, entre l'intonation prophétique du poète et l'insignifiance de la prophétie, une fois exprimée, entendue, pénétrée. Celui qui se rend compte de cette inharmonie secrète se trouve disposé à en découvrir de plus apparentes, et les crevasses, les lacunes, les discontinuités de la rhétorique hugolienne, même aux endroits qui paraissent les mieux liés, font une espèce de malaise et d'inquiétude. Quoi donc ! N'est-ce donc que cela ? Il n'y a pas de Français, d'âge mûr, de goût réfléchi, qui n'ait connu à quelque degré l'étonnement de cette découverte et le vertige qu'elle donne.

Cela est arrivé aux hugoliens les plus déterminés. Je ne parle point des esprits fanatisés qui suivent un nom de poète comme on tient un serment ou une gageure. Ces fous religieux exceptés, et les sots, j'ose assurer que cette déception ne peut s'éviter. En tout cas, Tellier qui fut l'hugolisme en personne, Tellier qui supporta d'interminables conversations, non point seulement avec Paul Meurice, mais avec le redoutable Vacquerie, Tellier ne dut pas s'y soustraire. Il vit, il ressentit l'humiliant secret des faiblesses du dieu. Ce n'est pas M. Charles Morice, ce n'est pas un ennemi de Victor Hugo, c'est Tellier lui-même qui adjurait les amis de Hugo de faire un choix dans leur poète. Hâtez-vous, disait-il, composez son anthologie. Le vaste édifice est en ruines, mais des pans solides restent debout. Vous les voyez. Vos neveux ne les verront plus. Ne les laissez pas relever par des amateurs moins pieux, moins bien informés que vous n'êtes. Ou bien, changeant de ton et suivant d'autres métaphores, Ce sera un naufrage. Ce sera un plus grand naufrage que celui de Ronsard. Sauvez donc ce qui est encore susceptible d'être sauvé.

Telle est la force des grandes vérités. Elles groupent les esprits les plus différents. De nos jours, dans un article tout littéraire, heureusement délivré de toute allusion à la politique de Hugo, un jeune poète, M. Saint-Georges de Bouhélier 3 vient de rendre ses jugements. Eh bien ! j'y démêle plus d'une remarque sur lesquelles il me serait commode de m'accorder avec lui aussi pleinement que je m'accorde avec Jules Tellier ! Hugo « était démesuré », « il avait quelque chose de primitif ». Et quand M. de Bouhélier écrit « inégal », « rude », mais toujours « extraordinaire », je contresignerais volontiers chacune de ces épithètes, dans le sens que veut bien leur accorder le jeune auteur et aussi dans un autre sens. Où je diffère absolument d'avec lui, c'est quand il s'emporte jusqu'à écrire : « Hugo est le plus grand poète que compte la France ».

Un pays comme la France pourrait compter pour son plus grand poète un écrivain « inégal » et « rude » : il lui est impossible de décerner un titre aussi honorable à un écrivain que ses plus chauds partisans sont contraints d'appeler démesuré (le génie de la France est la mesure même), primitif (ce génie est le fruit d'une longue tradition d'humanité civilisée), enfin extraordinaire (le génie de la France est un ordre vivant).

Mais je veux tout d'abord qu'on m'approuve de discuter sur un sujet de préséance. M. de Bouhélier en fait honneur à Hugo, en quoi, selon moi il se trompe ; mais il a pleinement raison de discuter l'ordre des distances et de croire qu'il est des poètes plus ou moins « grands » les uns que les autres et qu'il peut y en avoir un de plus grand que tous. Le seul emploi de telles expressions nous témoigne d'une renaissance du goût. Le sens de la hiérarchie revient : il s'applique aussi bien aux ouvrages de l'art qu'aux œuvres naturelles. Il faut donc nous en réjouir.

Une critique nonchalante s'interdit de donner des rangs. Elle refuse de comparer entre ses plaisirs. Pour elle, les joies esthétiques ne peuvent pas être soumises a une commune mesure. Et pour elle, il est vrai, cela n'est point douteux. Son goût n'est pas un. Si la sensibilité est le signe nécessaire de la personne, cette personne elle-même est fort divisée. Les romantiques (j'appelle ainsi les impressionnistes de 1882, les prétendus naturalistes de 1875 et les idéalistes de 1848), tous les romantiques sont des animaux détraqués. À la base de leur sentiment et de leur pensée se place un phénomène de déchirement et de contradiction, un véritable fait d'anarchie intime. Qui s'est résigné à cette anarchie a signé l'acte de l'abdication mentale. Il ne finira point sans tomber dans la honte de grandes confusions.

Les jeunes gens du naturisme, tels que les a groupés M. Saint-Georges de Bouhélier dans une revue, ne me paraissent pas être des décadents. Ce sont des renaissants, comme le montre l'œuvre postérieure d'Eugène Montfort, qui était du naturisme. Je n'approuve pas leurs doctrines. Mais leur méthode est bonne, j'ai confiance qu'elle les sauvera quelque jour.

Ils cherchent donc le plus grand poète français. Ils croient même l'avoir trouvé. Mais une autre question préalable se pose. Y a-t-il un « plus grand » poète français ?

Si l'on veut toute ma pensée, je dirai que je crains bien qu'il n'existe pas. Il nous manque, a souvent soutenu, d'une plume hypocrite, cette critique romantique dont la tendance est de trahir le génie national. Il nous manque, dit-elle, en laissant pendre sa crinière en signe d'affliction. Ce que la critique romantique a pris pour un manque, pour un défaut, résulte, au contraire, de la surabondance des grands poètes sur notre sol. L'Italie du moyen âge possède un Dante, en qui se résume ce qu'elle est, ce qu'elle a été, ce qu'elle doit être. L'Angleterre a condensé son essentiel dans Shakespeare, et le meilleur de l'Allemagne siège dans « la tête olympienne » de Goethe. Ma chère patrie provençale offre aussi son Mistral, unique et pur exemplaire d'un type éternel. Il est certain que la littérature française, celle qui a son centre à Paris et la langue d'oui pour organe, n'offre aucun exemple d'un pareil abrégé. Elle ne montre ni un Mistral, ni un Goethe, ni un Shakespeare, ni un Dante. Mais c'est qu'elle en montre plusieurs. Sans parler d'un Bossuet ou d'un Voltaire, et en nous tenant aux poètes seuls, Racine, La Fontaine, Corneille et Molière lui-même, mais avant tous, l'auteur des Fables et l'auteur de Britannicus, montrent les mêmes titres au premier rang. Une égale source de poésie, un art divers, mais identique dans ses principes profonds, une philosophie des passions analogue, une pareille vue du monde, de l'âme, de la société, assimilent si parfaitement ces deux grands poètes qu'il est tout à fait impossible de trouver entre eux une raison de différence et de classement. Il faut leur accorder à tous deux le laurier cueilli sur la plus haute branche et tel qu'il n'est atteint que par les demi-dieux :

Et vitula tu dignus et hic… 4

Si (mais avec quelle inquiétude, avec quel tremblement !) si nous établissons Corneille et Molière un peu au-dessous de ces brillants Gémeaux, lucida sidera de la langue et de l'art français, si nous rangeons à leur suite un Ronsard, un Malherbe, un Villon, un Chénier, la question qui se pose, quant à Victor Hugo, doit être de savoir s'il égale ou surpasse quelqu'un de ces grands écrivains.

Mais faut-il remonter aussi haut ?

Une autre question préalable se présente en effet. On peut se dire :

— Et Lamartine ?

Il ne paraît pas évident du tout que Lamartine soit à ranger d'emblée au-dessous de Victor Hugo. S'il a été un moindre assembleur de mots, s'il n'a point concédé à la rhétorique toutes les libertés de Victor Hugo, s'il a traité moins de sujets avec moins de variété, s'il a fait moins de vers et s'il en a écrit un petit nombre de meilleurs, si les bons vers de Lamartine sont imbibés d'une grâce et d'une lumière que son rival n'a point connues, s'ils ont le grand vol naturel, la puissance aisée et divine, ce n'est pas un motif de les sacrifier ou de les oublier.

M. Saint-Georges de Bouhélier me voudra-t-il faire le plaisir d'entrouvrir avec moi le volume des Méditations ? Je ne lui lirai que le Lac, et quand ce beau poème, réglé comme une ode d'Horace, nous aura conduits à la strophe immortelle :

Ô lac ! rochers muets 5, grottes, forêt obscure,
Vous que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir ! 6

Quand nous en serons là, je demanderai au jeune poète critique de Naturisme de me dire quelle peinture est plus magnifique, quel sentiment plus tendre, quelle passion plus pathétique, et quel équivalent il pourrait trouver de tout cela chez Hugo. La fameuse Tristesse que l'on compare au Lac n'est que le chef d'œuvre de la volonté d'un artiste : un lourd effort s'y fait sentir comme dans toutes les dures créations du Cyclope. L'aisance apollonienne, je veux dire le don de la haute poésie naturelle, forme le premier caractère du poète supérieur. M. de Bouhélier ne le voit-il pas dans Le Lac ?

Je veux, cependant, supposer qu'il soit aveugle. Un volume des Recueillements, à défaut des Méditations, pourra bien lui ouvrir les yeux. Je mets en fait que l'on saura ce qu'est, ce que vaut Lamartine quand on se sera rendu compte de la beauté de certains vers de la Réponse à Némésis. Il y a mieux peut-être : La Vigne et la Maison, mais ici l'éloquence française a fait son chef-d'œuvre.

On se rappelle qu'un pauvre homme avait insulté le poète, un « pâle pamphlétaire », « tout grelottant d'envie et d'impuissance », comme dit Musset. Du grand cœur, comme d'un beau ciel, jaillit la fulgurante justification de la Muse :

Non, non : je l'ai conduite au fond des solitudes,
Comme un amant jaloux d'une chaste beauté ;
J'ai gardé ses beaux pieds des atteintes trop rudes
Dont la terre eût blessé leur tendre nudité !
J'ai couronné son front d'étoiles immortelles,
J'ai parfumé mon cœur pour lui faire un séjour
Et je n'ai rien laissé s'abriter sous ses ailes
Que la prière et que l'amour ! …

Un jour, de nobles pleurs laveront ce délire,
Et ta main, étouffant le son qu'elle a tiré,
Plus juste, arrachera des cordes de ta lyre,
La corde injurieuse où la haine a vibré !
Mais moi j'aurai vidé la coupe d'amertume
Sans que ma lèvre même en garde un souvenir,
Car mon âme est un feu qui brûle et qui parfume
Ce qu'on jette pour la ternir. 7

Ah ! Saint-Georges de Bouhélier, est-il possible que vous mettiez quelque chose au‑dessus de ces vers sublimes ? Relisez-les pour n'avoir plus à les relire et de façon à les savoir par cœur du premier au dernier. Vous persisterez à nommer Victor Hugo grand poète, car c'en est un, mais vous rendrez la première place au meilleur.

Pour ma part, je me contenterai d'établir ici pour quelle raison la naissance de votre grand poète devrait être fêtée de tous les Français conscients par un repas funèbre.

Sa naissance nous marque une journée mortelle : sa vie, son action et son influence, une vaste diminution.

J'ai promis là-dessus de laisser toute politique. Il me faut donc laisser aussi la question de morale et de philosophie, étroitement liée à la question politique. C'est d'art français que nous parlons. C'est une décadence de l'art poétique français que Victor Hugo représente.

Il la représente assurément beaucoup plus qu'il ne la réalise. Un certain degré de la force et du talent préserve de l'effet de certaines erreurs. L'esprit de médiocrité ou l'esprit de système sont tantôt annulés, tantôt contenus ou emportés par l'imagination et par le sentiment d'un homme de génie. Ainsi Hugo vaut mieux que I'hugolisme. Car il y a de l'hugolisme dans la manière froide et triste des parnassiens comme il y en a dans le désordre des décadents et dans la chinoiserie mallarmiste. Les parnassiens tenaient de Victor Hugo la plupart de leurs procédés. Les décadents renouvelaient avec plus de méthode et moins de naturel la doctrine de liberté absolue de l'art. Enfin, si un homme a compris le sens du poème hugolien, Nomen Numen, qui se traduit : le mot est Dieu, ce fut sans aucune conteste Mallarmé.

L'office littéraire de Victor Hugo peut se résumer en fort peu de lignes. Héritier de Chateaubriand, il a procédé à l'affranchissement de la phrase et surtout du mot. En demandant qu'on abolisse toute tradition ; en écrivant que le caprice du moindre poète (vates) doit l'emporter toujours sur le génie des langues et sur l'ordre des styles ; en substituant à l'idée de la beauté l'idée de caractère, à la notion de perfection celle d'originalité, Victor Hugo n'est pas seulement arrivé à se priver de certains concours magnifiques que le passé d'une nation et l'histoire de la civilisation elle même apportent à leurs derniers-nés ; il ne s'est pas seulement contraint à beaucoup renier de ses prédécesseurs et à mimer l'œuvre brutale des ignorants et des primitifs : son malheur est plus grand. Il dresse contre lui et contre tout poète égaré par sa théorie et par son exemple, une armée d'ennemis profonds et redoutables. Victor Hugo, par son esthétique, suscite contre l'écrivain français la coalition de tous les éléments du langage : ce qui n'était qu'une matière obéissante ou tout au moins domptée, ou qu'on était convenu d'avoir à dompter, les mots déliés de leurs attaches traditionnelles, de leurs chaînes logiques, et ainsi des rapports qu'ils soutiennent avec leurs sens, les mots se soulèvent pour s'imposer à l'imagination de l'écrivain. Ce n'est plus lui qui écrit sous la dictée de sa conception ou de son amour : c'est la tourbe confuse des outils révoltés qui se combine en lui par le jeu machinal, de leur rencontre physique et de leur agglutination spontanée. Sa volonté de fer, au lieu de les réduire, appuiera ces insurrections.

Plus que sensible chez Hugo, et révélée par des aveux aussi éloquents que formels, cette tyrannie des mots, principalement des mots placés à la rime, constitue un indice de dégénérescence qui est fréquent non seulement chez les poètes, mais chez les prosateurs de la seconde moitié du siècle passé. L'école de Jean-Jacques, dont relève Mme de Staël, et aussi ce grand et malheureux Lamartine, tendait à libérer la sensibilité des lumières de la raison. L'école de Chateaubriand et de Hugo étendait et approfondissait le désordre, puisqu'elle l'imposait à de simples éléments verbaux qui devraient être les organes et les ministres du discours, lui-même expression de notre vie mentale, au lieu de gouverner ceci et cela.

Quand je considère la ruine, quand je vois l'état de démence qui en résulte, la décadence intellectuelle et morale qu'elle a déterminée, il m'est difficile d'imaginer comment de bons Français peuvent conserver à Victor Hugo et à Chateaubriand, je ne dis pas l'admiration et l'amitié, sentiments que rien ne commande, mais cette estime, ce respect qui naissent d'un examen fait de sang-froid… Chateaubriand, Hugo ont révélé le Moyen Age ! Chateaubriand, Hugo nous ont restitué le sens du gothique ! Chateaubriand, Hugo ont nationalisé notre littérature ! Mais, outre que cette dernière formule est impropre (ce sont les sujets de notre littérature, ce sont les thèmes de nos compositions que Chateaubriand et Hugo ont nationalisés en dénaturant notre goût), ces services secondaires valent-ils en comparaison du désastre moral infligé à la pensée et à l'art ? Je ne saurais mieux expliquer ce désastre que par une image tirée des sciences de la nature : avant Hugo et Chateaubriand, la Poésie française était comparable à l'un des vertébrés supérieurs qui joignent au plus haut degré de la vie physique une parfaite discipline des éléments et des fonctions, superbes animaux, qui doivent le plus clair de leur puissance à leur ordre ; après Chateaubriand et Hugo, ce rare composé se dissout, les fonctions se relâchent, les canaux s'engorgent et les éléments s'éparpillent : il ne subsistera bientôt qu'un annelé livré au caprice ou à la routine de ganglions divers, pâte amorphe et diffuse qu'on ne peut comparer qu'aux premiers balbutiements de la vie.

La liberté du romantisme, la contrainte tout extérieure et mécanique des Parnassiens, la licence des verlainiens, l'artifice des mallarmistes (déjà reconnu et annoncé par Théodore de Banville dans son Petit Traité), voilà les quatre moments successifs de la maladie hugolienne.

Assurément, nul de ces cas particuliers ne peut nous empêcher, si nous ouvrons Victor Hugo, de goûter la strophe éloquente, d'admirer la pièce sublime. Il y en a ! Il y en a surtout, non pas dans la dernière manière de Hugo, de la faiblesse de laquelle tout le monde tombe d'accord, même les auteurs des plus ingénieux plaidoyers, non plus dans l'avant-dernière (des Contemplations à la première Légende et aux Châtiments) dont on fait, à tort, selon moi, l'apogée du poète, ni davantage (la passion politique ne m'aveuglera point !) dans la période légitimiste de 1820 à 1830. Je chercherai le bon et le meilleur Hugo, celui dont la nature donne les plus beaux fruits qu'un système n'a point gâtés, entre 1830 et 1840, dans les Feuilles d'Automne et autour des Feuilles d'Automne. Ailleurs il lui arrive d'être plus grand poète : mais le gros, l'ampoulé, le boursouflé y font du tort à la grandeur.

On peut ne ressentir, au surplus, qu'un enthousiasme mêlé pour ce moment de la perfection de Victor Hugo. Pour ma part, je puis dire :

— C'est là qu'il déplaira le moins.

Mais il déplaît toujours un peu. Il choque par on ne sait quelle hâblerie de l'accent. Je me défie d'esprits qu'il émerveille sans réserve et qui se laissent transporter et ravir sans inquiétude ni réaction. Ou ce sont des personnes un peu naïves (comme il était dans sa grosse finesse : est-ce Renan, est-ce Jules Lemaître qui le déclarait bête comme l'Himalaya8) ou ce sont des personnes de foi douteuse et de caractère un peu charlatan. La limpidité, la candeur, la simplicité manquent à cette poésie. On peut passer sur le défaut, je m'empresse d'en convenir ; affaire de sentiment à peu près incommunicable. Mais justement la délicatesse du goût croîtra ou décroîtra selon que les futures générations se développeront suivant l'esthétique de Victor Hugo ou en réaction contre ses malheurs.

La question d'esthétique reste donc la plus générale, et c'est celle que j'ai posée dans cet examen : la question de l'esthétique du romantisme.

Serons-nous classiques ? Serons-nous romantiques ? Depuis cette double invasion de barbares que manifestent la Révolution dite française et les idées de Chateaubriand et de Victor Hugo, le sort de la civilisation nationale dépend de la réponse qui sera faite à la double question. Tout progrès des idées classiques compose, ordonne et remet en marche vers les types supérieurs de notre nation et de notre espèce. Tout progrès des idées romantiques nous ramène au type enfantin.

Lors donc que l'école naturiste s'est fondée, je l'ai saluée parce qu'elle reprenait une vue de Denis Diderot qui pouvait être très féconde. Quand elle a dévié du côté de Jean-Jacques, puis de Bernardin de Saint-Pierre, j'ai averti ces jeunes hommes des risques intellectuels auxquels ils étaient exposés. Ils ont rejoint Zola, qui a cessé depuis longtemps son semblant d'opposition au romantisme, et par lui ils viennent de rallier Victor Hugo. Ils disent toujours : naturisme. Mais il n'y a pas une seule Nature. Entre la nature humaine et la nature des animaux primitifs, entre le vertébré et le protozoaire, les naturistes ont choisi et mal choisi : comment les en féliciter ?

II. Pendant la fête

20 février 1902.

Royalistes, bonapartistes, socialistes, républicains, courons, venons en troupe. Ayons des fleurs en mains pour traiter de Victor Hugo. Il n'est pas d'opinion que le poète n'ait fêtée, et toutes peuvent lui sourire.

Pour ma part, je ne vois aucun inconvénient à la récitation des Vierges de Verdun et du Louis XVII. Je connais d'ardents royalistes et d'excellents esprits, notre confrère Oscar Havard entre autres, qui conservent un coin de piété dans leur cœur pour les gloires du romantisme.

Ils aiment à les associer au souvenir de Louis XVIII et de Charles X, à cette époque unique de la Restauration que M. Maurice Le Blond, dans la Revue Universelle a bien tort d'appeler un régime de politique terne et médiocre, car on n'a pas eu mieux d'un bout à l'autre de ce siècle qui vient de finir. Quand nos amis rendent hommage à ces quinze années de gloire solide et de prospérité véritable, je n'aurai pas l'impiété de leur en faire de reproche. Mais nous ne cherchons pas dans le passé des souvenirs, nous cherchons des éléments dignes d'être admirés et étudiés comme des modèles. La Restauration n'est pas un modèle.

Hugo non plus d'ailleurs, ni le Hugo de 1825, ni le Hugo de 1850 ou de 1870. Est-ce à dire qu'il n'ait pas été un poète considérable, et que sa poésie n'ait jamais été de la grande poésie ? Je voudrais rencontrer un de ces soirs, dans quelque cénacle, un de ces écrivains qui mènent le plus de tapage autour de la fête prochaine. Il serait curieux de savoir ce que vaut précisément cet enthousiasme et si les plus bruyants sont les meilleurs amis de Hugo. J'aimerais à vérifier combien de vers de Hugo ils ont dans la mémoire, et si l'idée de le placer au-dessus de tous les poètes de son siècle, de sa patrie, de l'ère moderne et du monde ne leur a pas fourni un bon prétexte pour le perdre de vue tout à fait.

Ceux qui le mettent le plus haut ne sont peut-être pas ceux qui l'aiment le plus. Et, réciproquement, ceux qui font le plus d'objections à des louanges sans nuance comme sans accent sont peut-être les mêmes qui goûtent le mieux ce poète dans les endroits où il touche à la vraie grandeur. Si vos faux dithyrambes nous sont insupportables, c'est qu'ils font sentir clairement combien Hugo, et, d'une façon générale, la poésie vous sont choses indifférentes. Vous le chantez comme vous chanteriez Michelet, ou Quinet, ou Ledru, et presque avec les mêmes mots ; comme vous loueriez indifféremment le Commerce, l'Agriculture, l'Industrie ou même l'Instruction publique dans un discours officiel.

— Amis, vous serez députés !

Pour nous, qui, tout en éprouvant avec vivacité tous les plaisirs que peut donner Victor Hugo, ne croyons pas devoir le préférer, par exemple à un Lamartine et qui l'estimons de beaucoup inférieur à Jean Racine, à La Fontaine, à Corneille, à Ronsard, à Chénier, la nécessité où nous sommes de classer nos plaisirs ne nous oblige en nulle manière à sacrifier durement les plaisirs moins purs à ceux qui sont les plus parfaits.

Chaque heure de la vie a ses humeurs qui la colorent et l'homme sage ne craint pas d'observer les mouvements de l'esprit public, qu'il y cède ou qu'il y résiste. On parle de Hugo, nous retournerons chez Hugo, mais nous aurons bien soin de lui demander ses beaux vers. Ils nous paraîtront plus agréables encore si nous pouvons en déterminer clairement la valeur et la qualité. N'est-ce pas Léonard qui dit, dans son magique formulaire, que « l'amour est le fils de la connaissance » et qu'il est « d'autant plus ardent que la connaissance est plus certaine » ? Ainsi du plaisir des poètes. Je ne l'aime que lumineux.

Aurons-nous à parler des mauvais vers de Hugo ? Peut-être. Ces vers ont une immense importance historique. D'abord ils signifient un certain état de quelques esprits français de l'âge et du temps de Hugo. Ensuite, ils ont déterminé et ils déterminent encore, de plus en plus faiblement à la vérité, d'autres états d'esprit de la foule française. Platon assure dans sa République que l'on ne peut toucher aux règles de la musique (c'est à dire de la poésie et du goût) sans ébranler les lois fondamentales du gouvernement. Hugo a introduit des modifications profondes dans l'économie de notre art et ces nouveautés ont de plus coïncidé avec de profonds changements politiques. Son esprit court était violent, et sa violence fut multipliée par une occasion favorable : le public des lettres françaises s'était brusquement étendu. De tous les écrivains de son temps, Hugo est celui dont les moyens un peu voyants correspondaient le mieux à la rusticité des nouveaux lecteurs. Notre littérature, si simple, si claire, si saine, a toutefois un caractère d'aristocratie manifeste. Son sens commun n'a absolument rien d'un sens vulgaire. Par quelques-uns de ses procédés, Hugo pensa l'encanailler.

C'est un fait que la tentative a complètement échoué. C'est un autre fait que le romantisme, cent fois repris depuis Hugo, échoue semblablement. Il sera curieux de voir la concordance de ses échecs avec les changements de l'État, des idées et même des mœurs… Mais le loisir de mettre en ordre tant de sujets sera-t-il jamais accordé ?

Il serait plus facile d'entasser les apothéoses :

« Victor Hugo a été l'homme des commémorations et des prophéties » ;

« Un écho, oui ; un prophète, oui encore » ;

« Un écho, un prophète, c'est bien Victor Hugo… » ;

« Ce rôle dont sourient les pygmées politiques et littéraires… » ;

« Est-ce tout ? Non ! Un témoin aussi, un témoin de toutes nos oscillations, de tous nos orages, de toutes nos batailles » ;

« Et un acteur encore… » Plus loin : « Un athlète… »

C'est de La Revue que je tire toutes ces paroles bizarres. Elles paraîtront bien désordonnées. En les donnant dans ce pêle-mêle, il me semble les rendre au chaos qui fait leur élément naturel : la suite, le faux ordre, le semblant d'ordre que leur a donnés l'écrivain imposeraient aux bons esprits une véritable souffrance.

Ce n'est pas que l'article de La Revue n'abonde en remarques précieuses :

Les académiciens effarés, Arnaud, Viennet, ne s'y trompent pas : ils l'appellent (Hugo) « anarchiste », « bandit » ; ils vont supplier le Roi qu'on interdise le scandale de Ruy Blas. Ils ont raison. Cette apologie du valet, de la prostituée, du nain, c'est déjà la prise de possession du théâtre par la démocratie.

Le valet, la prostituée, le nain, ou la démocratie, nous ne le faisons pas dire au rédacteur de La Revue. J'aurais quatre ou cinq bonnes nuées à extraire de son article : le passage où il nous peint Hugo en « savant », et celui où il donne la raison pour laquelle Victor Hugo apparut (mais à qui ?) « plus grand que Dante » et « plus grand que Goethe »… Mais laissons La Revue tout court. J'aime mieux vous donner quelques lignes curieuses et pleines de sens du docteur Philippe Poirrier à la Revue universelle.

La Revue universelle (c'est l'ancien Texte encyclopédique Larousse, que dirigeait M. Georges Moreau) a consacré au centenaire de Victor Hugo un de ces magnifiques fascicules spéciaux qui contiennent parfois le meilleur résumé d'un sujet. M. Le Blond, M. Louis Coquelin, M. Bonneau, M. Lejeal, M. Gustave Geffroy ont collaboré très utilement à celui-ci. Mais c'est l'étude du docteur Poirrier qui retiendra sans doute l'attention de tous les lecteurs. Elle traite de Victor Hugo au point de vue anthropologique : elle résume un Essai d'étude anthropologique sur Victor Hugo du docteur Papillault paru dans la Revue de psychiatrie de février 1898 et que je n'ai point sous les yeux.

Je ne pense pas que personne nous reproche de nous être monté la tête sur les jeunes mystères de l'anthropologie. C'est une science qui sans doute, promet, mais qui, plus encore, déçoit. Ni l'indice frontal, ni la misère des brachy, ni la gloire des dolicho 9 n'ont été invoqués par nous dans nos discussions. Quand il nous arrive de parler de science en matière de politique, c'est de science politique que nous parlons. Il paraît que cela n'est pas clair pour beaucoup de gens ! Ils s'entêtent à appeler biologie nos prudentes recherches de sociologie. Quoi qu'il en soit de cette inestimable équivoque, ce n'est pas l'anthropologie que je veux attester ici, mais bien plus simplement, le docteur Poirrier et le docteur Papillault.

L'enquête de cet anthropologiste est « significative » en ce qu'elle confirme quelques-unes des plus dures critiques qui aient été formulées, ces dernières années, contre « le monstre » ou contre « le dieu ». Il n'y a pas à la tenir pour décisive, ayant été faite sur des éléments de seconde main. L'autopsie de Victor Hugo n'a pas eu lieu. On n'a donc mesuré directement ni son crâne, ni son cerveau. Tous les calculs sont faits d'après un moulage, d'ailleurs précis, mais incomplet. Le docteur Papillault arrive néanmoins à une conclusion qu'il tient pour valable dans la formule biologique suivante :

Cerveau à peu près moyen, chez lequel les représentations organiques et appétitives sont prépondérantes, servies par un tempérament extrêmement vigoureux.

Le docteur s'exprime en termes plus humains :

On peut résumer les faits de la manière suivante : le cerveau de Victor Hugo était du volume moyen ou très peu au-dessous de la moyenne ; son développement comparé à celui de la face paraît au-dessous de la moyenne.

Ici l'explication d'une supercherie. Théophile Gautier raconte que les jeunes romantiques avaient coutume de se faire raser le haut du front pour atteindre à quelque ressemblance avec le front de l'Olympien. Or celui-ci était une œuvre assez complexe, la nature et l'art y ayant collaboré :

Les parties latérales du front sont renflées et complètement découvertes, la calvitie ayant été précoce en cette région. La région frontale paraissait ainsi d'autant plus développée qu'elle empiétait sur les régions voisines. On s'expliquera encore mieux la légende du « front génial » si l'on songe que, dans toutes les photographies qui sont répandues dans le public, le poète inclinait la tête en avant ; cette pose plaçait le front en pleine lumière aux dépens de la face et de plus donnait à l'ensemble un aspect « songeur » qui devait particulièrement plaire à Victor Hugo… La partie du substratum central qui varie avec le développement de l'organisme, devait être chez Hugo supérieure à la moyenne et cela aux dépens de la substance cérébrale indépendante de la fonction organique.

Ce qui signifie que, si Hugo vivait largement, imaginait avec force, les organes de l'intelligence proprement dite, ceux qui président à la perception des rapports, paraissent avoir été moins bien développés chez lui. Il répétait le monde, n'avons-nous cessé de redire : il ne le pensait pas. Le délicat et le sublime de la vie intellectuelle lui échappaient. Ce fut une grande imagination verbaliste.

Nos anthropologistes traduisent leurs observations par des textes empruntés aux critiques qui leur ont été signalées parmi les plus favorables à Victor Hugo :

Dans son étude sur Victor Hugo, Renouvier 10 consacre un chapitre « aux absurdités » qu'on peut glaner dans ses œuvres, et ce chapitre se transformerait aisément en un gros volume. Dans l'ordre des sciences physiques, où Victor Hugo avait des prétentions, on trouve des phrases dans le genre de celle-ci : « La canalisation de l'air par le vent est incontestable »… La métaphysique du grand écrivain se borne à l'abus des termes vagues d'infini, d'absolu, de Dieu. et ni M. Mabilleau, un admirateur pourtant, ni M. Renouvier, ne font grand cas de l'érudition du poète. M. Renouvier trouve même que, dans le théâtre de Victor Hugo, l'intérêt dramatique est détruit chez le spectateur par le sentiment du faux.

Il serait peut-être fatigant de suivre le détail d'une analyse ainsi conduite par le dedans et par le dehors, par la critique littéraire et par la critique scientifique. Il me suffit de citer la conclusion du docteur Poirrier :

Il n'y a plus lieu de s'étonner, après de telles constatations, que le cerveau de Victor Hugo ait été de volume très ordinaire, puisque, à côté des centres auditifs et des régions correspondant à la mémoire verbale qui devaient avoir un développement très grand, les autres centres où s'élabore la pensée, où s'éveillent les associations d'idées à l'occasion des images sensibles, ce que l'on appelle les fibres d'association, devaient être moins développés que chez beaucoup d'intellectuels. Les admirateurs de Victor Hugo ne nous en voudront point d'avoir analysé cette étude scientifique (du docteur Papillault) en ce jour de glorification, car ce n'est point attenter à la gloire que d'en rechercher les ressorts. La mémoire de Gambetta a-t-elle été amoindrie lorsqu'on a reconnu que le cerveau de l'orateur politique n'avait de remarquable que la circonvolution de Broca, considérée comme le centre du langage articulé ?

Ces paroles semblent empreintes d'un grand sens.

III. Après la fête

27 février 1902

Le jour de gloire est arrivé, quelques amis ont la bonté de nous rappeler que nous avons pris, l'autre soir, de terribles engagements. Est-ce qu'il faudra les tenir ? Tirons-nous en par des lectures. J'ai là Les Contemplations, et j'ai la Légende, j'ai Les Orientales.

D'ailleurs il suffirait de laisser s'entre-bâiller une écluse de souvenirs pour entendre monter la rumeur puissante et pesante des sonorités familières :

Ainsi, quand Mazeppa qui rugit et qui pleure
A vu ses bras, ses pieds, ses flancs qu'un sabre effleure,
Tous ses membres liés
Sur un fougueux cheval nourri d'herbes marines
Qui fume et fait jaillir le feu de ses narines
Et le feu de ses pieds… 11

Ou :

Adieu, lougres difformes,
Galéasses énormes,
Vaisseaux de toutes formes,
Vaisseaux de tous climats,
L'yole aux triples flammes,
Les malhonnes, les prames,
La felouque à six rames,
La polacre à deux mâts !

Chaloupes canonnières
Et lanches marinières
Où flottaient les bannières
Du pacha souverain !
Bombardes que la houle
Sur son front qui s'écroule
Soulève, emporte et roule
Avec un bruit d'airain.

Adieu ces nefs bizarres
Caraques et gabarres… 12

Ou :

Hélas ! que j'en ai vu mourir de jeunes filles !
C'est le destin, il faut une proie au trépas,
Il faut que l'herbe tombe au tranchant des faucilles,
Il faut que dans le bal, les folâtres quadrilles… 13

Ou :

Qu'a donc l'ombre d'Allah ? 14 (Supérieurement parodié, comme Sarah la baigneuse, par Théodore de Banville.)

Ou cet horizon d'une ville, au bas d'un ciel d'automne et que l'on voit

Brumeuse, denteler l'horizon violet… 15

Il suffit de vouloir un peu (et j'avoue que cette volonté-là m'est faite de plus en plus rare, et, si j'osais dire, rétive), il suffirait de le vouloir, et la suite des plaintes de Villequier m'entraînerait sur leurs volutes de deuil, comme la pompe funéraire d'un dieu de la mer :

Maintenant que Paris, ses pavés et ses marbres
Et sa brume et ses toits sont bien loin de mes yeux,
Maintenant que je suis sous les branches des arbres
Et que je puis songer à la beauté des cieux,

Maintenant que du deuil qui m'a fait l'âme obscure,
Je sors pâle et vainqueur
Et que je sens la paix de la grande nature
Qui m'entre dans le cœur… 16

Et je pourrais aussi évoquer, comme aux temps de l'ancienne jeunesse, ce mystère fleuri d'un nocturne ciel de printemps, ce fin croissant de lune dessiné par Hugo dans Booz endormi 17 :

Quel Dieu, quel moissonneur de l'éternel été
Avait, en s'en allant, négligemment jeté
Cette faucille d'or dans le champ des étoiles ?

Si vous le vouliez, nous pourrions donner en passant un salut d'indulgence, d'amitié, qui sait ? de regret, au beau temps où ces jolis vers n'évoquaient point en nous l'image d'un petit croquis japonais. Hélas ! le mauvais goût serait le meilleur des compagnons de la vie (car il permet d'admirer comme une brute quantité de choses contraires), s'il ne défendait pas, en même temps, de se donner tout entier aux très belles choses. Lorsque j'aimais Hugo en brute, il me souvient que j'entendais mal le divin Racine, et depuis que j'entends Racine, il me semble que, désormais forcé de n'aimer plus Hugo qu'avec mesure, j'en viens à l'aimer beaucoup mieux. Jules Lemaître ne nous a-t-il pas dit que Veuillot fut, en somme, des grands admirateurs de Victor Hugo ?

Nous aimons un peu moins les vers de la jolie faucille lunaire. Mais peut-être, en revanche, sommes-nous plus sensibles à certaines cadences solennelles et graves qui sont dans le même Booz :

Le vieillard qui revient vers la source première
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants
Et l'on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,
Mais dans l'œil des vieillards on voit de la lumière !

… Voici longtemps que celle avec qui j'ai dormi,
Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre,
Et nous sommes encor tout mêlés l'un à l'autre,
Elle à demi vivante et moi mort à demi.

Pourtant, que de vers à sauter ! Les plus charmants, les vers de Galgala, les vers des Asphodèles, nous poursuivent, vivant remords de nos anciennes fautes de jugement : était-il possible de renverser si bien les valeurs, que ces accessoires, parfois agréables, de la beauté, nous en eussent fait oublier le meilleur et l'essentiel ! J'ai essayé de me redire un autre poème des Légendes, Le Sacre de la femme 18, depuis l'interminable récitatif :

L'aurore apparaissait. Quelle aurore ? Un abîme
D'éblouissement vaste, insondable, sublime,
Une ardente lueur de paix et de bonté.

jusque à la fameuse apostrophe chère à tout cœur de rhétoricien bien appris :

Chair de la femme, argile idéale, ô merveille !
Ô pénétration sublime de l'esprit
Dans le limon que l'Être ineffable pétrit !
Matière où l'âme brille à travers le suaire,
Boue où l'on voit les doigts du divin statuaire,
Fange auguste…

Ces froides énumérations, appositions et antithèses, ouvrage d'un stoïque dénué de pudeur ou d'un épicurien ennemi de la volupté, me laissent l'impression d'un assez médiocre exercice de gammes, où la présence du génie oublie de se faire sentir.

Le morceau est du reste l'un des plus admirés de l'Œuvre complète. Et c'est certainement l'un des plus caractéristiques. Le génie de la confusion éclate à chaque vers. Comme l'a dit Barrès dans Le Figaro, nulle part Hugo n'est plus Hugo que dans les pièces de ce genre : « Pan ! Pan ! Pan ! » Mais ce n'était pas sans raison que les sages anciens avaient donné à ce dieu Pan une face ignoble. Le grand effort de la civilisation ne consiste qu'à sortir de la confusion : distinguer, analyser, classer pour organiser ! Par la rage puérile avec laquelle il nous a redit, quarante ans, que un était deux, que deux étaient tout, et que tout était un, Hugo, qui croyait faire de grandes découvertes et nous ouvrir des horizons, a tout simplement ramené ses admirateurs à la communion du chaos, au trouble état du pur sauvage ou de l'enfant. Je ne peux admirer cette régression, je ne peux m'empêcher de déplorer le concert de circonstances politiques et littéraires qui affranchit Hugo, comme on peut affranchir un esclave. Sans doute, livré à lui-même, il se ressemblait davantage ; mais, tenus en bride (il faut revoir dans Sainte-Beuve ce qui tenait en bride avant 1830. Je l'ai exposé en détail dans L'Avenir de l'intelligence), ses vers étaient plus beaux et leur chant plus juste et plus pur.

Je n'ai sous la main, aujourd'hui, ni Les Feuilles d'automne, ni Les Chants du crépuscule, ni Les Voix intérieures, ni Les Rayons et les Ombres, et la crainte de citer aucun vers que je ne puisse vérifier en le rapportant à son texte va m'empêcher de vous mettre à même de vérifier sans retard à quel point Hugo libre doit le céder à ce même Hugo, captif, au Hugo entravé par d'excellentes habitudes d'esprit et de goût. Je ne parle pas de versification, ni même de langue, étant persuadé qu'il n'a cessé d'aller en se perfectionnant à ce double égard. Je parle expressément du cours donné à la verve, du choix des sujets, du bonheur des images, de tout ce qu'on peut entendre par le naturel, par la beauté, par la réussite de l'art.

Ouvrez vous-mêmes ces petits livres qui sont partout. Il vous sera aisé de vous rendre compte de ces différences extrêmes. Il y a dans les œuvres du milieu et de la fin de sa vie une obsession religieuse très manifeste ; y verra-t-on le sentiment, et, née du sentiment, l'éloquente émotion religieuse du début de son Église dans Les Chants du crépuscule ?

C'était une humble église au cintre surbaissé
L'église où nous entrâmes,
Où depuis trois cents ans avaient déjà passé
Et pleuré bien des âmes.

Elle était triste et calme à la chute du jour
L'église où nous entrâmes.
L'autel sans serviteurs, comme un cœur sans amour
Avait éteint ses flammes...

À peine on entendait flotter quelque soupir,
Quelque basse parole,
Comme en une forêt qui vient de s'assoupir
Un dernier oiseau vole...

Hélas ! et l'on sentait, de moment en moment,
Sous cette voûte sombre
Quelque chose de grand, de saint et de charmant
S'évanouir dans l'ombre.

Même dans l'ordre du magisme et du prophétisme a-t-il rien donné de supérieur aux strophes de ce puissant et d'ailleurs absurde Prélude :

Ce siècle est grand et fort, un noble instinct le mène,
Partout on voit marcher l'idée en mission,
Et le bruit du travail plein de parole humaine
Se mêle au bruit divin de la création.

Partout, dans les cités et dans les solitudes,
L'homme est fidèle au lait dont nous le nourrissions,
Et dans l'informe bloc des sombres multitudes
La pensée en rêvant sculpte des nations.

L'échafaud vieilli croule et la grève se lave,
L'émeute se rendort, de meilleurs jours sont prêts,
Le peuple a sa colère et le volcan sa lave
Qui dévaste d'abord et qui féconde après… 19

Ceci ne peut être postérieur à 1840. Le poète est déjà, comme on voit, à peu près aussi optimiste et « dreyfusien » qu'il a pu l'être vers 1880 20. Mais la fermeté et la concision n'avaient pas cessé d'être attachées à sa force.

Je crois que l'on pourrait opposer courageusement au Hugo caractéristique, un Hugo assez étranger aux manières propres de Hugo, meilleur qu'elles et, par là, supérieur à lui-même. Mais, si aucun de nous n'a le courage de se plonger dans l'étude directe de ces deux poètes si mal accordés en un seul, il ne faudrait pas croire que les éléments de cette étude n'existent pas.

Émile Montégut 21, dont il faudrait sauver le nom et l'œuvre, a souvent indiqué, tout au moins par approximation, cet ordre d'idées.

On peut aussi consulter, avec quelque profit, les deux volumes de Charles Renouvier : Victor Hugo le poète, Victor Hugo le philosophe (chez Colin), bien que l'intelligence de Victor Hugo y soit surfaite assez plaisamment. On ne peut dire en effet qu'au détail de ses analyses Renouvier se montre tout à fait aveugle sur les lacunes de son auteur favori. Il convient des absurdités, et des enfantillages, et du manque constant de sérieux chez Victor Hugo. Il écrit volontiers, à propos de La Fin de Satan, par exemple, que « l'infini et même le gigantesque sont dans les mots seulement » (c'est le verbalisme souligné par tous les critiques) et que l'obscurité « plane sur la chose qu'on ne sait absolument où voir et où placer ». Renouvier nomme tel mythe hugolien du nom que mérite cette pauvre affabulation, et, de tels rapprochements opérés (en prose s'il vous plaît) par le grand poète, avoue qu'ils forment une « simple offense au bon sens ». C'est Renouvier qui accorde que son prétendu philosophe n'a peut-être ni compris, ni même connu l'acception scientifique du mot de loi : « Quand il appelle l'univers un procès, c'est lis et non processus ou evolutio qu'il veut dire ». Pour le chapitre des bons points et des éloges particuliers, Renouvier ne s'y montre ni très prodigue ni très heureux. Il ne fera croire à personne que l'idée de définir la liberté humaine comme le lieu de rencontre du bien et du mal soit une « pensée philosophique aussi profonde que jamais grand philosophe ait pu concevoir » : elle est tout à fait populaire chez les fidèles du catholicisme ; pour la concevoir, il ne faut pas être un grand philosophe, mais avoir lu son catéchisme. Hugo était né catholique et Renouvier, qui n'a de vue que sur Genève, l'a oublié.

Excellent dans la contestation et la critique, Renouvier nous a toujours paru être un constructeur, un affirmateur médiocre.

À preuve, sa construction de Victor Hugo. Il a accumulé contre son héros des témoignages accablants. S'il a écrit de lui-même ces longs et curieux articles dont se souviennent les lecteurs de sa Critique philosophique, s'ils ne lui ont pas été commandés ni conseillés par quelque Sanhédrin politico-religieux, voici ce qui a dû se passer : le philosophe (c'est de Renouvier que je parle) s'est aperçu que, dans les derniers ouvrages, son poète est un homme de foi vive, et que cette foi, tout « rudimentaire » 22 qu'en ait été le fondement intellectuel, ressemblait à la foi de Renouvier lui-même, de son collaborateur et ami Pillon et de tous les révolutionnaires du siècle. C'est une foi néo-chrétienne, à la manière protestante et tolstoïenne. C'est la foi kantienne (en dépit des grosses plaisanteries de l'Âne sur Kant) et, ce qui revient à dire, critique et criticiste. « Victor Hugo est aussi criticiste quand il y pense », écrit expressément Renouvier. « Cette croyance était bien la sienne », insiste-t-il, en s'efforçant, avec raison, de la dégager d'autres croyances parasites qui contredisaient celle-ci. « De plus en plus hostile au catholicisme », observe Renouvier, « il ne prenait pas la peine de distinguer entre le papisme et les croyances chrétiennes des deux premiers siècles de l'Église ou des temps qui ont suivi la Réforme, croyance qu'il pouvait partager ».

Il pouvait être protestant ! Il devait être criticiste ! Ayant les opinions de Renouvier et Renouvier étant un philosophe, Victor Hugo doit être reçu docteur en philosophie. Voilà la filière.

Oui, voilà toute l'explication de cette curieuse et considérable analyse de Victor Hugo. Elle eût pu être faite tout aussi bien sur le chansonnier du Dieu des bonnes gens et avec le même succès : le lecteur aurait admiré, non sans un grain de bonne humeur, la bienveillance du départ, l'enthousiasme des conclusions, et, dans tout le détail du livre, d'inexorables sévérités. L'œuvre née du même principe aurait eu le même destin, à cette différence près que Victor Hugo fut, de toute façon, poète des premières zones et qu'il est difficile d'élever Béranger au-dessus du quinzième rang.

Du reste Renouvier, recommençant l'aventure de Balaam a dit tout l'essentiel de ce que nous aurions à dire pour l'appréciation historique et politique de la fête que l'on a célébrée aujourd'hui :

En attendant, l'emploi du symbolisme dans toutes les parties de la Fin de Satan nous laisse dans la conviction fortifiée que le grand poète de la France est un homme qui appartient par l'esprit au cycle de Sanchoniathon 23 et des mythographes de la Grèce antique, beaucoup plus qu'à la race des Boileau, des Racine et des Voltaire dans laquelle le sort l'a fait naître.

On ne sait trop ce que viennent faire à côté de Sanchoniathon, les mythographes de la Grèce antique, dont le rêve polythéiste était beaucoup plus près que ne peut l'imaginer Renouvier de l'imagination analytique d'un Voltaire, d'un Racine ou d'un Boileau. Mais enfin l'on avoue que celui qu'on veut nommer le grand poète de la France manquait d'à peu près toutes les qualités maîtresses de l'esprit, du génie et du goût français. Disions-nous autre chose ?

Protestantisme, criticisme, romantisme, démocratie, hugocratie, toutes ces étrangetés se tiennent et s'enchaînent pendant le dix-neuvième siècle. Le Bouteiller de Maurice Barrès 24 ne fût peut-être point né sans Victor Hugo. Est-il donc national, est-il conforme à notre passion pour la renaissance française, aux espoirs que nous avons mis dans le vingtième siècle, de répéter avec Bouteiller que Hugo est un Dieu ? Une fête était admissible, mais pas ce culte de latrie. Plus j'y songe, moins il me semble que nous puissions nous faire hugolâtres. L'histoire, la sagesse, la politique, le culte de nos pénates intellectuels nous en font défense absolue. Il y a une « France éternelle », une culture proprement française à défendre contre le charme, si charme il y a, des particularités de Victor Hugo. Celles-ci vous font grand plaisir ? Je n'en suis pas certain et, s'il est vrai, corrigez-vous. Il y a, quoi qu'on dise, une hiérarchie des plaisirs, une noblesse et une plèbe des sentiments. Convoquez les plus beaux de tous à vous saturer l'âme. Ils vous la laisseront plus pure. Quand vous aurez relu Racine et que les jolis vers d'Aymerillot vous tintinnabuleront à l'oreille :

Deux liards couvriraient fort bien toutes mes terres
Mais tout le grand ciel bleu n'emplirait pas mon cœur

une céleste voix aura vite couvert cette rumeur qui ne manque pas d'agrément, et vous entendrez les monosyllabes incomparables :

Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur 25

et vous sentirez la différence de ces deux arts. Et vous comprendrez qu'il n'y en a qu'un.

Épilogue

Du milieu du vingtième siècle.

Lorsqu'il y a quatre ans, j'eus à relire les dernières des pages que l'on vient de voir, je ne pus m'empêcher de songer aux paroles que Moréas léguait en 1910 à nos méditations, et je me demandai si ce testament du poète enfermait un sens différent de notre conclusion de 1902.

« Classique, romantique, c'est des bêtises » disait le poète mourant. Autant dire, comme plus haut : la comparaison des deux arts établit clairement qu'il n'y en a qu'un.

Mais si l'art est un, si le Romantisme représente une erreur, si l'erreur a dévoyé ses poètes, est-ce qu'ils n'ont jamais retrouvé cette voie directe et heureuse ? Est-ce qu'ils n'en ont jamais utilisé des tronçons ? On m'a dit :

– Vous maudissez les romantiques et vous aimez ceci de Lamartine, et vous admirez cela de Hugo.

Mais suis-je obligé de penser que l'erreur de jugement commise par de grands écrivains a toujours été plus efficace que leur génie ? L'instinct naturel a dû imposer au système ses corrections intermittentes, ses délivrances partielles : elles auraient été plus nombreuses peut-être si tant de mauvais chemins parcourus n'avaient été cause de fatigue ou de sécheresse.

D'ailleurs, un poète égaré peut éprouver autre chose que la fatigue. Il peut ressentir cette excitation qui jaillit de la poursuite vaine et de l'espoir trompé. L'erreur soufferte et reconnue induit, par son crochet, aux vérités utiles. Une expérience manquée éclaire et oriente. Un échec ressenti et compris instruit, perfectionne. Vingt fois l'application malheureuse de ses dons naturels a ramené Victor Hugo aux genres où il se sentait maître : la chanson, l'invective, un certain réalisme épique. Comment son erreur centrale elle-même n'aurait-elle pas agi de manière à lui faire rattraper, compenser quelques-uns des mauvais effets de principes faux ? La manie de l'antithèse et de l'apposition, la fureur de l'effet et de la redite est probablement ce qui lui a suggéré, « çà et là » comme dit Tellier, le désir et le goût de l'expression divinement sobre et simple. Le point d'honneur qu'il s'était fait de tendre au gigantesque a pu et dû le rejeter dans les compositions mesurées.

Ne lui fallait-il pas jouer avec la critique ? Il lui importait de l'étonner et de la tromper en feignant des docilités imprévues. Il y a bien des intentions en filigrane dans beaucoup de ces œuvres d'un art composite et divisé ! On se tromperait peu sur la ruse de Hugo en disant qu'entre toutes ses arrière-pensées l'une des plus fréquentes aura été d'imprimer à la coloration, à la fanfare et à la surcharge infinies un ordre et même un joug tellement forts qu'il fût possible de répondre à tel censeur étroit :

— Je suis plus classique que vous. Sur une autre matière, c'est le même art, et bien enrichi, voyez donc !

On voit ce que l'on voit ! L'art est le même ou il n'est pas le même. Cela dépend des cas, des poèmes, des pages, mais partout il subsiste dans le faire quelque chose d'un peu trop gros. Par rapport aux modèles antérieurs, même par rapport au seul Lamartine, l'expression du sentiment s'est alourdie et épaissie. Enrichissement ? Ces richesses-là ont moins rapporté qu'elles n'auront coûté, car c'est l'intelligence, l'esprit, l'affinement de la conscience, l'art de penser les sentiments, l'exquise propriété du langage qui ont été sacrifiés. Oui, la perte l'emporte. Pourtant elle enveloppe des éléments très neufs qui auraient pu être des gains s'ils s'étaient ajoutés au trésor acquis au lieu de prétendre à le remplacer. Les couleurs de Chénier avivèrent une pensée, un rythme, un style déjà conduits à la plus belle cime de l'art intellectuel. En se proclamant indépendantes de la belle abstraction de la ligne, les couleurs de Hugo tentèrent de se suffire. Les yeux devinrent très sensibles : ils s'affranchirent de l'esprit. C'est donc l'humain qui a fléchi et l'animal qui s'est accru. On ne comprendra rien à l'histoire du romantisme si l'on ne tient pas compte de cette baisse des hautes valeurs.

Ainsi, du point de vue historique auquel il importe de se placer en passant, mais dont trop d'esprits sont captifs, il reste clair que la secousse imprimée aux sens et aux âmes par la révolution littéraire n'a pas été uniquement pernicieuse, et a rendu quelques services relatifs : elle a mis le poète en état d'aligner plus de mots, de manier plus d'images, d'utiliser des rythmes plus variés, plus souples et plus nombreux ; mais ces acquisitions appartiennent toutes à l'ordre des possibilités et des matériaux. Qu'est-ce que tout cela si l'on ne sait plus s'en servir ? si l'on se montre en fait, moins bien équipé pour conter, pour montrer, pour chanter et pour peindre (hormis de petits croquis) ? si l'âme et l'esprit s'affaiblissent ? si tous ces moyens réunis raréfient le chef-d'œuvre ? ou le dégradent et le gâtent ? « Vingt noms immortels, pas un livre » gémissait Maurice Barrès. C'est le même Barrès qui disait de Péladan qu'il avait du bagage. Le romantisme aussi : que d'impedimenta !

L'impédiment peut devenir un adjuvant : là encore, il faut se garder d'en nier le prix. C'est un bien qui sortit du mal, comme un mal est sorti du bien à un autre moment des Lettres françaises, lorsqu'un art qui ne convenait qu'aux Forts et aux Puissants, l'art du XVIIe siècle séduisit tout d'abord, puis défia, désespéra, ensuite dessécha la faible veine poétique du siècle suivant. Ce mal accidentel sortait de ce bien essentiel : mais, à l'état dégénéré, le bien restait le bien. Le goût du vrai pur et du beau sublime qui avait épuisé et stérilisé les pâles fils de Jean Racine n'avait rien perdu de sa force et, quand il rencontra la grande âme d'André Chénier, il la nourrit, l'éclaira et la sublima. Il aurait pu nourrir de même, éclairer, sublimer Lamartine et Hugo. C'est eux qui le méconnurent ; ils prirent le laid pour le beau, ils crurent exprimer le beau dans la mesure où ils s'exprimaient, eux. Cette erreur fut payée aussi souvent qu'ils lui cédèrent tout. Quand ils la modérèrent, elle leur valut quelques avantages. Mais ces petits profits n'étaient-ils pas indignes d'eux ? Car là où leur génie donne le plein de sa valeur, l'erreur romantique s'évanouit, elle tombe à l'oubli total.

Reste à savoir ce que signifient ces tentations et ces défaites si fréquentes. L'erreur dégrade. Les victimes de l'erreur ont perdu par leur faute plus d'un degré et plus d'un siège qui leur fussent revenus. L'admirateur lucide est contraint de les classer en ce point des voûtes de gloire qui commence à descendre et à retomber. Le clairvoyant et pénétrant Moréas qui admirait beaucoup Hugo, mais en le critiquant, aimait à répéter : « Il était fort. Très fort ! Mais s'il avait été encore un peu plus fort ? Si quelque chose n'eût manqué à sa force ? » Une force réelle résiste au mal et l'utilise. Une force supérieure le brave et l'ignore. La santé florissante se passe du concours des excitations maladives.

Goncourt voulait que son talent et celui de son frère fussent au confluent de deux ou trois maladies qui leur affligeaient le cœur ou le foie. Il ne devait pas se tromper. Les chapitres de L'Hérédo et du Monde des images où sont décrits les ravages et les bienfaits du tréponème, victorieux et puis vaincu, sont dignes de la profonde méditation des psychologues et des critiques littéraires autant que des moralistes et des théologiens. L'attention pourrait se porter avec un semblable intérêt sur les maux et les biens que peut distribuer le bacille de Koch. On n'a pas encore isolé les animalcules qui infectent spécialement le cerveau et le siège du langage, si le langage y a son siège. Mais le mécanisme saisi par Léon Daudet doit valoir pour tous les cas où sévit quelque fléau de même ordre,

Qui dévaste d'abord et qui féconde après. 26

Il y a de ces maux puissants qui, dosés ou domptés, parviennent à accélérer le jeu de la vie. Néanmoins une vie plus haute est celle qui est pure. Son excellence échappe naturellement à la faute, même à la faute heureuse. Sa clairvoyante et magnifique énergie ne se laisse point égarer. Car le plus noble esprit paraît trop mêlé de la terre quand l'erreur et la chute sont chez lui si normales qu'il leur doive non seulement ce qui l'absout, ce qui l'excuse, mais ce qui le fait progresser.

Classiques ? Romantiques ? Que le Parnasse ait deux sommets, l'art est un, mais il comprend des beautés mineures, comme le distique d'Aymerillot et des beautés majeures comme celle que fait briller le vers de Phèdre. Entre les véritables grands poètes, il n'est d'autres catégories que celles du parfait et de l'imparfait.

Les mieux doués de ces hommes divins élèvent naturellement la vie du poème à son degré supérieur. Ils sont presque à l'abri des faiblesses que procurent les temps, les lieux, les mirages du faux goût et des idées fausses ; ils sont si sûrs d'eux-mêmes que, ne rencontrant point les circonstances intellectuelles et sociales qui seraient favorables, ils les créent, comme fit Mistral.

D'autres sont moins gardés du péril de la mer, et l'on peut dire qu'ils y sont exposés de naissance. Qu'ils le surmontent ou le subissent, ils dépendent de ce péril, sont inconcevables sans lui, et le regret de Moréas n'aboutit qu'à la confusion de rêveries inextricables dès que l'on cherche à supputer ce qu'ils eussent produit de meilleur, de pire ou de moindre s'ils n'eussent pas souffert l'instable destinée du sable et de l'eau. Un risque fait partie de leur vocation ou de leur génie, et le fait est qu'ils ont réuni et accumulé puissamment, de leurs propres mains, quelques-unes des causes qui les ont vaincus et brisés.

Dans l'ordre spirituel où nous nous tenons, de quelque beau trophée qu'ils aient semé leur mer d'épaves, personne ne saurait honorer le naufrage pour le naufrage, ni reconnaître un faux départ de leur pensée pour le signe d'aucune supériorité naturelle, car leur œuvre l'expie pour eux.

Cette œuvre signifie la lutte du Génie et de l'Erreur. L'erreur était certainement plus grande que le génie. Mais, souvent, celui-ci a été plus fort qu'elle.

Charles Maurras
  1. Écrivain et journaliste français né au Havre le 13 février 1863 et mort à Paris le 29 mai 1889. (n.d.é.) [Retour]

  2. Auteur de La Littérature de tout à l'heure qui, parue en 1890, fut le « livre manifeste » de l'École symboliste. (Note de Charles Maurras dans les Œuvres capitales.) [Retour]

  3. Poète, romancier et auteur dramatique, Saint-Georges de Bouhélier fut le chef de l'école naturiste qui, vers 1900, marqua une vive réaction du réalisme lyrique contre l'idéalisme symboliste. (Note de Charles Maurras dans les Œuvres capitales.) [Retour]

  4. Virgile, Églogues, III, 109. [Retour]

  5. Qu’on me pardonne cette note : « Rochers muets ! » : c’est l’épithète de génie. (Note de Charles Maurras, dans l’édition originale.) [Retour]

  6. Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques, Le Lac. (n.d.é.) [Retour]

  7. Id., Odes Politiques, À Nemesis. (n.d.é.) [Retour]

  8. Le mot est généralement attribué à Leconte de Lisle. (n.d.é.) [Retour]

  9. Termes introduits par le professeur d'anatomie suédois Anders Retzius (1796-1860) qui distinguait les individus au crâne allongé (dolichocéphales) et les individus au crâne court (brachycéphales). (n.d.é.) [Retour]

  10. Charles Renouvier est un philosophe français, né le 1er janvier 1815 à Montpellier, mort le 1er septembre 1903 à Prades. (n.d.é.) [Retour]

  11. Victor Hugo, Les Orientales, Mazeppa. (n.d.é.) [Retour]

  12. Ibid., Navarin. (n.d.é.) [Retour]

  13. Ibid., Fantômes. (n.d.é.) [Retour]

  14. Ibid., La Douleur du Pacha. (n.d.é.) [Retour]

  15. Ibid., Rêverie. (n.d.é.) [Retour]

  16. Victor Hugo, Les Contemplations, À Villequier. (n.d.é.) [Retour]

  17. Dans La Légende des Siècles (n.d.é.). [Retour]

  18. Victor Hugo, La Légende des Siècles, D'Ève à Jésus, Le Sacre de la femme. (n.d.é.) [Retour]

  19. Id., Les Voix intérieures, Ce siècle est grand et fort… (n.d.é.). [Retour]

  20. Je n'ai pas le courage de remplacer ce mot qui est l'un des signes du temps où ces lignes furent écrites. La mystique dreyfusienne, synthèse de romantisme et de révolution, marque l'un des moments de l'histoire des idées en France. (Note de Ch. Maurras dans l'édition originale.) [Retour]

  21. Essayiste et critique littéraire (1825-1895). (n.d.é.) [Retour]

  22. D'après Jules Lemaître. (Note de Ch. Maurras dans l'édition originale.) [Retour]

  23. Sanchoniathon, que l'on appelle plus volontiers Sankuniathon aujourd'hui, est un auteur phénicien, peut-être à demi mythique, qui nous est connu par les mentions de seconde main qu'en fait Eusèbe de Césarée dans sa Préparation évangélique, citant la traduction de ses poèmes mythologiques et héroïques faite par Philon de Byblos. (n.d.é.) [Retour]

  24. Cf. Le Roman de l'énergie nationale. (Note de Charles Maurras dans les Œuvres capitales.) [Retour]

  25. Jean Racine, Phèdre, acte IV, scène 2. (n.d.é.) [Retour]

  26. Victor Hugo, Les Voix intérieures, Ce siècle est grand et fort… (n.d.é.) [Retour]

Texte paru en 1926, publié une première fois en trois articles dans la Gazette de France de novembre 1901 à février 1902, repris en 1927 et en 1954 dans les Œuvres capitales.

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